Illustrissimae Dominae Ianae Navarrorum Principi Carolus Girardus Bituricus Salute.
Carolus Girardus

Présentation du paratexte

Traduction : Christian NICOLAS

Illustrissimae Dominae Ianae Nauarrorum Principi Carolus Girardus Bituricus Salute.

À l’illustrissime Jeanne, Princesse de Navarre1, Charles Girard de Bourges donne le bonjour.

Quo tempore Attica regio disciplinarum et armorum gloria florebat, Princeps Serenissima, laudibus mirum quantis Athenienses Mineruam eueherent, ut Athenarum scilicet suarum praesidem, cuique uni ferendum putarent acceptum, quod ceteris nationibus armis et litteris anteponendos se existimarent.

À l’époque où la région attique était le fleuron des lettres et des armes, Princesse Sérénissime, il est remarquable de voir quelle place glorieuse les Athéniens réservaient à Minerve, en tant qu’elle était bien sûr la divinité tutélaire de leur Athènes ; ils pensaient que chacun devait accepter l’idée qu’ils dominaient les autres nations par les armes et par les lettres.

Nulla inuidia, per nos quidem, fruiti sint sua Minerua Athenienses, modo Bituriges meminerint de capite Iouis, id est, ab ipso Deo Optimo Maximo aliam Mineruam ipsis natam esse et factam, Atheniensium Minerua tanto mehercule praestantiorem, quanto ea certiora sunt quae oculis conspiciuntur, quam ea sint quae animi quadam imaginatione concipiuntur.

Nous n’aurions nulle jalousie, nous en tout cas, de voir les Athéniens profiter de leur Minerve, pourvu que les gens de Bourges se souviennent de la tête de Jupiter : je veux dire que c’est de ce Très Bon et Très Grand Dieu que leur est née et advenue une autre Minerve, d’autant plus prestigieuse, morbleu, par rapport à la Minerve athénienne que sont plus avérés les témoignages visuels en regard des inventions de l’imagination et de l’esprit.

Mutum illi et tantummodo surdum idolum coluere. Nos nostram Mineruam, praeclarissimam uidelicet tuam matrem Margaritam, μαργαρίτν uere incomparabilem, πέπλῳ illo candido, auroque interlucenti distincto, hoc est et simplicitatis et prudentiae summo splendore nitentem, uiuam cernimus et uidentem : quae non φανταστικῇ et imaginaria opinione, sed ipsa re hancce Biturigum Academiam (ut de reliquis urbis partibus taceam) in dies magis magisque, munificentissima liberalitate, prouidentia neque non singulari, pergit fouere et exornare, ipsa interim diuinarum humanarumque rerum peritissima et illis usque adeo ornata, ut si de prisca illa gente Attica unus aliquis superesse posset, qui nostrae Mineruae dicta, scripta et facta aequo animo expenderet, in ea haud dubie multo plura et maiora experturus esset quam in sua comminisceretur et confingeret.

Eux, ils ont honoré une idole muette et sourde. Alors que nous, notre Minerve, je veux parler bien sûr de ton illustre mère Marguerite2, margarita (perle) vraiment incomparable, ornée de ce péplum d’une blancheur éclatante brodé de paillettes d’or, c’est-à-dire de cette splendeur que donnent la simplicité et l’intelligence, nous la contemplons vivante et clairvoyante : ce n’est pas par une vue de l’esprit et de l’imagination, mais dans le monde réel, que cette mienne université de Bourges (pour ne rien dire des autres lieux de la ville), elle ne cesse, davantage de jour en jour, par ses libéralités sans fin et sa bienfaisance absolument unique, de l’encourager et de l’embellir ; elle est d’ailleurs elle-même experte en les choses divines et humaines et elle en est à ce point décorée que, si pouvait être des nôtres aujourd’hui un seul Athénien d’autrefois capable d’évaluer tous les dits, écrits et faits de notre Minerve à nous, sans aucun doute trouverait-il chez elle plus et mieux que ce qu’il pourrait forger et inventer chez la sienne.

Neque uero Atticus ille idem nobis terrificam suae Palladis obiectaret πανοπλίαν, si secum reputaret nostram Ἀθηνᾶν, opibus alioqui et eximiis uiribus insignem sua ἐλαίᾶ coronatam, non minus scite et prudenter insanos belli tumultus sedare posse, quam consultu et potenter posset prouocata hosti acre bellum mouere.

Et ce même Athénien ne nous opposerait pas la terrifiante "panoplie" de sa Pallas s’il se disait en son for intérieur que notre Athéna, par ailleurs tout auréolée de puissance et de forces inouïes et couronnée de son olivier, n’est pas moins capable d’apaiser finement et prudemment les tumultes déments de la guerre que, quand on l’y pousse, à mener, avec stratégie et force, une dure guerre à l’ennemi.

Nam quod attinet ad perpetuam Palladis uirginitatem, si hinc nostram Palladem censeret inferiorem, hoc illis demum persuadebatur quibus sterilitas fecunditate potior esse credatur. O nimis felicem matrem, quae nobis te alteram edidit Palladem tot tantisque et animi et corporis dotibus conspicuam. Lubet his externis praeteritis, paucula tantum, quae ad diuinum animi tui uigorem pertinent attingere.

Et pour ce qui est de la virginité éternelle de Pallas, si l’on en venait à en faire un motif d’infériorité de notre Pallas à nous, c’est un critère qui n’avait cours que pour ceux chez qui la stérilité vaut mieux que la fécondité. O trop heureuse mère, qui nous a, en ta personne, engendré une deuxième Pallas qui se recommande par tant de si grandes qualités physiques et intellectuelles ! J’ai plaisir, par ces détours passés et étrangers, à m’approcher, ne fût-ce qu’un peu, de ce qui intéresse ta divine force d’esprit.

Nemo hominum uiuit quin hoc tempore Gallicam linguam quaruncumque gentium linguis iudicet conferendam, paene etiam ausim dicere praeponendam. Tu matrem tuam linguae huius peritissimam proxime imitata, usque adeo cum illa iam uideris aequanda, ut uel uno hoc nomine non immerito quis te Gallicum dixerit παλλάδιον.

Tous nos contemporains estiment que le français d’aujourd’hui soutient la comparaison avec toutes les langues du monde et même, si j’ose le dire, leur est supérieur. Or toi, en prenant pour modèle ta mère si experte en cette langue, tu sembles si bien l’égaler que l’on pourrait à juste titre te désigner comme elle du même nom de Palladium français.

Hoc primum specimen fuit, Princeps generosissima, quod facile cunctis de excelso tuo animo dedisti. Deinde uero immensa ingenii tui uis Gallico hocce ornamento non contenta, non prius conquieuit quam in Latium, N. Borbonio usa duce et doctore eruditissimo, peruenerit : ubi uelut expugnato captoque Capitolio, sic triumphans ut quis liquido sit deieraturus, Latinorum linguam tibi genuinam esse ac peculiarem. Quid autem quod ne ista quidem animi tui satisfecerunt sublimitati ? in Atticum usque solum ductore eodem ac praemonstratore penetrasti : ubi prompte expediteque scripta tractas Attica.

Il y a eu ce premier témoignage, généreuse Princesse, que tu as livré à tous, de la hauteur de ton esprit. Puis l’étendue et la puissance de ton génie, non content de cette reconnaissance française, n’a pas voulu se reposer avant d’arriver à Rome, guidé par Nicolas Bourbon 3, docteur très savant ; là, comme si le Capitole s’était fait assiéger et prendre, il a reçu un tel triomphe qu’on pourrait jurer clairement que le latin est ta langue maternelle et privilégiée. Mais que dire ? Même cela n’a pas suffi à l’excellence de ton génie. Avec le même guide, qui est aussi ton premier découvreur, tu t’es engagée sur le sol attique ; là, vite fait bien fait, tu traites la littérature grecque.

Quapropter dum ego in ἀκροπόλει illa Ἀττικῇ positam te animo contemplarer, mentem meam ilico subiit cogitatio mihi longe iucundissima, qua me perpulit ut te adirem, tibi Atticum offerrem munusculum, Plutum uidelicet Aristophanicum, quem Attice et Latine cum salibus atque facetiis res ferias interim et graues miscentem, non sine uoluptate (ita spero quidem et opto) inaudires. Et quoniam sat scio non defuturos qui tuis auspiciis in Atticum agrum ire contendent, ne Plutus quidem noster hic caecus illis esset quomodo Plutum Chremyli quondam fuisse ferunt, uisum est in gratiam tironum Commentariolis illum illustrare.

Aussi, pendant que je te voyais juchée en esprit sur cette acropole d’Athènes, m’est venue en tête très vite la pensée de loin la plus agréable qui soit et qui m’a poussé à aller vers toi, à t’offrir un petit cadeau grec, c’est-à-dire le Plutus d’Aristophane, que tu puisses entendre en grec et en latin, avec tous ses bons mots et plaisanteries, mêlant à l’occasion drôlerie et gravité et non sans jubilation (du moins c’est mon espoir et mon souhait). Et puisque je sais bien que nombreux seront ceux qui tenteront d’entrer dans le domaine grec sous tes bons auspices, afin que mon Plutus que voici ne leur soit pas aussi aveugle que naguère fut, dit-on, le Plutus de Chrémyle, j’ai jugé bon, pour le bien-être des débutants, de l’illustrer de petites notes.

Datum est memoriae, carissima Princeps, ab Acropoli Mineruae canes olim arceri consueuisse. Hoc symbolo intelligant maledici homines suos dentes et uirulentiam linguae prorsus hinc submouendam. Id quod si minus intelligent, et imprudentes tuum Plutum morsicare temerareque tentabunt, Aegidem tuam θυσσανόεσσαν, δεινὴν, ἥν περὶ μὲν παντῇ φόβος στεφανοῦται 4, id est scutum tuum spectatae uirtutis, fimbriis insignitum, formidabile et de quo horror prodit undecunque, obtrectatoribus illis obtende : certum est enim fore ut eo conspecto, stupidi statim conticescant atque prae iracundia ringentes sua labra praemordeant.

On a gardé le souvenir, très chère Princesse, que jadis les chiens de Minerve avaient l’habitude de se maintenir à distance de l’Acropole. On doit comprendre symboliquement que ce sont les médisants, leurs morsures et la virulence de leur langue qu’il faut empêcher d’approcher. S’ils ne comprennent pas et tentent imprudemment de mordiller et de souiller ton Plutus, mets devant toi ton égide θυσσανόεσσαν, δεινὴν, ἥν περὶ μὲν παντῇ φόβος στεφανοῦται5, c’est-à-dire ‘ton bouclier au courage admiré, remarquable par ses franges et d’où sourd de tout côté l’horreur’, montre-la à ces détracteurs : à l’évidence, quand ils l’auront vue, ils se tairont stupéfaits et, tout grondants de colère, ils mordront leurs propres babines.

Tantum hoc mihi dicendum superest. Quo tu modis omnibus Palladem τῶν Ἀθηναίων propius referre uidearis, δυσβουλίαν nostram, id est quae inconsultius a me hic dicta factaue fuerint, bene uortas. Quod si ita esse perspexero, tuam noctuam nobis uolitasse fortunatissimus acclamabo.

Il ne me reste qu’une chose à dire. Pour pouvoir en tout point paraître rappeler au mieux la Pallas athénienne, tourne à mon avantage ma δυσβουλία 6, c’est-à-dire ce que j’aurai dit ou fait à mauvais escient. Quand j’aurai vu qu’il en va ainsi, j’irai partout clamant dans mon bonheur sans borne que ta chouette m’a protégé de son vol.

Salue et uale, humanissima Princeps. Dominus Deus te nobis multa saecula conseruet incolumem. Apud tuos Biturigas Nonis Aprilibus 1548.

Adieu, très humaine Princesse, porte-toi bien. Que Dieu te garde à nous intacte pendant de nombreux siècles. Depuis ta bonne ville de Bourges, le 5 avril 1548.


1. Il s'agit de Jeanne d'Albret, la fille de Marguerite de Navarre, la nièce de François Ier et la mère d'Henri IV. Elle reçoit une solide éducation humaniste. Convertie au protestantisme en 1560, elle règne de 1555 à sa mort en 1572.
2. Marguerite de Valois (1492-1549), sœur de François 1er et reine de Navarre depuis 1527, est née à Angoulême. On voit donc que Girard pousse un peu loin le pays des Bituriges de Bourges. Sauf à prendre en compte, outre les Bituriges Cubes (ceux du Berry) aussi les Bituriges Vivisques, qui s’étaient, après la conquête des Gaules, déplacés du Berry vers l’embouchure de la Gironde.
3. Le poète néolatin Nicolas Bourbon (1503-1550) était depuis une dizaine d’années le précepteur de Jeanne d’Albret. C’est avec son maître qu’elle a fait ses premières armes en français puis qu’elle a appris le latin et le grec, apprentissages présentés ici par métaphore comme un voyage à Rome puis à Athènes.
4. Hom., Il. 5.738-9.. ἀμφὶ δ’ ἄρ’ ὤμοισιν βάλετ’ αἰγίδα θυσσανόεσσαν / δεινήν, ἣν περὶ μὲν πάντῃ Φόβος ἐστεφάνωται.
5. « <Autour de ses épaules, elle jette l’égide> frangée, redoutable, où s’étalent en couronne Déroute, <Querelle, Vaillance…>». La citation est intégrée habilement à l’énoncé latin et légèrement modifiée dans sa forme verbale, ce qui la rend amétrique.
6. « Décision funeste »