Epistola dedicatoria
Nicodemus Frischlinus

Présentation du paratexte

Epitre dédicatoire. Frischlin offre le Plutus à Adam de Dietrichstein. Réflexions sur l'argent et la richesse.

Bibliographie :
  • Thomas Baier« Nicodemus Frischlin als Aristophanes-Übersetzer »editorDramatische Wäldchen. Festschrift für Eckard Lefèvre zum 65. GeburtstagpubPlacepublisherdate
  • Patrick Lucky Hadley Athens in Rome, Rome in Germany. Nicodemus Frischlin and the Rehabilitation of Aristophanes in the 16th Century pubPlace publisher date
  • David PriceThe Political Dramaturgy of Nicodemus Frischlin : Essays on Humanist Drama in GermanypubPlace publisher, date
Traduction : Christian NICOLAS

Epistola dedicatoria

Epître dédicatoire

Illustri et generoso domino, Domino Adamo a Dietrichstain, Baroni in Holenburg, Finckenstein, Tallenburg et Niclausburg, hereditario Carinthiae Ducatus Pincernae, Sanctae Caesareae Maiestati a consiliis secretioribus et aulae imperialis supremo Magistro, domino suo obseruando, Salutem plurimam dat Nicodemus Frischlinus.

A l’illustre et noble seigneur, Monsieur Adam de Dietrichstein, Baron d’Hollenburg, Finckenstein, Tallenburg et Niclausburg, échanson héréditaire du Duché de Carinthie, Conseiller privé de Sa Majesté Impériale, Grand Chambellan à la Cour Impériale, son respectable maître1, Nicodème Frischlin donne son bonjour appuyé.

Quaeris quis sit diuitiarum modus, Illustris et generose Baro : primus (respondet Seneca), habere quod necesse est ; alter habere quod fas est. 2

Vous demandez, Illustre et Généreux Baron, la mesure des richesses. La première, répond Sénèque, c’est d’avoir ce dont on a besoin ; la seconde, d’avoir ce qui suffit.

Nam auaro tam deest quod habet quam quod non habet.

Car l’avare est privé autant de ce qu’il a que de ce qu’il n’a pas.

Equidem reperias hodie quosdam inexplebiles pecuniarum gurgites, qui magnis opibus per fas nefasque conquisitis, nunquam tamen possunt exsatiari.

On trouverait aujourd’hui bien des gens gavés de richesses jusqu’à plus soif, que leur fortune, bien et mal acquise, n’arrive pas à satisfaire.

Tanta est in animis quorumdam hominum auri sitis, tanta argenti fames3.

Tant est grande chez certains la soif de l’or, la faim de l’argent !

Etsi autem deploranda res est, quod homines, obliti omnis humanitatis, aliorum bonis inhiant, eaque ad se rapiunt miluinis atque aquilinis unguibus, tanquam Harpyiae quaedam, tamen hoc dolendum est maxime quod opes et diuitiae nullis dantur nunc nisi diuiriotibus et quod ii qui minus habent, semper addunt diuitioribus.

Il faut certes déplorer que des hommes, oublieux de toute humanité, louchent sur les biens d’autrui, les agrippent dans leurs serres de faucons ou d’aigles tels des Harpies ; mais le plus triste reste surtout que la richesse et le pouvoir ne vont plus qu’aux plus riches et que ceux qui n’ont presque rien augmentent toujours le trésor des riches.

Detestanda uero est illa res et ordo ille praeposterus quod, in hac naturae caligine, opes non obtingunt semper bonis et iustis, sed saepenumero malis et improbis.

Détestable vraiment, cet ordre des choses qui fait que, dans cette nature enténébrée, la richesse n’aille pas toujours aux bons et aux justes mais souvent aux méchants et aux malhonnêtes.

Quae sane peruersitas locum etiam fecit prouerbio.

Cette inversion des valeurs est d’ailleurs passée en proverbe.

Vulgo enim dici solet : quo quis deterior, eo etiam fortunatior.

Car on dit souvent : « plus on est mauvais, plus on est chanceux ».

Huius confusionis causam qui ignorant, illi accusant fortunam, tanquam caecam et nullo consilio administrantem res hominum.

Ceux qui ignorent la cause de cette confusion accusent la fortune, qui, aveugle, gèrerait les affaires humaines sans aucun discernement.

Itaque etiam Plutum fingunt, Deum quemdam diuitiarum, qui caecus sit et qui inter bonos et malos non possit discernere.

C’est pourquoi ils se représentent également ainsi Plutus, le dieu de la richesse : aveugle, incapable de reconnaître les bons des méchants.

Hoc adeo uidere est ex hac perfecta et erudita comoedia Aristophanis, quae inscribitur Plutus et quam ille in extremis uitae temporibus composuit, ea nempe aetate quae omnes homines ad rem facit attentiores.

C’est ce qu’on peut voir dans cette parfaite et savante comédie d’Aristophane, intitulée Plutus, qu’il a composée à la fin de sa vie, à cet âge qui rend justement les hommes plus attentifs à la chose.

Nam in hac comoedia uerum usum diuitiarum commonstrat et abusum earumdem reprehendit.

Car dans cette comédie, il démontre le véritable usage de l’argent et critique l’abus qu’on peut en faire.

Quomodo enim quaerendae sint pecuniae et opes, quomodo inuentis utendum, quomodo erogandae et quibus, hoc poeta noster planius ac melius Chrysippo et Crantore dicit 4.

Comment il faut gagner l’argent et les biens, comment utiliser celui qu’on trouve, comment le réclamer et à qui, ces points notre poète les aborde plus complètement et mieux que Chrysippe et Crantor.

Hanc autem fabulam Latinis uersibus a me expressam, cur tibi potissimum, Illustris et Generose Baro, dedicare uoluerim, causae sunt non omnino nullae.

Cette pièce, je l’ai traduite en vers latins. Pourquoi j’ai voulu, Illustre et Généreux Baron, vous la dédier à vous plutôt qu’à un autre, les raisons ne manquent pas.

Primum enim tu unus es, si quisquam alius, qui opibus tuis et quae tibi largitur Deus, omnis bonitatis fons et origo, recte et liberaliter uteris.

D’abord vous êtes le seul, plus que tout autre, à user de vos biens et de ce que vous a octroyé Dieu, source et origine de toute bonté, de manière droite et généreuse.

Nam egenis et pauperibus prompta et dapsili manu succurris, in iis nulli tu parcis sumptui, nullis impensis.

Car aux indigents et aux pauvres, vous ouvrez toujours votre main pleine et secourable, pour eux vous n’épargnez aucune dépense, aucuns frais.

Accedit uero etiam notitia illa, quae mihi cum tuo fratre est eiusque filiis.

S’ajoute aussi que je connais bien votre frère et ses fils.

Quantus enim uir sit, quanta ornatus pietate, doctrina, sapientia, rerum usu, Illustris et uere Generose Baro, Georgius Sigismundus Dietrichsteinius, hoc ego ipsemet expertus sum.

La grandeur, l’étendue de la piété, du savoir, de la sagesse, de l’expérience, Illustre et vraiment Généreux Baron, de Georg Sigismund de Dietrichstein5, j’en ai moi-même fait l’essai.

Amiserat is eo anno quo una fuimus Holenburgi filium Erasmum, Baronem pium, doctum et ultra aetatem suam sapientem, atque hominem plane industrium.

Il avait perdu, l’année où nous étions ensemble à Hollenburg, son fils Erasme, baron pieux, savant et sage au-delà de son âge, et un garçon plein de talent.

Cuius ego mortem cum in meis poematis peculiari quadam elegia deplorauerim, nolo iam dolorem istum uel mihi uel aliis refricari, sed uolo ut quae mihi intercedit cum fratre tuo, uiro incomparabili, notitia eadem quoque tecum ineatur ac deinceps in perpetuum duret et mutuis officiis subinde confirmetur.

A sa mort, je lui ai consacré dans mes poèmes une élégie de déploration particulière ; mon but n’est pas de raviver cette douleur chez moi ou chez d’autres, mais d’obtenir que cette relation avec votre frère, homme incomparable, je puisse la partager désormais, identique, avec vous et qu’elle dure définitivement et se nourrisse de bons offices mutuels.

Quare hunc tibi, Illustris et Generose Baro, Plutum offero, ut non modo testimonium sit, meae erga te tuosque obseruantiae sed etiam arrha et uinculum quoddam nostrae notitiae.

Aussi, Illustre et Généreux Baron, je vous offre ce Plutus en témoignage de ma considération envers vous et les vôtres, mais aussi comme des arrhes et un gage de notre relation.

Neque est, ut aliquis uitio mihi uertat, quod singulas comoedias consecro singulis, uniuersas uni.

Et ce n’est pas (on pourrait m’en faire reproche) que je dédie chaque comédie individuelle à un destinataire individuel et le recueil complet à une seule personne.

Quae enim a me Caesari debentur uniuersa, eadem debentur singulis aliis singula.

Car ce que je dois globalement à l’Empereur, je le dois au détail à d’autres.

Volo enim ut posteritas, si qua est futura, nunc olim uideat, quorum hominum consiliis hic Imperator sit usus et quales in pace et bello negotiorum socios atque comites habuerit.

Car je veux que la postérité, s’il m’en échoit un peu, voie un jour de quels hommes cet Empereur suivait les conseils, qui, dans la paix et dans la guerre, participait à ses affaires, qui l’accompagnait.

Hoc consilium meum nemini bono displiciturum esse plane confido.

Ma décision ne déplaira à aucun homme de bien, j’en suis pleinement convaincu.

Deus Optimus Maximus te tuamque familiam diutissime conseruet.

Que le Bon et Grand Dieu vous préserve, vous et votre famille, le plus longtemps possible !

Francofurti ad Moenum, Calendis Maii, anno 1586.

A Francfort-sur-le-Main, le 1er mai 1586.


1. Adam de Dietrichstein, seigneur de Hollenburg, né en 1527, fut conseiller et chambellan de l’empereur Maximilien II, grand écuyer de la reine son épouse en 1562, premier chambellan en 1563, deux fois ambassadeur de l’Empereur en Espagne. Mort en 1590, il est enterré à Prague, aux pieds de l’Empereur Maximilien II. Source : François-Alexandre Aubert de La Chesnaye Des Bois, Dictionnaire de la noblesse, contenant les généalogies, etc., tome 5, s.v. Dietrichstein, Paris, 1772 (2e éd.).
2. Sen., Ep. 2.6. quis sit diuitiarum modus, quaeris. Primus habere quod necesse est, proximus quod sat est.
3. Virg., En. 3.57. sans doute inspiré de la célèbre formule Auri sacra fames
4. Hor., Ep. 1.2.4. Chrysippe est un maître de l’école stoïcienne, Crantor un philophe académicien, tous deux nés à Soles en Cilicie. Horace disait cela d’Homère, Frischlin d’Aristophane, manière de dire que la poésie fait mieux que la philosophie dans l’éducation de masse.
5. Il s’agit du frère aîné du dédicataire.