Clarissimo eximioque utriusque iuris licentiato, Marco Laurino, collegii divi Donatiani apud Brugas decano, Adrianus Chilius salutem plurimam dicit.
Adrianus Chilius

Présentation du paratexte

Adrianus Chilius est connu pour être devenu le 19 septembre 1530 « rector scholarum » de Bruges, à la suite de Gerardus Bachusius. On sait également de lui qu'il a fait jouer à ses élèves des pièces de Plaute et Térence. L’humaniste s’inscrivait ainsi dans une tradition bien implantée dans cette école, puisque les élèves avaient, en 1484, joué le premier livre de l’Énéide et en 1487 deux autres comédies. Dans cette épître dédicatoire, il s'adresse à l'humaniste Marcus Laurinus (1488-1540), doyen du conseil de Saint Donatien de Bruges. Il s'étonne d'abord qu'Aristophane n'ait pas encore rencontré le traducteur qu'il mérite. La comédie aussi mérite d'être traduite et imitée. Chilius passe alors en revue les qualités du bon traducteur, dont le modèle est Erasme. Il évoque ensuite la poésie d'Aristophane qui allie les moqueries et la grâce. Puis il justifie son choix du Ploutos, la comédie la plus apte à passer en latin. Enfin, il évoque la traduction de Venatorius, parue deux ans plus tôt, et affirme qu'il ne l'a pas plagiée.

Bibliographie :
  • Dirk Van Kerchove, « The Latin Translation of Aristophanes’ Plutus by Hadrianus Chilius, 1533 », Humanistica Lovaniensia, 23, 1974.
Traduction : Christian NICOLAS

Clarissimo eximioque iuris licentiato Marco Laurino collegii diui Donatiani apud Brugas decano, Adrianus Chilius salutem plurimam dicit.

Au clarissime et excellent licencié en droit Marcus Laurinus, doyen du chapitre de chanoines de la cathédrale Saint Donatien de Bruges, Adrianus Chilius donne son salut appuyé.

Quum in hoc adeo felici planeque aureo repullulantium studiorum saeculo uiri insigniter docti litteris, pro sua quisque uirili, certatim opitulentur, hic uertendis in linguam Romanam auctoribus Graecis, ille castigandis, si qui indocte perperamque sint uersi, restituendis alius, quos temporum iniquitas iniuriaue deprauarit, ueteribus exemplaribus, miror uni Aristophani non suum contigisse interpretem, hoc est uirum omnigena eruditione instructum.

Alors que, dans ce siècle béni et vraiment doré d’études foisonnantes, des hommes d’une culture extrême, chacun pour sa part, rivalisent efficacement, l’un en traduisant en latin des auteurs grecs, l’autre en corrigeant ceux qui auraient été improprement et mal traduits, tel autre en restituant ceux que l’injure inique du temps a abîmés, grâce à de vieux manuscrits, je m’étonne que seul Aristophane n’ait pas trouvé son interprète, à savoir un savant à l’érudition polyvalente.

Quo nullus umquam poetarum, mea quidem sententia, ad Terentianam illam phrasim accessit propius, seu uoluptatem cum utilitate coniunctam spectes, seu sermonis uel castimoniam uel facilitatem.

Aucun poète plus que lui ne s’est approché, à mon sens, de cette phrase térentienne, si l’on évalue le plaisir couplé à l’utilité ou, en matière de langue, la pureté ou la facilité.

Equidem poesim comicam demiror usque adeo iacere neglectam, tanquam res sit, quam nec imitari nec ad uiuum exprimere liceat.

Pour ma part, je suis stupéfait de voir qu’on a jusqu’ici négligé la poésie comique, comme si elle n’était pas matière à imiter et à laisser s’exprimer en direct.

Frustra quidem Ciceroni praedicata est comoedia1, parumque digne auctorum suffragiis probata, si ipsa sit indigna, quam quis aut aemuletur, mutueturque e Graecis, aut nouam excogitet.

C'est en vain que Cicéron a préconisé la comédie, genre trop peu prisé des auteurs, si aucun n'a jugé digne d'en imiter, d'en emprunter aux Grecs ou d'en inventer une inédite.

Quamquam illud ipsum, nempe ex bene Graecis bene facere Latina, sit eiusmodi, quod insignem postulet artificem, linguae utriusque ditissima instructum supellectile. Hunc, mehercule, praestitit, si quis unquam, clarissimum nostri huius saeculi ornamentum Desiderius Erasmus.

Mais cette tâche, celle de faire à partir de bon grec du bon latin, devrait réclamer un artisan doué, instruit du très riche trousseau de l’une et l’autre langue. Cet homme, par ma foi, a été fourni, s’il n’y en a qu’un, par l’ornement le plus fameux de notre siècle, Didier Érasme.

Vtinam et hunc Aristophanem lingua Romana donasset !

Ah si seulement il avait pu gratifier Aristophane de la langue latine !

Non minus auide omnium foueretur sinu quam noster Terentius. Qui quidem, si quis alius, iuxta illud Horatii, Omne tulit punctum, nam miscuit utile dulci. 2

Il serait alors tout chaud dans notre poche tout autant que notre cher Térence, celui qui, plus qu’un autre, selon le mot d’Horace, « a gagné le point car il a joint l’utile à l’agréable ».

Quibusnam sannis, quibus cuncta suspendit μυκτηρισμοῖς !

À quelles saillies, à quels lazzi il accroche le tout !

Vt sale mordaci planeque Attico Atheniensium plerosque perfricat !

Comme il frotte la plupart des Athéniens de ce sel piquant et tout attique !

Nullum uel obiter perstringens, quem non aliquo mordeat scommate.

Il n’effleure personne en passant sans le mordre d’un sarcasme.

Tanta est in dicendo uenustate, tanta denique constantia, ut seu seria nugis seu nugas temperet seriis, nusquam non decorum seruet Comico dignum.

Il est d’une telle grâce dans son style, et finalement d’une telle constance, que, soit en tempérant la farce de sérieux soit l’inverse, il respecte partout le beau qui convient au comique.

Idque adeo cum faciat ubique, in Pluto egregie, qua non alteram inuenio scaenis Romanis aptiorem si chorum recideris.

Et cela, bien qu’il le fasse partout, il le réussit génialement dans le Plutus, la plus apte que je connaisse à passer en latin, à condition d’enlever le chœur.

Eam igitur ob id ipsum anno superiore uertendam nobis proposuimus, neque aliorum exemplo, quibus parum feliciter sui cesserunt labores, ab instituto reuocati, neque operis difficultatibus deterriti.

C’est donc elle, pour cette raison, que l’an dernier je me suis proposé de traduire, et, au contraire des autres, qui n’ont pas bien réussi leur travail, sans me détourner du plan ni me bloquer sur les difficultés de la tâche.

At ubi tertiam operis partem absoluissem, ab altero quopiam idem tractatum argumentum intelligens, manum ilico e tabula subduco, Nebulas aggressurus.

Mais, alors que j’avais achevé le tiers du travail, apprenant que quelqu’un avait traité cette même intrigue, j’interromps aussitôt ma main pour attaquer Les Nuées.

Postquam uero a Venatorio quodam uersam perlegissem, non continuo arbitrabar perditum iri meam operam, si quod coepissem, plusculos tum menses intermissum, in incudem reuocarem ; ne quis tamen maligne suspicetur, cum illo me uoluisse certare !

Mais quand j’eus lu la traduction faite par un certain Venatorius, j’estimais que mon travail n’était pas perdu si je reprenais mon début après une interruption de quelques mois. Mais qu’on n’aille pas vilainement soupçonner que j’ai voulu me mesurer à lui !

Proinde ad id laboris integer reuersus, qua potui fide ad umbilicum perduxi, commentariis adiutus, doctissimorumque uirorum Petri Curii ac nostri Iohannis Theodori opera limaque usus.

Donc revenu intact à ce point de mon travail, je l’ai mené au bout de mon mieux, en m’aidant de commentaires, en utilisant l’obligeance et l’acribie d’hommes très savants, Petrus Curius3 et notre Iohannes Theodorus.

Ab his enim sunt nonnulla animaduersa, ut est uterque citra omnem ostentationem mirum in modum perspicax, emunctae naris, exactique iudicii, quae nos in multa quippe distractos fefellere.

Car, vu que l’un comme l’autre, mais sans ostentation, sont prodigieusement perspicaces, ont du nez, le jugement sûr, ils ont fait beaucoup de remarques qui, comme je m’occupais de tout, m’avaient échappé.

Πλείω γὰρ βλέπουσιν ὀφθαλμοὶ ἢ ὀφθαλμός.

Car plusieurs yeux voient mieux qu’un seul.

Porro quod ad metri rationem pertinet, auctorem sum imitatus, mihique aliquoties permisi, quod is sibi saepissime, nempe in senariorium paris numeri locis anapaestum ; quod et Erasmus in huius aliquot uertendis uersibus factitauit.

Ensuite, pour la métrique, j’ai imité mon auteur et me suis permis de temps en temps, comme lui le fait très souvent, un anapeste aux pieds pairs du sénaire ; même Erasme l’a fait dans les quelques vers qu’il en a traduits

Nunc quaeso, faxint Musae, ut qui hactenus doctissime Graece peritis est locutus, per me non omnino indocte Latinis sonet auribus.

Dès lors, s’il leur plaît, fassent les Muses que celui qui jusqu’ici a parlé si doctement aux spécialistes du grec, ne sonne pas par ma faute trop rudement aux oreilles latines !

Atqui certissimam in spem adducor, candidissime iuxta ac eruditissime Laurine, ut hic noster labor futurus sit et aduersus prodigiosam quorundam calumniandi scabiem bene tutus, et candidis aequisque non omnino ingratus, si tuo quoque calculo probatus, sub tui nominis auspicio exeat, quem equidem e tam celebri clarissimorum pariter ac prudentissimorum uirorum corona delegi, cui has meas nuncuparem uigilias, utpote eius concilii praesidem, cuius instituendam suscepi iuuentutem, cuiusque insignem expertus sum benignitatem.

Or j’ai très bon espoir, très franc et non moins savant Laurinus, que ce mien travail sera bien protégé de la jalousie prodigieuse de certains médisants et tout à fait agréable aux lecteurs francs et justes si, approuvé aussi par ton suffrage, il sort sous le contrôle de ton nom à toi, que j’ai choisi parmi un aréopage si peuplé d’hommes très célèbres et très avisés à qui dédier ces miennes nuits blanches, en tant que tu en es le président, toi dont j’ai eu la charge d’éduquer la jeunesse et dont j’ai testé l’infinie bienveillance.

Quanquam autem is scriptoribus plerisque mos est ut amplissimis eos euehant laudibus, quibus suas dedicent lucubrationes, tamen quoniam ea es modestia ut laudis sis prorsus negligens, iis uicissim animique corporisque dotibus, ut laudari sis maxime dignus, uno hoc Apulei elogio laudum tuarum summam complectar : inter doctos nobilissimus, inter nobiles doctissimus, inter utrosque optimus idemue modestissimus. 4

Or bien que l’usage, chez presque tous les écrivains, soit de couvrir d’éloges ceux à qui ils dédicacent leurs élucubrations, pourtant, vu que tu es d’une modestie à négliger tout à fait les éloges mais en même temps doté de qualités intellectuelles et physiques qui te rendent le plus digne de l’éloge, je me contenterai de ce compliment d’Apulée pour embrasser toutes tes qualités : des doctes tu es le plus noble, des nobles le plus docte, et des deux sortes, le meilleur et aussi le plus modeste.

Te itaque oro ut has in Graecis litteris studii nostri primitias tibi ceu Camillo cuipiam ac propugnatori consecratas laeto animo fronteque exporrecta excipias, certissimum nostri in te studii obseruantiaeque qualequale futurum momumentum.

Aussi je te demande d’accepter ces prémices que je fais aux études grecques comme celles consacrées à un Camille et à un champion, avec plaisir et sans froncer le front, comme un témoignage certain, quoi qu’il vaille, de notre affection et respect pour toi.

Quod si Aristophanicae elegantiae delicias non uidear adsecutus, id tibi uelim persuadeas, prima haec fuisse eius laboris προγυμνάσματα ; quae si a uiro tam multis probato nominibus probentur, neque nostri nos paenituerit laboris, neque maiore grauabimur conatu uestram rem scholasticam prouehere.

Si à tes yeux je n’égalais pas le plaisir de l’élégance d’Aristophane, je voudrais que tu te persuades que ce ne sont là que des premiers entraînements ; s’ils recevaient l’approbation d’un homme que tant de noms approuvent, je ne regretterai pas mon travail et j’aurai plaisir de voir progresser par mes efforts votre programme scolaire.

Vale ornatissimum Donatianici concilii praesidium omniumque politioris litteraturae cultorum Maecenas benignissime.

Adieu, magnifique président du Conseil de Saint-Donatien et très généreux mécène de tous ceux qui cultivent la culture la plus exquise.

Brugis apud Diuum Donatianum, decimo quarto Kal. Apriles, anni sesquimillesimi trigesimi secundi.

Bruges, Saint-Donatien, 18 mars 1532.


1. La référence demeure introuvable.Cic. Orat. 104
2. Hor., P. 343. Le vers est légèrement modifié (nam au lieu de qui), pour s’intégrer à la phrase. La variation reste métrique.
3. Petrus Curius , ou Pierre (1491-1567 ) est l'auteur d'un poème bilingue grec latin faisant l'éloge de la traduction de Chilius qui figure en tête du volume, après cette épître. En 1560, il devient le premier Evêque de Bruges.
4. Erasme, Epistulae 211.