IThAC

« L’invention du théâtre antique dans le corpus des paratextes savants du XVIe siècle. Analyse, traduction, exploration numérique »

L’ANR IThAC a pour objectif l’étude de la réception du théâtre antique dans l’Europe du XVIe s. à travers l’analyse des paratextes savants imprimés qui lui sont alors consacrés, et la mise à disposition de la communauté scientifique de la traduction de ce corpus en français, grâce à la construction d’une interface numérique évolutive. On fait l’hypothèse que la collecte, la traduction et l’analyse de ce corpus, longtemps négligé parce que difficilement accessible matériellement et parce que très largement rédigé en latin, voire en grec, permettront de saisir à la fois comment le théâtre antique a été reçu et compris par ses « inventeurs » dans l’Europe du XVIe s., mais aussi comment les idées et les méthodes qu’ils véhiculent, à l’heure où s’inventaient aussi bien le théâtre moderne que la philologie, ont circulé et se sont développées grâce notamment à leur large diffusion rendue possible par l’imprimé.

La notion de « paratexte »

C’est à Gérard Genette que l’on doit d’avoir défini, dans Seuils, en 1980, la notion de paratexte et d’avoir explicité, avec le succès que l’on sait, l’apport majeur que leur étude pouvait constituer pour la compréhension du fait littéraire1.

Les emplacements respectifs des différents paratextes font que Genette distingue le « péritexte » (inclus dans le même volume que le texte édité) et l’« épitexte » (extérieur au livre). Par la suite, le terme est entré dans le langage courant et a été appliqué bien au-delà de l’analyse du fait littéraire et c’est donc ce terme, plutôt que celui moins usité de « péritexte », que nous utilisons – même si les paratextes que nous étudions relèvent tous de la catégorie du péritexte.

Or Genette n’évoque que rapidement, et en s’en excusant presque, l’histoire des paratextes, se concentrant sur la littérature essentiellement française des XIXe-XXe s. Pourtant, les paratextes existent depuis presque aussi longtemps que les textes qu’ils accompagnent, et leur nature, leur forme, leur fonction, leur taille ont beaucoup varié avec le temps, les pratiques culturelles et la forme de l’objet livre. Le XVIe s. est une période clé de leur histoire. C’est une période d’émergence, d’ébullition intellectuelle et technique. Techniquement, la mise au point de l’imprimerie entraîne une diffusion des livres bien plus vaste qu’auparavant, dans un espace géographique étendu, dans un temps qui s’accélère, et auprès de publics élargis, favorisant la circulation des textes et des idées. Intellectuellement, le siècle est celui de la diffusion à l’échelle européenne de l’humanisme, large mouvement de retour à l’Antiquité gréco-romaine, au sein duquel l’enjeu n’est pas la conservation de ces défunts auteurs, mais la découverte des textes et la redécouverte des idées et des formes qu’ils véhiculent. Éclot alors le désir de comprendre des textes qui résistent parfois à l’élucidation, d’améliorer leur établissement, de contribuer à et de diffuser leurs interprétations. Dans ce contexte, les paratextes prolifèrent. Ann Blair a bien montré que la naissance de l’imprimé s’est accompagnée de leur prolifération, qu’il facilite, voire stimule. Sans doute faut-il en effet prendre compte le vertige et peut-être même de l’angoisse qui peuvent saisir l’éditeur ; ce dernier voit son travail appelé à une publicité et une circulation bien plus importantes que celles du manuscrit, et partant la possibilité qui en découle de voir se multiplier la critique ; il dote alors son travail d’une multitude de paratextes composés par lui-même et son cercle pour avancer dans le monde2.

Les paratextes au théâtre

Dans ce cadre, l’étude des paratextes aux textes dramatiques présente bien des intérêts. Le projet « IdT – les Idées du Théâtre » a montré que « les textes liminaires placés en tête des pièces françaises, italiennes et espagnoles des XVIe et XVIIe siècles » sont « susceptibles de mettre en évidence la construction et la circulation des “idées du théâtre” en Europe, de la Renaissance à l’âge classique »3. De la même manière, les paratextes aux éditions du théâtre antique traitent et souvent informent ces idées du théâtre que l’on retrouve dans les textes liminaires des éditions des théâtres vernaculaires : comme l’annonçait G. Genette, ces paratextes « présentent » les textes dramatiques dans leurs diverses dimensions, et les « rendent présents » en imaginant leur réception. D’un point de vue philologique, ils posent des problèmes spécifiques à l’éditeur et au traducteur : comment comprendre la métrique ? comment distribuer correctement les répliques ? comment traduire les chœurs ? Pédagogiquement, le théâtre fait partie de l’arsenal linguistique et éthique grâce auquel les maîtres entendent éduquer et moraliser un jeune public, mais c’est aussi un matériau que les savants utilisent pour former un nouveau public. Pour les auteurs de théâtre, le théâtre antique s’offre alors comme un laboratoire d’expérimentation nourrissant la réflexion sur la poétique dramatique et sur la dramaturgie. Les paratextes, ces textes éminemment fonctionnels, hétéronomes, auxiliaires, nous fournissent de précieux renseignements sur les nouvelles façons d’éditer, de traduire et de penser le théâtre antique mais aussi d’inventer le théâtre moderne, en présentant les opportunités, les objectifs mais aussi les difficultés des auteurs, éditeurs, traducteurs et commentateurs.

Les paratextes au théâtre antique

S’il existe de nombreux et récents travaux portant sur la réception du théâtre antique à la Renaissance, ils portent le plus souvent sur un auteur donné. Monique Mund-Döpchie et Jan Albert Gruys ont recensé et commenté les éditions d’Eschyle à la Renaissance, et Elie Borza celles de Sophocle en Italie4 ; Patrick Hadley s’est intéressé à la lecture d’Aristophane par l’érudit allemand Frischlin5. Alexia Dedieu vient de soutenir une thèse sur la réception savante d’Euripide dans l’Europe de la Première modernité6 et Pascale Paré-Rey de publier un ouvrage consacré à l’histoire culturelle des éditions des tragédies de Sénèque7. Plusieurs travaux ont été consacrés aux éditions et traductions d’Aristophane du XVIe s. et quelques études récentes ont été consacrées aux lectures de Plaute à la Renaissance8. Enfin, la réception de Térence a fait l’objet de plusieurs monographies ou recueils d’études9. Ces travaux, consacrés chacun à un poète dramatique et qui se sont nourris de l’étude des paratexte, ont ouvert la voie et ont été l’occasion d’une prise de conscience de la mine que le matériel paratextuel représentait pour la compréhension de ce moment-clé dans l’histoire de la réception du théâtre antique qu’est la Renaissance ; le projet IThAC a permis de les compléter en systématisant l’analyse des paratextes sur le long XVIe s., et surtout de mettre en relation les paratextes à la tragédie et à la comédie, au théâtre grec et au théâtre latin, du début et de la fin du siècle, des différentes aires culturelles et religieuses qui les ont produites.

Le corpus des paratextes d’IThAC

Des définitions de Gérard Genette, nous avons donc choisi de ne retenir que le « péritexte ». Au sein de ce péritexte, nous avons également décidé d’exclure les paratextes qui ne prennent pas la forme d’un texte continu : illustrations, pages de titre, notes, testimonia, variantes, corrigenda, listes des personnages et indication du lieu scénique, colophons, registres de mots, de signatures, tables alphabétiques, index, auxquels nous faisons volontiers référence lorsque c’est pertinent, mais que l'on considérera comme des outils de consultation ou de repérage dans le livre. Enfin, nous avons exclu les paratextes transmis par les manuscrits comme les hypotheseis et les Vies rédigées par les alexandrins et à Byzance. Ce sont donc les textes liminaires rédigés par les humanistes pour et figurant dans les éditions des poètes dramatiques de l’Antiquité classique qui sont au cœur de notre étude.

Notre corpus n’en est pas moins de nature et d’extension variée, en prose (lettres, préfaces, traités, essais, dissertations, explications) et en vers (poèmes d’éloge ou de blâme), à caractère public (adresses, avis aux lecteurs) ou personnel (épîtres dédicatoires). La palme du paratexte le plus long revient à Camerarius et son De carminibus comicis qui figure dans son édition de Plaute de 1558, p. 34-57 (Pla1558_Camerarius_p3, composé de 420 unités textuelles). Il s’agit là d’un cas-limite, puisque le texte constitue un traité à part entière – mais ce n’est pas le seul. À l’opposé, la palme du plus petit paratexte revient ex aequo à Antonio Zandemaria et son poème, constitué de deux distiques latins, qu’on lit en tête de la traduction du Ploutos d’Aristophane par Passius (Ar1501_Zandemaria_p1), et à Sebastianus Ducius (Pla1500_Ducius_p1), également auteur de deux distiques imprimés dans l’édition de Plaute de 1500.

Ce corpus, dont les bornes ont été dictées par les éditions elles-mêmes, couvre le long XVIe s., de la fin du XVe s., à l’heure des premières éditions imprimées, au tout début du XVIIe s. La première édition d’un auteur dramatique antique dotée d’un paratexte, l’édition de Plaute de 1472, définit notre terminus post quem ; l’édition d’Aristophane parue à Leyde en 1625 détermine notre terminus ante quem. Les premiers paratextes de notre corpus ne sont pas forcément ceux des éditions princeps, qui en sont parfois dépourvues. Ainsi la princeps de Térence paraît à Strasbourg en 1470, mais le premier paratexte à Térence imprimé date de 1477. De même, la princeps de Sénèque paraît en 1478, mais les premiers paratextes figurent dans l’édition suivante de Charles Fernand, que l’on date entre 1488 et 1489. En revanche, les princeps pour Plaute et les aldines d’Aristophane, Sophocle, Euripide et Eschyle, respectivement de 1472, 1498, 1502, 1503 et 1518, contiennent déjà de premiers paratextes. Les derniers paratextes sélectionnés appartiennent au tout début du XVIIe s. ; ils apportent des éléments très intéressants pour notre propos, mais témoignent aussi d’un tournant.

Ainsi, le paratexte le plus récent figure dans l’édition de 1625 d’Aristophane, qui est la première édition complète du poète dotée d’une traduction complète et de fragments. Cette prise en compte des fragments marque la fin d’une époque, et le début d’une ère nouvelle qui va se consacrer, une fois les poètes dramatiques édités et traduits, à leurs fragments dans un premier temps, puis aux fragments tragiques et comiques d’autres poètes. On voit alors paraître de vastes éditions compilatoires dans lesquelles les imprimeurs sont à la manœuvre. C’est l’imprimeur Jean Maire qui rédige les paratextes à cette édition, parfois attribuée à Scaliger parce qu’y figurent quelques corrections du grand éditeur, dont l’imprimeur a bien pris soin de faire figurer le nom sur la page de titre. Quant à l’édition de Farnaby des tragédies de Sénèque de 1613, elle introduit des images et des concepts appelés à avoir une longue fortune : la personata Stoa, « Portique affublé d’un masque » ou philosophie en cothurnes, ouvre la problématique du théâtre à thèse qui fera couler beaucoup d’encre, ou de façon moins polémique pose les jalons d’une réflexion sur les rapports entre théâtre et philosophie dans l’œuvre de celui qui est désormais entendu comme le seul « Sénèque le Fils ». S’installent alors enfin les grands débats théoriques sur les règles du théâtre classique, paraissent de grandes éditions Variorum qui compilent les commentaires précédents : il y a une césure à la fois scientifique et éditoriale à ce moment-là qui s’est imposée comme borne finale de notre étude.

Comme pour les bornes chronologiques, c’est le corpus qui a dicté les bornes géographiques de notre étude, à savoir l’Europe au sens large, aire de production des éditions commentées des poètes dramatiques grecs et latins. Les villes d’édition sont celles qui ont rapidement disposé de presses, de circuits commerciaux et intellectuels, via les foires et les universités, ont développé les réseaux politiques, sociaux, religieux, grâce auxquels les livres et les hommes ont circulé rapidement et en nombre. Ces hommes – point de femmes parmi nos humanistes - avaient en outre en commun l’usage du latin, et dans une moindre mesure, du grec, langues savantes mais aussi de communication et d’éducation, ainsi que la volonté de comprendre et de transmettre l’héritage antique.

Toutefois, en raison de l’ampleur du corpus, tous les paratextes de la période n’ont pas été traités. Si, pour les éditions du théâtre grec, qui sont moins nombreuses, nous avons visé à l’exhaustivité, pour le théâtre latin, il nous a fallu faire des choix.

Pour Sénèque comme pour Plaute, ont été retenues les éditions des œuvres complètes et non de pièces séparées 10. Enfin, nous avons réservé un traitement particulier à Térence, dont les éditions prolifèrent alors11, en sélectionnant les paratextes qui nous semblaient les plus intéressants, comme ceux essentiels de l’édition de Josse Bade de 1504 qui est la première édition avec traduction française intégrale des Praenotamenta, véritable traité de poétique en miniature. Nous avons également retenu d’autres éditions importantes en nous référant à la recension de Lawton, comme celles de Bade (1493)12, de Gruninger (1496), la Triplex de Davantès/Bonhomme (1560) ; nous y avons ajouté les paratextes de l’édition de Camerarius/Pabst (1546) découverte au cours du travail et non répertoriée par Lawton. Elle réunit des paratextes parfois déjà publiés auparavant, comme ceux de Melanchthon que le savant avait déjà fait paraître à Cologne en 1528 chez Eucharius Cervicornus (lettre aux pédagogues et arguments). On y trouve réunis des paratextes qui mettent en lumière les points saillants d’une lecture réformée de Térence. D’autres éditions importantes mériteraient d’être étudiées, comme celles de Muret ; puisse ce travail donner l’envie à d’autres que nous de s’y atteler. De manière générale enfin, nous avons exclu les réimpressions, sauf quand elles s’accompagnaient de la publication de nouveaux paratextes. Ainsi, aux Tragoediae imprimées par Matteo Capcasa à Venise en 1493, première édition comportant deux commentaires conjoints de Marmitta et de Caietani, nous avons préféré l’édition des Tragoediae avec trois commentaires, de Marmitta, Caietani et Bade, publiée à Paris chez Bade en 1514, qui reprend les paratextes de 1493 et en ajoute de nouveaux.

Malika Bastin-Hammou, Pascale Paré-Rey

1 Genette (1987), introduction : « [Le] texte se présente rarement à l’état nu, sans le renfort et l’accompagnement d’un certain nombre de productions, verbales ou non verbales, comme un nom d’auteur, un titre, une préface, des illustrations, dont on ne sait pas toujours si l’on doit considérer ou non qu’elles lui appartiennent, mais qui en tout cas l’entourent et le prolongent, précisément pour le présenter, au sens habituel de ce verbe, mais aussi en son sens le plus fort : pour le rendre présent, pour assurer sa présence au monde, sa « réception » et sa consommation, sous la forme, aujourd'hui du moins, d’un livre. Cet accompagnement, d’ampleur et d’allure variables, constitue ce que j’ai baptisé par ailleurs, conformément au sens parfois ambigu de ce préfixe en français […], le paratexte de l’œuvre. »

2 Blair (2021).

3 Voir sa présentation ici : http://idt.huma-num.fr/index.php.

4 Mund-Dopchie (1984), Gruys (1981), Borza (2007).

5 Hadley (2015).

6 Voir : https://www.theses.fr/2022GRALL030.

7 Paré-Rey (2023).

8 Voir Bastin-Hammou (2015, 2017, 2019, 2020, 2023, 2024 à paraître), Beta (2012, 2015, 2017), Muttini (2023) ; Hardin (2007) ; Ferrand (2016) ; Baier et Dänzer (2020).

9 Deloince-Louette et Vialleton (2017) ; Torello-Hill et Turner (2015, 2020).

10 L’on pense par exemple aux Ad Senecae Medeam Commentarii de Matthaeus Raderus (1561-1634), Munich, 1631.

11 Voir Lawton (1926).

12 Voir Torello-Hill & Turner (2020).

Piloté par Malika Bastin-Hammou et mené en collaboration avec l’UMR HiSoMA autour d’une équipe de 15 chercheurs membres de Litt&Arts et d’HiSoMA, le projet a obtenu un financement de 48 mois par le plan d’action de l’ANR 2019