Présentation du paratexte
Henricus Ruzaeus (vulgo Ruis ou Ruys selon l’orthographe de l’époque) était commandant des chevaliers de l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem à Ingen aux Pays-Bas au XVIhi siècle. Cette information peut se trouver dans un document historique en néerlandais par une société historique établie à Utrecht, ainsi que dans le paratexte lui-même. Au-delà de ce détail, il n’y a aucune trace restante de sa vie ou de son travail érudit. Voir dans la bibliothèque numérique de littérature néerlandaise (DBNL) : https://www.dbnl.org/arch/_kro004185701_01/pag/_kro004185701_01.pdf.
Bibliographie :- Neff, Christian and Harold S. Bender. (1956). Hortensius, Lambertus (1500-1574). Global Anabaptist Mennonite Encyclopedia Online. Consulté le 9 février 2022, sur
Ornatissimo, atque erudito uiro D. Henrico Ruzaeo, ordinis militiae Hierosolimitanae, et Mandatori in Ingen. Lambertus Hortensius Monfortius salutem dicit plurimam.
Au très doué et érudit Monsieur Henricus Ruzaeus1, également Commandeur de l’ordre des chevaliers de saint Jean de Jérusalem2 à Ingen, Lambertus Hortensius de Montfort donne un salut appuyé.
Omnium rerum est satietas, inquit Comicorum facetissimus apud Graecos, uir doctissime, somni, uigiliarum, tragematum, honorum, placentularum, at pecuniae satur nemo unquam fuit.
De tout l’on se rassasie, dit le comique le plus facétieux des Grecs, ô homme très savant, du sommeil, des veilles, des desserts, des honneurs, des gâteaux, mais de l’argent, jamais l’on ne se rassasie.
Belle ille quidem, et uere, quamuis in argumento Comico : nam ubi nulla uarietas praesentem satietatem leuat, oboritur fastidium, et contemptus.
C’est bien dit et c’est vrai, quoique cela se trouve dans un argument de comédie : car là où aucune variété ne vient soulager la satiété, naît l’ennui et l’indifférence.
Natura ita enim comparatum est, ut quicquid in rebus humanis geritur, id uicissitudine quadam grata, ueluti aestuario fluxu, ac refluxu, modo accedat, modo decedat.
Car la nature a prévu que tout ce qui se fait dans les affaires humaines, dans une sorte de cycle agréable, comme dans un estuaire le flux et le reflux, tantôt arrive, tantôt s’en aille.
Diem perpetua quodammodo reciprocatione suscipit nox, quies diurnis laboribus succedit, lassitudo reficitur quiete, fames cibo, sitis potu restinguitur.
Le jour, dans une alternance en quelque sorte permanente, est remplacé par la nuit, le repos succède au labeur diurne, la fatigue est réparée par le repos, la faim par la nourriture, la soif s’étanche quand on s’abreuve.
Vbi loci huius ceperit te satietas, aut taedium, quaeritur umbra : simul atque sessum fuerit satis, iuuat prodeambulare.
Mais quand la satiété de tel endroit s’empare de toi, ou l’ennui, on cherche l’ombre ; dès que l’on en a assez d’être assis, on aime à se promener.
Percurre omnes uitae humanae actus, peracto uno, libet in sequentem transire, donec ad catastrophen, et inde, ad plaudite, erit peruentum.
Parcours tous les actes de la vie humaine ; quand on en a achevé un, on veut passer au suivant, jusqu’à arriver à la catastrophe et, de là, aux applaudissements de la fin3.
Quemadmodum in mensis missuum diuersitate cenae condiuntur, ut e medio auferatur nausea, ita quantum naturalium et ciuilium rerum est, nihil unquam in una stabili sede haeret perpetuo, et immobile, ceu terminus lapis, sedet.
De même que sur les tables la diversité des services agrémente les banquets, chassant la nausée, de même, pour ce qui relève des sciences naturelles et politiques, jamais rien ne reste dans un seul et même état définitif ni à une place inamovible, telle une borne de pierre.
Laeta et secunda aduersis commutantur : nunc pluit, modo sol luce serena fulget.
Succès et adversité s’échangent à tour de rôle : voici qu’il pleut, maintenant le soleil brille de sa lumière éclatante.
Ob oculos statuamus admirandum naturae spectaculum in quatuor anni temporibus, in quibus perspicue eam uarietatem est intelligere.
Mettons-nous sous les yeux l’admirable spectacle de la nature dans ses quatre saisons, lors desquelles il est aisé de comprendre pleinement cette variété dont nous parlons.
Exacta enim, ac soluta acri hyeme4, mox pulcherrima mundi ornamenta, quasi senio exuta, in uiridem nouamque iuuentam reuiuiscunt.
Car à peine achevé et « dissous le pénible hiver », aussitôt le monde dans ses plus beaux atours, comme débarrassé de sa vieillesse, revit en une verte et nouvelle jeunesse.
Frondescunt siluae, et omnia arborum genera repubescunt, germinant uites, herbescunt prata, et floribus distinguuntur : caelum auicularum modulantium concentu demulcetur, omnia pubescunt, omnia aures, oculos, et mentes ad pulcherrimum sui spectaculum conuocant.
Les feuilles viennent aux forêts et toutes les espèces d’arbres refleurissent, les vignes ont des bourgeons, l’herbe pousse dans les prés qui sont couverts de fleurs ; le ciel résonne du chant harmonieux des oiseaux, tout est en fleur, tout invite oreilles, yeux et esprits au superbe spectacle qu’il offre.
Veri obrepit aestas5, ut infinitis partibus calidior ita frugum, fructuum, et omnium rerum copia multo uberior, et prouentu fecundior, quae parit pleno ubere quod parturiuerit uer.
Après le printemps s’insinue l’été, à la fois infiniment plus chaud et, par l’abondance de céréales, fruits et toutes autres productions, beaucoup plus fécond et fertile en récolte et engendrant à grande échelle ce que le printemps promettait dans sa grossesse.
Haud diuturna est ea felicitas.
Mais cette abondance ne dure guère.
Extinguit statim eius partem autumnus, uuarum sordibus scaturiens, qui e lacubus et squalis onerata musto dolia in cellas penuarias transmittat.
Aussitôt l’automne vient éteindre la portion de l’été, tout regorgeant de la lie du raisin pour que depuis les citernes et les squales on transfère les tonneaux pleins de moût dans les caves à vin.
Quae mox omnia glacialis bruma, cana niue horrens, et barba hirta enecat.
Et bientôt tout est étouffé par le glacial solstice, hirsute de sa neige blanche et de sa barbe hérissée.
Eadem ipsa uicissitudo res mortalium uersat, ut non sit, quantumuis felix, quantumuis potens, qui eandem sortem sibi ausit sempiternam promittere.
Cette même alternance affecte les choses humaines, au point que personne, si heureux, si puissant qu’il soit, ne peut oser se promettre cette bonne fortune éternellement.
Quapropter Aesopus ille e Phrygia
fabulator, interrogatus, quid Iuppiter ageret, respondit : τὰ μὲν ὑψηλᾶ ταπεινοῖ, τὰ δὲ ταπεινὰ ὑψοῖ
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Aussi Ésope, le grand fabuliste phrygien, à qui l’on demandait7 ce que Jupiter faisait, répondit-il : τὰ μὲν ὑψηλᾶ ταπεινοῖ, τὰ δὲ ταπεινὰ ὑψοῖ.
Hoc est, sublimia deprimit, et humilia attollit, indicans celerem rerum, quamuis magnarum, esse commutationem, eamque solam in arbitrio diuino sitam.
C’est-à-dire « il rabaisse ce qui est en haut, il relève ce qui est en bas », signifiant par là la rapidité des changements des situations, fussent-elles élevées, et le fait qu’elles sont entre les mains de la seule divinité.
Gaudendum flendumque nobis est, uelimus nolimus cum Deo.
Il nous faut donc nous réjouir ou pleurer, bon gré mal gré, avec Dieu.
Non potest fieri, ut ulla sit felicitas perpetua, ac non sui satietas obrepat, ut etiam fuerint inuictissimi, quibus sua felicitas perpetua ita fuit suspecta, ut malorum cum reliquis mortalibus uoluerint esse participes.
Il est impossible qu’existe une félicité perpétuelle sans que s’y immisce le dégoût d’elle-même, impossible que quelqu’un d’invincible ait existé sans que sa félicité perpétuelle lui paraisse suspecte au point de vouloir partager le malheur des autres mortels.
Atque ut id potissimum fieret, abiecere aureos gemmis distinctos annulos in mare, quo aliquo infortunii absinthio res secundae aspergerentur, simul atque omnia secunda saltassent.
Et pour rendre la chose possible, certains ont jeté leurs anneaux d’or incrustés de pierres dans la mer pour qu’un peu de l’absinthe du malheur8 rejaillisse sur leurs succès, dès que tout leur avait réussi.9
Exemplorum plena sunt omnium historiographorum monumenta, ut non sit, cur eorum longa fiat enumeratio.
On trouve de nombreux exemples dans les mémoires de tous les historiens, au point qu’il n’y a pas lieu d’expliquer les raisons de la longueur de la liste.
Vt mittantur Cambysae, Ochoi, Darii, Croesi, Polycrates, Agathocles, Dionysii, Nerones, quae monarchiae, quae regna, quae urbes, quae nationes, in uno, atque eodem flore durauerunt ?
Sans parler des Cambyse, Artaxerxès, Darius, Crésus, Polycrate, Agathoclès, Denys, Néron, quelles monarchies, quels royaumes, quelles villes, quelles nations ont pu avoir un floruit continu et durable ?
Cum temporibus etiam leges, consuetudines, et politicae rerum publicarum disciplinae abolentur, et conduntur, uel a legumlatoribus, uel usu, nouae.
Avec le temps, même les lois, les coutumes et les règles de la politique publique se voient abolir et les législateurs ou l’usage en fondent de nouvelles.
Quin cum urbibus, et siluae, et amnes longo cursu fatigati, moriuntur.
Bien mieux : les villes, et avec elles les forêts et les cours d’eau, épuisés, meurent.
Confer huius nostrae urbis eam religionem, quae olim patrum nostrorum, adeoque nostra memoria fuit, cum ea, quam nunc habemus : compone ueterem Rempublicam, urbis statum, mores, ritus, ceremonias, leges, iudicia, iudiciorum formas, uirosque adeo ipsos, qui tum temporis Rempublicam gerebant, cum praesentibus, difficilis erit collatio, ne quid dicam, uix uestigium ueteris urbis extare.
Compare, dans notre ville, la religion qui fut naguère celle de nos pères et même de notre jeunesse avec celle que nous avons aujourd’hui ; mets en regard l’état d’autrefois, ses mœurs, rites, cérémonies, lois, jugements, formes de jugement, même les hommes qui à l’époque géraient les affaires publiques, et ceux d’aujourd’hui : la comparaison sera délicate, pour ne pas dire qu’il ne reste guère de traces de la ville ancienne.
Quid si reuiuiscerent trium ordinum columina, et praesentia uelut in theatro contemplarentur, inuersam urbem, et ima summis commutata clamarent.
Si les piliers de nos trois ordres ressuscitaient et pouvaient contempler le présent comme au théâtre, ils s’exclameraient que notre ville est sens dessus dessous et qu’on a inversé le bas et le haut.
Loquor hic de uicibus rerum humanarum tantum, non autem, quasi uero ego uetera illa nostra praesentibus anteponam, aut illa his praestantiora fuisse iudicem, sed ut hoc uno domestico exemplo proposito admoneamur fortunae, ac commutationis humanae.
Je ne parle ici que des vicissitudes des affaires humaines, mais ce n’est pas que j’aie pour le passé une préférence sur le présent ou que je juge le premier plus important que le second, mais pour que, avec cet unique exemple national en illustration, nous ayons en mémoire la fortune humaine et ses revers.
Quanquam noua ueteribus, et recentia antiquis ut plurimum deteriora esse solent.
Néanmoins le neuf par rapport à l’ancien, le récent par rapport à l’antique, sont généralement pires.
Vnde antiquum Latina consuetudine, pro bono usurpari receptum est.
Aussi l’ancien, selon l’usage latin, est-il considéré comme un bien.
Et me quoque iam dudum pistrini incipit capere fastidium, ut optem aliquando tranquillum portum, in quem me recipiam.
En ce qui me concerne, moi aussi depuis longtemps je commence à ressentir l’ennui du moulin10, au point de souhaiter parfois un port tranquille où me reposer.
Quo circa bene illud a priscis Graecis
dictum fuit, κύκλος τὰ ἀνθρώπινα
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Aussi est-il bon, ce vieux dicton grec κύκλος τὰ ἀνθρώπινα, c’est-à-dire « c’est un cercle que les affaires humaines », parce que celles-ci sont ballotées et reviennent comme en boucle.
Fortunam ita rotae assidentem fingebant, ut eam uersaret.
Ainsi représentaient-ils la fortune à côté d’une roue, prête à la faire tourner.
Ego, uir eximie, cum in hoc studiorum meorum curriculo, interpretandis poetis, et Ciceronis diuinatione nuper admodum defatigatus essem, uolui paulisper animum elegantiori otio oblectare : et quemadmodum nautae facere solent, qui post longam et periculosam nauigationem laboribus magnis defuncti, subductis in portum nauibus, quiete diebus hibernis corpora reficiunt, ita et ego a iactatione illa longa fractus, in amoenius studium, tanquam otium suauius leuandi taedii causa digressus fui.
Pour moi, remarquable ami, tandis que dans le cycle de mes ouvrages savants, dans l’interprétation des poètes et récemment du De Divinatione de Cicéron, je m’étais totalement épuisé12, j’ai voulu un peu réjouir mon esprit avec une recherche assez chic ; et comme font souvent les marins qui, après une navigation longue et dangereuse, une fois accomplie leur dure mission et les navires rentrés au port, dans le repos de la trêve hivernale récupèrent leurs forces, de même moi, brisé par une longue agitation, je me suis replié vers une étude plus aimable, une sorte de loisir plus agréable pour soulager ma fatigue.
Amant enim alterna Camenae.13
Car « les Muses aiment l’alternance ».
Verti Ranas Aristophanis Comici facetissimi, quae res tanto mihi iucundior fuit uisa, quanto accuratius ab ipso auctore fuerit elaborata comoedia.
J’ai traduit Les Grenouilles d’Aristophane, comique très drôle, activité qui m’a semblé d’autant plus agréable que la comédie de cet auteur est bien construite.
Hanc tibi placuit nuncupare, ut animum tuae humanitatis pristinae memorem declararem.
J’ai décidé de te la dédier, pour attester le souvenir qu’a mon esprit de ton ancienne amitié.
Vale. Idibus Februariis Anno LXI.
Adieu, 13 février de l’année (15)61.
Τὰ μὲν ὑψιλὰ ταπεινοῖ, τὰ δὲ ταπεινὰ ὑψοῖ, c’est-à-dire ‘il humile les grands, il agrandit les humbles’ ». Dans la source d’Érasme, Diogène Laërce, le bon mot est au style indirect,
Τὰ μὲν ὑψηλὰ ταπεινοῦν, τὰ δὲ ταπεινὰ ὑψοῦν.