Vita Aristophanis
Lambertus Hortensius Montfortius

Présentation du paratexte

Ce texte est la première Vita d'Aristophane composée par un humaniste ; elle démarque, à quelques détails près, la biographie antique (βίος Ἀριστοφάνους) transmise par les manuscrits et imprimée dans l'édition princeps de 1498.

Lambertus Hortensius (1500-1574): Lambertus Hortensius est un prêtre historien et humaniste néerlandais. Il est recteur de l’école latine (Gymnasium) de Naarden en 1544 et bien qu’il ne s’éloigne pas vraiment de la foi catholique, il sympathise avec les idées de la réforme. Son nom en langue vernaculaire n’est pas connu. Il a beaucoup commenté les auteurs anciens, et notamment Aristophane, Virgile et Lucain et il a également écrit des œuvres historiques en latin, notamment autour de la Réforme et des Anabaptistes (comme l’Histoire des Anabaptistes ou Relation curieuse de leur doctrine) qui ont un rayonnement international. Ses commentaires sur l’Enéide de Virgile, Enarrationes in sex priores libros Aeneidos Virgilianae ont été publiés en 1559, suivi en 1577 d’une édition complétée avec les commentaires de Lambertus Hortensius sur les six livres suivants. Cependant, les commentaires sur les livres VII à XII sont moins nombreux.

Traduction : Sarah GAUCHER

Vita Aristophanis

Vie d'Aristophane

Aristophanem Rhodium multi, alii Lindium, nonnulli Aegyptum; quidam Camerium fuisse produnt, lege uero Atheniensem, gente Cydatheneum, tribus Pandionidis.

Beaucoup disent qu’Aristophane était rhodien, d’autres qu’il était de Lindos, quelques-uns qu’il était égyptien : certains disent qu’il était de Camira, mais athénien par la loi, du dème Cydathénéon, de la tribu Pandionis.

Patrem habuit Philippum.

Il eut pour père Philippe.

Omnium primus Comoediam prisca forma atque ratione dissolutam, atque nullo artificio uagantem, in commodiorem uenustioremque formam redegit, docuitque principe Philotimo, per Callistratum, cum ad id temporis usque Eupolis, atque Cratinus acerbius, impuriusque quam decuerat, quosuis conuitiati essent.

Le premier de tous il fit passer la comédie, qu’une forme et un mètre anciens laissaient libre et qui errait sans art, à une forme plus convenable et plus élégante et il la fit voir sous l’archontat de Philotime par le truchement de Callistrate, alors que jusqu’à cette époque Eupolis et Cratinos attaquaient tout le monde plus durement et plus honteusement que nécessaire.

Nouae Comoedie specimen primum in Cocalo edidit, unde Menander atque Philemon initium atque occasionem dramata scribendi sumpserunt.

Dans Cocalos il fit paraître le premier exemple de comédie nouvelle, d’où Ménandre et Philémon saisirent le motif et l’opportunité d’écrire leurs pièces.

Primo adolescentiae flore natura uerecundior fuit quidem, sed ad miraculum usque ingeniosus atque industrius.

Dans la prime fleur de sa jeunesse, il était en tout cas assez timide de nature, mais merveilleusement ingénieux et industrieux.

Primos suorum dramatum foetus propter Callistratum, atque Philoniden submisit.

Il soumit ses premières productions dramatiques à Callistrate et Philonidès.

Qua de causa in eum cauillis luserunt Aristonymus, atque Amepsias, dictitantes eum quarta luna natum1, iuxta prouerbium, quippe qui aliis, non sibi elucubraret.

Pour cette raison, Aristonyme et Ameipsias le raillèrent en disant que, selon le proverbe, il était né sous la quatrième lune, puisqu’il brillait pour les autres et non pour lui-même.

At postquam audacior esse coepit, acerbissimas cum aduersus alios, tum praecipue Cleonem, insolenter rem publicam gerentem, inimicitias exercuit, scriptis in eum Equitibus in quibus in eius tyrannidem inuehitur furtaque detegit.

Mais après il commença à s’enhardir, il fit voir ses inimitiés les plus hostiles à la fois contre d’autres et surtout contre Cléon, qui administrait honteusement les affaires publiques, et il écrivit contre lui Les Cavaliers où il attaque sa tyrannie et donne à voir ses vols.

Itaque cum nemo histrionum illius personam per metum gerere auderet, ipse poeta eius partes egit, fuco ac minio uultum2 oblitus, ne agnosceretur extititque unus illi causae, cur in foro reus actus, ab equitibus quinque talentis, hoc est, tribus milibus aureorum multaretur.

C’est pourquoi, alors que, par crainte, aucun des acteurs n’osait porter le masque de Cléon, le poète joua lui-même son rôle après s’être couvert le visage de rouge et de vermillon pour ne pas être reconnu et se présenta seul pour défendre la cause, pour laquelle, accusé au forum, Cléon fut condamné par les cavaliers à payer une amende de cinq talents, c’est-à-dire de trois mille pièces d’or.

Testatur istud ipsum in Acharnesibus poeta, cum ait, ἐγᾦδ᾽ ἐφ᾽ ᾧ γε τὸ κέαρ ηὐφράνθην ἰδών,τοῖς πέντε ταλάντοις οἷς Κλέων ἐξήμεσεν 3 , id est, Equidem probe noui uoluptatem meaCepisse me mente, ex talentis scilicetHis quinque quae euomuit Cleon.

Le poète témoigne de cette affaire dans Les Acharniens, lorsqu’il dit ἐγᾦδ᾽ ἐφ᾽ ᾧ γε τὸ κέαρ ηὐφράνθην ἰδών,τοῖς πέντε ταλάντοις οἷς Κλέων ἐξήμεσεν, c’est-à-dire : « Pour ma part, je sais fort bien mon esprit a conçu de la joie de ces cinq talents que Cléon a assurément vomis ».

Sed multo postea infestior illi effectus fuit inimicus Aristophanes, cum Cleon ei dicam scripsisset iuris peregrini, tum autem, quod in fabula Babyloniis praesentibus peregrinis Atheniensium magistratus, qui sortito legerentur, ceu e plaustro traduxisset, poetam ipsum hospitem appellans, quod eum quidam Rhodium, alii Aeginiten arbitrari plane sycophantarentur, opinor, siue quod illic praedia habuisset siue quod Phillipus eius pater Aeginita esset.

Mais Aristophane devint ensuite son ennemi juré, puisque Cléon avait intenté contre lui une action de droit pérégrin, appelant le poète lui-même étranger sous prétexte que, dans les Babyloniens, il avait sur scène, en présence d’étrangers, exposé au mépris les magistrats athéniens qui étaient tirés au sort ; au prétexte que certains l’accusaient faussement d’être rhodien, d’autres éginète, je pense, soit parce qu’il avait eu là-bas des propriétés, soit parce que son père était éginète.

Absolutus fertur respondisse facete μήτηρ μέν τ’ ἐμέ φησι τοῦ ἔμμεναι, αὐτὰρ ἔγωγε οὐκ οἶδ’ οὐ γὰρ δή τις ἑὸν γόνον αὐτὸς ἀνέγνω 4 , id est, Huius me esse refert mater, uerum haud ego noui, Nemo etenim ipse suum genitorem nouit adultus.

On raconte qu’une fois innocenté il répondit avec humour μήτηρ μέν τ’ ἐμέ φησι τοῦ ἔμμεναι, αὐτὰρ ἔγωγε οὐκ οἶδ’ οὐ γὰρ δή τις ἑὸν γόνον αὐτὸς ἀνέγνω C’est-à-dire : « ma mère dit que je suis de ce père mais moi je l’ignore : car aucun adulte ne peut connaître son père ».

Semel atque iterum sycophantiis id genus lacessitus, non solum iudicum sententia discessit absolutus, uerum etiam ciuis in ciuitatem adscriptus fuit.

Par deux fois faussement attaqué sur son origine, il fut non seulement innocenté par le verdict des juges, mais aussi inscrit sur la liste des citoyens de la ville.

Triumphauit istoc quidem pacto de Cleone, id quod non obscure ipse testatur cum ait : egomet me noui, quaeque a Cleone perpessus sum.

C’est de cette manière qu’il triompha en tout cas de Cléon, ce dont il produit un témoignage clair lorsqu’il dit : « Moi je me connais, j’ai tout enduré de la part de Cléon ».

Multo inde celebrius nomen est consecutus, ubi sycophantas suos retudisset, quos in Vespis, suas febres cum rigore algidas5 nuncupat.

Ensuite, son nom devint bien plus célèbre lorsqu’il réprima ses accusateurs, qu’il nomme dans Les Guêpes ses fièvres froides et glaciales.

οἳ τοὺς πατέρας, inquit, τ᾽ ἦγχον νύκτωρ καὶ τοὺς πάππους ἀπέπνιγον 6 , id est, Qui parentes suos noctu praefocabant, atque, auos obtorto collo arreptos strangulabant.

Il dit οἳ τοὺς πατέρας τ᾽ ἦγχον νύκτωρ καὶ τοὺς πάππους ἀπέπνιγον, c’est-à-dire, « ceux qui, la nuit, étranglaient leurs pères et étouffaient leurs grands-pères, qu’ils avaient saisis en leur tordant le cou. »

Ciuibus inprimis carissimus fuit, quod suis dramatis id unum ageret, ut ostenderet rem publicam Atheniensem liberam esse, neque unquam ab ullo tyranno seruire coactam : sed ne tum quidem, cum in democratia ipse populus rem publicam administraret.

Il fut surtout très aimé des citoyens parce que dans ses pièces il traitait d’un unique sujet : il montrait que la république athénienne était libre et qu’aucun tyran ne l’avait jamais contraint à la servitude, pas même lorsqu’en démocratie le peuple lui-même administrait les affaires publiques.

Qua de causa oleagina sacra fronde, cui par prope honos cum aurea tum habebatur, coronari meruit.

C’est ainsi qu’il mérita de se voir couronné du feuillage de l’olivier sacré, qui était alors considéré comme un honneur égal à une couronne d’or.

Praeterea eius carmini tanta accedit dignitas, ut ab eo Aristophanicum diceretur.

En outre, à un de ses types de vers arriva une si grande dignité qu'il fut appelé d'après son nom "aristophanien"

Porro fama eius nominis quanta tum apud omnes mortales erat, uel hinc liquet, quod cum ad Persas usque dimanasset, rex ipse percontaretur inter quas gentes Comicus iste ageret.

Par ailleurs l’immense célébrité de son nom pour tous les hommes est rendue évidente par le fait que, alors qu’elle s’était répandue jusque chez les Perses, le roi lui-même demandait au milieu de quelles nations jouait ce comique.

Tradunt Platonem Dionysio Syracusanorum tyranno, cum Atheniensium politiam scire expeteret, Aristophanis poesim, atque Socratis accusationem misisse, quae extat in Nebulis, eique respondisse simulatque in eius poetae dramatis diligenter esset uersatus, ipsum iam illius urbis politiam perdidicisse.

On raconte que Platon, alors que Denys, tyran de Syracuse, cherchait à connaître l’organisation politique d’Athènes, lui envoya des vers d’Aristophane et les attaques contre Socrate qui se trouvent dans Les Nuées et lui répondit que, dès lors qu’il se serait plongé attentivement dans les pièces de ce poète, il connaîtrait le système politique de cette ville.

Fuit, ut initio dictum est, posterioribus comicis, inprimis Philemoni atque Menandro, prima occasio, atque calcar ad idem studium Musicum aemulandum.

Comme on l’a dit au début, les comiques postérieurs, surtout Philémon et Ménandre, virent en lui la première opportunité et une stimulation pour suivre le même travail poétique.

Cum autem publice cautum postea esset, ne quis in Comoediis amplius perstringeretur nominatim, neque materia ad scribendum occurreret, (nam uitiorum insectatio commune omnium comoediarum erat argumentum) Cocalum Comoediam, in qua introducit Phthoram, hoc est, corruptionem, stragem, stuprum, atque interitum atque, ἀναγνωρισμόν, hoc est, recognitionem, aliaque nonnulla, quae Menander postea imitatus est, scribere aggressus fuit.

Par ailleurs, alors qu’il prenait par la suite la précaution de ne produire de trop amples attaques nominatives contre personne dans ses comédies sans aller à l’encontre de la matière de son écriture (en effet la critique de vices était le sujet commun de toutes ses comédies), il entreprit d’écrire la comédie Cocalos où introduit une Phthora, c'est à dire destruction, carnage, violence et mort, et une anagnôrisis, c'est-à-dire une scène de reconnaissance, et d'autres choses qu'ensuite Ménandre a imitées.7

Inde Plutum emisit, in cuius actione Ararotem filium populo commendauit.

Il fit ensuite représenter le Ploutos, dans la trame duquel il recommanda son fils Araros au peuple.

Moriens reliquit liberos, Philippum, Ararotem, atque Nicostratum : pro quorum postremo quidam Philetaerum ponunt.

À sa mort, il laissa comme descendance Philippe, Araros et Nicostrate : certains font de Philétère le dernier d’entre eux8

Comoedias scripsit quadraginta quatuor, e quibus Poesis, Nauagus, atque Insulae, illius esse negantur, tribuunturque Archippo.

Il écrivit quarante-quatre comédies, parmi lesquelles on refuse de lui attribuer Poesis, Nauagus, et Insulae et on les attribue à Archippos.

Aristophanis inuentum est uersus tetrameter atque octometer.

Le tétramètre et l’octomètre sont des inventions d’Aristophane.9

Claruit circa septuagesimam tertiam Olympiadem.

Il s’illustra aux environs de la 73ème Olympiade.

Mortuum Plato huiusmodi epigrammate heroelegiaco celebrauit : Αἱ Χάριτες τέμενός τι λαβεῖν ὅπερ οὐχὶ πεσεῖται ζηλοῦσαι, ψυχὴν ηὗρον Ἀριστοφάνους. 10 , id est, Cum fanum Charites peterent nunquam ruiturunt,Sunt nactae sacrum pectus Aristophanis.

Platon le célèbre, après sa mort, dans cette épigramme héroïco-élégiaque : Αἱ Χάριτες τέμενός τι λαβεῖν ὅπερ οὐχὶ πεσεῖται ζηλοῦσαι, ψυχὴν ηὗρον Ἀριστοφάνους. ; « Les Grâces, alors qu’elles cherchaient à obtenir un sanctuaire qui ne s’effondrerait jamais, ont trouvé le cœur pieux d’Aristophane. »11


1. Erasme, Adagia 77, .
2. L’imprimé donne nimio uultu, que nous corrigeons d’après les autres vies d’Aristophane.
3. Ar., Ach. 5-6.
4. Hom., Od. 1.215-216.
5. La référence demeure introuvable.
6. Ar., Vesp. 1039.
7. Hortensius développe ici la Vie antique en ajoutant Stragem, Stuprum, atque Interitum, et supprime la référence au décret interdisant les attaques nominatives.
8. Voir la notice sur Aristophane, Suid., L. 3932 : παῖδας σχὼν Ἀραρότα, Φίλιππον, Φιλέταιρον, κωμικούς. Les trois fils en question sont tous classés par le lexicographe comme des auteurs comiques.
9. Ce passage, ainsi que la phrase suivante, vient de l'Aristophanis Vita Dramatumque Catalogus (Koster, Scholia in Aristophanem I, Ia, De Comoedia, p.141)
10. Plat., Epigr. 14.
11. Cette épigramme, attribuée sans doute à tort à Platon, ne figure pas dans toutes les Vies.