Présentation du paratexte
C’est à Melanchthon (1497-1560), à peine âgé de vingt-quatre ans, que l’on doit la première édition imprimée séparée des Nuées (Melchior Lother Junior, Wittemberg,1521). D'abord professeur de grec à Wittemberg, il est devenu depuis 1520 professeur de théologie et s’implique dans les controverses de son temps ; il défend notamment Luther, la « vraie philosophie » et le « vrai christianisme ». Sa pratique de l’enseignement du grec conjuguée à son intérêt pour la théologie, et notamment de Paul, expliquent sans doute le choix de cette édition d’Aristophane. Le poète comique fait partie des auteurs par lesquels il est recommandé de débuter l’étude du grec ; mais d’ordinaire, c’est le Ploutos qui a la préférence des professeurs. Dans l’étude des Nuées, Melanchthon voit l’occasion non seulement d’enseigner la langue aux apprentis hellénistes, mais de lire avec eux une critique violente de la philosophie. C’est l’argument qu’il développe dans l'épître au théologien Nicholaus von Amsdorf (1583-1565) : les Anciens se méfiaient de la philosophie – Socrate lui-même avouait ne rien savoir. Dès lors, les contemporains qui s’y adonnent alors même qu’ils ont connaissance des textes sacrés s’égarent et Aristophane se trouve ainsi enrôlé, avec d’autres, dans ce que Melanchthon présente comme une condamnation de la philosophie par les Anciens.
Bibliographie :Imaginibus ac eruditione claro, D. Nicolao Amsdorffo, Theologo, Phil. Mel. s.d.
À celui que la galerie de ses ancêtres et sa science ont rendu célèbre, M. Nicolas von Amsdorf, théologien, Philippe Melanchthon donne son bonjour
Quoties animo ueterum studia repeto, nullo non seculo uideo apud sapientissimos et ingeniosissimos quosque sapiendi genus, quod philosophiam uocant, male audisse, tum, quod id ad ciuilium rerum administrationem inutile putarint.
Chaque fois que je me replonge dans l’étude des Anciens, je m’aperçois que dans toutes les générations, parmi l’élite savante et intellectuelle, le genre de savoir qu’on appelle philosophie a eu mauvaise presse, tantôt au motif qu’ils la jugeaient inapte à la conduite des affaires publiques.
Quis enim fuerit in republica disputationum usus, de Ideis, de uacuo, de nubibus, deque aliis hoc genus nugalibus theorematis, tum quod perpetuis contentionibus et plus satis anxia, curiosaque minutiarum quarundam inquisitione, primum generosos, alioqui animos eneruari uiderint, deinde et ueri rationem adeo non expediri, ut philosophando magis etiam obscurata sit.
– car a-t-on jamais eu au niveau de l’État des discussions sur les Idées, le vide, les nuées et autres théories fumeuses de ce genre ? –, tantôt parce que des débats continuels et une enquête particulièrement angoissante et vétilleuse sur telle ou telle minuscule affaire, premièrement rendaient des esprits par ailleurs bien faits mollassons et, deuxièmement, facilitaient si peu l'apparence du vrai que l’acte de philosopher la rendait encore plus obscure.1
Nam, philosophiam si propius contempleris, uideas nihil esse, nisi stultas friuolarum opinionum pugnas, cum rerum principia, hic atomos, ille Ideas fingit, hic infinitos mundos, ille subinde nouos mundos suborientes comminiscitur.
Car si on observait la philosophie de plus près, on verrait qu’elle n’est que sottes batailles d’opinions frivoles, puisque les principes des choses un tel les fait atomes, tel autre Idées ; tel imagine des mondes infinis, tel autre des mondes qui se régénèrent automatiquement ;
Hic bonorum finem in uoluptate, ille in indolentia2, hic in falso uirtutis nomine, ille in gloria fastigium uitae collocat.
tel met le souverain bien dans le plaisir, tel autre dans l’ataraxie, tel englobe la vie suprême sous le faux nom de vertu, tel dans la gloire.
Hic deos esse negat ullos, ille somniat innumeros, huic nihil, illi omnia moueri uidentur.
Tel nie l’existence de tous les dieux, tel autre les rêve innombrables, pour un tel aucun mouvement, pour tel autre tout semble en mouvement.
Quae opinionum confusio, recentiori Academiae in consilio fuit, cur nihil definire, nihil certo comprehendi posse doceret.
Ce fatras d’opinions, la Nouvelle Académie a eu le projet de l’interroger pour savoir pourquoi il enseigne qu’on ne peut rien définir, rien comprendre avec certitude.
Quod quam stultum dogma sit, quis non uidet ?
Qu’il s’agisse d’un dogme stupide, qui ne le voit ?
Quin ipse etiam Socrates, philosophiae, ut isti dicunt, uniuersae fons, fatetur nihil, praeter ἀμφισβητήσιμον ὄναρ3 esse sapientiam suam.
Et même Socrate, à leurs dires source de toute la philosophie, avoue que sa sagesse n’est que « rêve douteux ».
Quo magis nostrorum hominum uecordiam demiror, qui rem prophanam ad sacra, philosophiam admisere, atque ita, ut ad eam diuina etiam ausi sint exigere.
Je m’étonne d’autant plus de la folie de nos contemporains qui ont admis cette matière profane qu’est la philosophie à côté des matières sacrées au point même d’exiger d’elle du divin !
Sacris libris certae instituendae uitae leges, exactae uitiorum ac uirtutum formae, ratio certa cognoscendarum diuinarum rerum, et iudicandi humana omnia prodita est, hanc semel admissa philosophia ita conspurcauit, ut nusquam germana sacrorum facies adpareat.
C’est aux livres sacrés de décréter les principes de la morale, les justes idées du vice et de la vertu, c’est là qu’on trouve la méthode sûre pour reconnaître le divin et juger de toutes les choses humaines ; mais cette méthode, la philosophie une fois admise, l’a à ce point cochonnée que nulle part n’apparaît plus l’authentique visage du sacré.
Damnarunt illam maximorum regum, ac populorum aliquot leges, irriserunt et theatra, quod Crates, Diphilus, Aristophanes et alii testantur, adeo suum ueteribus inuentum displicuit.
Elle a été condamnée par plusieurs lois des plus grands rois et des plus grandes cités, moquée par le théâtre, ce dont témoignent Cratès, Diphile, Aristophane et d’autres, tant son invention a déplu aux Anciens.
Nos impiam et nugacem amplectimur, quibus e caelo demissa est peculiaris sapiendi ratio, uelut ἔκτυπος mentis diuinae.
Mais nous, nous nous en emparons avec son impiété et sa sottise, alors que nous avons reçu du ciel une méthode spéciale de sagesse, sorte d’empreinte de l’esprit de Dieu.
Nam si propria animorum effigies est oratio, non dubium est, diuino sermone, diuinam mentem expressam esse.
Car s’il est vrai que l’image propre de l’âme c’est le langage, alors sans aucun doute la parole de Dieu exprime l’esprit de Dieu.
Iam olim diuus Paulus praeuidit rem Christianam philosophicis traditionibus labefactandam esse, quare cum alias, hominum doctrinas acer insectatur, tum ad Colossenses scribens, pleno ore ac palam cauendum praecipit, ne quis nos per philosophiam depredetur.4
Déjà jadis saint Paul a prévenu que le christianisme devait être sapé par les écoles philosophiques, raison pour laquelle il combat avec acharnement les doctrines humaines et particulièrement quand dans la Lettre aux Colossiens il prescrit à pleine voix et explicitement de se garder d’être fait prisonnier par la philosophie .
Atque utinam ualuisset Apostoli oraculum, cum ueterum calculi, quibus miro consensu philosophia damnata est, contemnerentur.
Ah si l’oracle de l’apôtre avait prévalu, quand les cailloux des Anciens, qui par un admirable accord avaient condamné la philosophie, suscitaient la réprobation !
Porro, ne ignoret iuuentus nostra, quo illam loco habuerit uetustas, uisum est mihi Aristophanis Nubes, quibus Socrates exagitatur, publicare et enarrare.
De plus, pour que notre jeunesse n’ignore pas en quelle mésestime l’Antiquité la tenait, il m’a paru bon de publier et commenter Les Nuées d’Aristophane, celles qui harcèlent Socrate.
Eas tui nominis auspicio in lucem edimus quod, ut es acerrimo in literis tractandis iuditio, ita efflorescentibus melioribus studiis unice faues.
C’est sous l’auspice de ton nom que je les livre au jour parce que de même que tu as le goût le plus sûr dans la pratique des lettres, de même tu protèges de façon unique le fleurissement des hautes études.
Vale, Vuittembergae. Anno, M.D.XX.
Adieu. Wittenberg, en l'an 1520
σοφία : ἡ μὲν γὰρ ἐμὴ ϕαύλη τις ἂν εἴη, ἢ καὶ ἀμϕισβητήσιμος ὥσπερ ὄναρ οὖσα, ἡ δὲ σὴ λαμπρά τε καὶ πολλὴν ἐπίδοσιν ἔχουσα, ἥ γε παρὰ σοῦ νέου ὄντος οὕτω σϕόδρα ἐξέλαμψεν καὶ ἐκϕανὴς ἐγένετο πρῴην ἐν μάρτυσι τῶν ‘Ελλήνων πλέον ἢ τρισμυρίοις.« Le savoir qui est le mien doit être peu de chose, voir quelque chose d’aussi illusoire qu’un rêve, comparé au tient qui est brillant et qui a un grand avenir, ce savoir qui, chez toi, a brillé avec un tel éclat dans ta jeunesse et qui, hier, s’est manifesté en présence de plus de trente mille Grecs. » (Traduction de Luc Brisson).