Présentation du paratexte
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T. Baier , « Érasme traducteur », Anabases. Traditions et réceptions de l’Antiquité,21 (date)p. 99-111 -
H. Norland , « The role of drama in Erasmus' literary thought », Acta conventus neo-latini Bononiensis: proceedings of the Fourth International Congress of Neo-Latin Studies,editor4 (date)pubPlace, publisherp. 549-557 -
N. G. Wilson , « Erasmus as a translator of Euripides: supplementary notes », Antike und Abendland,18.1 (date)p. 87-88 -
V. Leroux , « Les premières traductions de l’Iphigénie à Aulis d’Euripide, d’Érasme à Thomas Sébillet », Renaissance et Réforme,40.3 (date)p. 243-264
Reuerendo in Christo patri Guilielmo Archiepiscopo Cantuariensi primati Angliae Erasmus Roterdamus. S.P.D.
Au vénérable Père dans le Christ, William Archevêque de Canterbury, Primat d’Angleterre, Érasme de Rotterdam donne son salut.
Cum animo statuissem Praesul amplissime uertendis
graecis auctoribus rem theologicam, deum immortalem quam indigne sophisticis nugis
deprauatam pro uirili mea uel restituere uel adiuuare, ne statim iuxta Graecorum adagionem
ἐν τῷ πίθῳ τὴν κεραμείαν
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Puisque j’avais décidé, considérable prélat, de traduire les auteurs grecs afin de réparer ou d’améliorer, dans la mesure de mes moyens, la théologie immortelle (des dieux), indignement abimée par les sornettes de sophistes, afin de ne pas donner immédiatement l’impression de risquer, comme le dit le proverbe grec, de "mettre la charrue avant les bœufs", ou, comme on dit, de me précipiter dans une œuvre de cette ampleur avec les pieds sales, il m’a semblé bon de mettre à l’épreuve mon application à l’étude des deux langues, et ce au moyen de cette œuvre très difficile mais néanmoins profane, afin que la difficulté de l’entreprise me permette de m’exercer de la même manière, et que, si des erreurs étaient commises, elles engagent mon intelligence, mais ne soient pas une injure aux Saintes Écritures.
Itaque duas Euripidis Tragoedias, Hecubam et Iphigeniam in Aulide latinas facere sum aggressus, si quis forte deus coeptis tam audacibus dexter aspiraret.
C’est pourquoi j’ai entrepris de traduire en latin deux tragédies d’Euripide, Hécube et Iphigénie, si d’aventure un dieu propice voyait d’un œil favorable le projet si audacieux dans lequel je m’étais lancé.
Deinde cum uiderem operis instituti specimen non displicere uiris utriusque linguae callentissimis (quos profecto iam aliquot habet Anglia, liceat modo uerum citra inuidiam fateri, quouis in genere doctrinae uel Italiae totius admiratione dignos) intra pauculos menses, musis bene iuuantibus, ad umbilicum perduxi, quanto cum sudore, id ii demum experientur quicumque in eadem palaestram descenderint.
Par la suite, comme je constatais que l’échantillon de l’ouvrage entrepris n’était pas pour déplaire à de très fins connaisseurs des deux langues (et l’Angleterre comporte désormais un grand nombre d’hommes, qu’il me soit simplement permis de l’avouer sans susciter d’hostilité, qui sont dignes, dans tous les domaines, d’admiration, et même de celle de l’Italie), en peu de mois, avec la bienveillance des Muses, j’étais arrivé au bout ; avec combien de sueur, cela seuls peuvent le comprendre ceux qui sont descendus dans cette même arène avant moi.
Et enim quum illud ipsum ex bonis graecis bona latina facere sit eiusmodi, ut singularem aliquem requirat artificem, neque solum sermonis utriusque copiosa parataque supellectile ditissimum, uerum etiam oculatissimum uigilantissimumque adeo ut saeculis iam aliquot nullus extiterit : qui in hoc munere omnibus eruditorum calculis probaretur : facilis nimirum est coniectura, quantum fuerit negotii carmen carmine reddere, praesertim tam uarium et inusitatum idque ex auctore non modo tam antiquo, eoque tragico, uerum etiam mirum in modum presso, subtili, excusso, in quo nihil otiosum, nihil quod uel adimere, uel mutare citra flagitium queas.
Et en effet puisque la tâche même de traduire du bon grec en bon latin est de telle nature qu’elle requiert un spécialiste hors du commun, qui allie la richesse de bagages abondants et prêts à être mobilisés dans chacune des deux langues, à une très grande clairvoyance et une très grande vigilance, si bien que depuis de nombreux siècles, il ne s’est manifesté personne qui, dans cette tâche, ait reçu l’approbation de tous les érudits, il est certainement facile de soupçonner quelle quantité de travail cela a exigé de restituer les vers, surtout des vers d’une telle variété et d’une telle rareté, et ce surtout chez un auteur non seulement si ancien, et partant tragique, mais aussi d’une concision, d’une subtilité, d’une précision étonnantes, chez qui rien n’est laissé au hasard ; le moindre changement, la moindre substitution, serait une scandaleuse erreur.
Praeterea qui in tractandis locis rhetoricis tam creber sit, tam acutus ut passim declamare uideatur.
En outre, son traitement des passages rhétoriques est si foisonnant, si pénétrant, qu’on a de toutes parts l’impression d’être face à une déclamation.
Adde nunc choros nescio quanam affectatione, adeo obscuros ut Œdipo quopiam aut Delio sit opus magis quam interprete. Accedit ad haec codicum deprauatio exemplarium inopia, nulli interpretes ad quos confugiamus. Quo minus admiror si ne hoc quidem felicissimo saeculo quisque italorum ausus fuit hoc muneris aggredi, ut tragoediam aliquam aut comoediam uerteret, quum plures Homero manus sint admoliti, inter quos etiam Politianus ipse sibi non satisfecit.
S’y ajoutent aussi les chœurs qui sont, je ne sais pour quelle raison, à tel point obscurs que c’est un Œdipe ou un Apollon qu’il leur faudrait, plutôt qu’un traducteur. De surcroît, l’altération des manuscrits, le petit nombre d’exemplaires existants, et l’absence de traducteurs vers lesquels se réfugier. Et je ne m’étonne pas que, même à notre très heureuse époque, aucun Italien n’ait osé s’atteler à la tâche de traduire une tragédie ou une comédie, bien que nombreux soient les traducteurs qui ont porté la main sur Homère (et parmi eux, Politien lui-même n’était pas satisfait de son travail).
Quidam Hesiodum tentarit neque id satis feliciter, alius Theocritum sit agressus, sed multo etiam infelicius. Denique cum Franciscus Philelphus (id quod post institutam interpretationem cognouimus) primam Hecubae scaenam in oratione quadam funebro traduxerit, sed ita ut nobis alioqui putidulis, uir tantus animi non parum adderet.
L’un s’est essayé à Hésiode, mais la tentative ne fut pas assez heureuse, un autre à Théocrite, mais l’entreprise fut même beaucoup trop malheureuse. Enfin, Franciscus Philelphus (cela je l’ai appris après avoir commencé ma traduction) a traduit la première scène de l’Hécube dans une oraison funèbre, mais pour nous, qui sommes par ailleurs un peu snobs, ce grand homme ajoutait un peu trop d'esprit.
Ego porro neque tantis exemplis, neque tam multis operis difficultatibus deterritus, magisque Poetae huius suauiloquentia plusquam mellita, quam illi tribuunt etiam inimici, allectus, rem hactenus intentatam non sum ueritus aggredi, futurum sperans ut etiam si parum praestitissem tamen candidi lectores uel hunc meum conatum laude aliqua dignum ducerent : porro maligniores saltem ueniam darent operis tam ardui nouo interpreti.
D’ailleurs moi, je n’ai été détourné ni par de si grands exemples, ni par les nombreuses difficultés de l’ouvrage, pas plus que je n’ai été contraint par le langage de ce poète, plus doux encore que le miel, douceur que lui reconnaissent même ses ennemis, et je n’ai pas craint d’entreprendre une tâche qui n’avait jusqu’à aujourd’hui jamais été tentée, dans l’espoir que, même si je me distinguais peu, des lecteurs sincères considèrent toutefois mon effort digne d’une quelconque louange, et qu’en outre, des lecteurs moins bien intentionnés sauraient du moins pardonner à un traducteur novice la rudesse de son ouvrage.
Maxime quod ad caeteras difficultates ipse prudens non mediocre pondus adiecerim, mea in uertendo religione, dum conor, quoad licet, Graecanici poematis figuras, quasique filum repraesentare, dum uersum uersui, dum uerbum paene uerbo reddere nitor, dum ubique sententiae uim, ac pondus summa cum fide Latinis auribus appendere studeo.
Et surtout, dans ma prévoyance, j'ai ajouté à l'ensemble de ces difficultés un poids non négligeable dans mes scrupules de traducteur, en essayant, autant que possible, de reproduire les spécificités formelles des poèmes dramatiques grecs, presque comme un fil, en tâchant de rendre vers à vers, presque mot pour mot, en m'appliquant à adapter partout avec la meilleure fidélité pour des oreilles latines la signification dans toute sa force et tout son poids.
Siue quod mihi non perinde probat illa in uertendis autoribus libertas, quam Marcus Tullius ut aliis permittit, ita ipse (pene dixerim immodice) usurpauit, sive quod nouus interpretes in hanc malui peccare partem ut superstitiosior uiderer alicui potius quam licentior, id est, ut littoralibus in harenis nonnumquam haerere uiderer potius, quam fracta naue mediis natare fluctibus, maluique committere, ut eruditi candorem et concinnitatem carminis in me forsitan desiderarent, quam fidem.
Soit que je n’approuve pas autant cette liberté dans la traduction des auteurs, dont Cicéron, comme il l’a permise à d’autres, a également lui-même usé (et je dirais presque de façon excessive), soit que, en traducteur novice, j’aie préféré pécher, au risque de sembler trop scrupuleux plutôt que trop hardi, c’est-à-dire au risque de sembler quelquefois me fixer dans les sables du littoral plutôt que de donner l’impression de nager au milieu des flots, après la destruction de mon navire, j’ai préféré m’exposer à ce que ce soit l’absence d’éclat et de recherche que les érudits déplorent peut-être chez moi plutôt que la fidélité.
Denique nolui paraphrasten professus ea mihi latebram parare, qua multi suam palliant inscitiam, ac loliginis in morem, ne deprehendantur, suis se in tenebris inuoluunt.
Enfin, je n’ai pas voulu de paraphrase, ayant décrété qu’elle fournissait, pour moi, un refuge grâce auquel beaucoup dissimulent leur ignorance, et, à la façon des calmars, pour ne pas se faire prendre, s’enveloppent de leurs ténèbres.
Iam uero quod latinae tragoediae grandiloquentiam ampullas et sesquipedalia
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Quant au fait qu’ils n’entendront nulle part ici la grandiloquence, le style ampoulé et les mots longs d’un pied et demi (comme le dit Flaccus) , ils ne doivent pas me l’imputer car, remplissant ma tâche de traducteur, j’ai préféré rendre l’élégance et la pureté concise de celui que j’ai traduit, plutôt qu’une boursouflure qui lui est étrangère, qui, quand je la rencontre ailleurs, ne me plaît guère.
Porro certissimam in spem uocor fore, ut hic labor meus, quum aduersus iniquorum calumnias fit egregie tutus, tum candidis et aequis gratissimus exeat, excellentissime pater, si tuo quoque calculo fuerit comprobatus, quem equidem in tanto ornatissimorum principum numero facile mihi delegi, cui meas has uigilias consecrarem, ut quem unum perspexerim praeter summum fortunae splendorem, litteris, eloquentia, prudentia, pietate, modestia, integritate, postremo singulari quadam erga bonarum literarum cultores benignitate, sic praeditum, ornatum, cumulatum, ut istud Primatis uocabulum in neminem magis competat quam in te, qui non solum officii dignitate, uerum multo magis omnium uirtutum genere primas teneas, idem et regiae aulae praecipuum ornamentum, et ecclesiasticae dignitatis unicum fastigium.
En outre, je suis appelé vers l’espoir que ce travail qui est le mien, soit d’une part tout particulièrement protégé contre les critiques de ses détracteurs, d’autre part finisse par être très apprécié des gens honnêtes et justes, très excellent père, s’il se voit accorder tes faveurs, toi, que j’ai aisément choisi parmi un si grand nombre de guides des plus remarquables, pour te consacrer mes nuits blanches, car j’ai reconnu que tu es unique : outre la gloire remarquable de ta réputation, ton éducation, ton éloquence, ta prudence, ta bienveillance, ta modestie, ton intégrité, et enfin une générosité toute particulière envers ceux qui cultivent les belles lettres, font ta singularité, et tu es si doué, si honorable, si parfait, qu’il n’est personne à qui ce mot de « primat » convienne mieux qu’à toi qui, non seulement par la noblesse de ta civilité mais encore plus par la nature de toutes tes vertus, occupes le premier rang ; et tu possèdes aussi la distinction digne de celle d’un roi et le rang unique de la noblesse ecclésiastique.
Quod si mihi contigerit, ut hoc meum studium probetur a uiro tam probato, profecto nec hactenus exhausti laboris me paenitebit, neque grauabor in posterum, maiore conatu rem theologicam adiuuare.
Et s’il m’est donné que ce travail qui est le mien reçoive l’estime d’un homme si estimable, assurément je n’aurai pas de regret d’avoir mené ce travail tout à fait à son terme, et, à l’avenir, ce sera sans réticence que je viendrai en aide à la théologie en ma lançant dans des entreprises de plus grande ampleur.
Vale, et Erasmum in eorum numerum ascribito, qui tuae paternitati toto pectore sunt addicti.
Adieu, et inscris Érasme au nombre de ceux qui te sont dévoués de tout leur cœur.
Londini, IX Calendas Februarii
A Londres, neuf jours avant les Calendes de Février.