Gasparus Stiblinus aequo lectori salutem plurimam dicit
Gasparus Stiblinus

Présentation du paratexte

Bibliographie :
Traduction : Christian NICOLAS

Gasparus Stiblinus aequo lectori salutem plurimam dicit.

Gasparus Stiblinus donne bien le bonjour au lecteur bienveillant.

Rationem et consilium huius meae in Euripidem commentationis, optime Lector, breuibus accipe: ut et meam tibi operam probem et iniquiorum censorum seueritatem nonnihil leniam.

La raison et le projet de ce commentaire que je fais à Euripide, excellent lecteur, écoute-les brièvement : je pourrai ainsi te prouver mes bons soins et adoucir quelque peu la sévérité de censeurs trop injustes.

Ante annos quinque coeperam Declamationes quasdam exercitandi ingenii et stili gratia scribere in Hecabam, Phoenissas, et Orestem : nec pessime res, ut mihi tum uidebatur, succedebat.

Depuis cinq ans j’avais commencé à rédiger des déclamations (pour entraîner le talent et le style) sur Hécube, Les Phéniciennes et Oreste, et la chose ne se passait pas si mal, à mon sens.

Erat autem hoc meum institutum, ut quaecumque facerent ad sensum luculentiorem poetae et ad explicationem mythologiae pertinerent ea breuiter comprehenderem.

Mon propos était d’embrasser brièvement tout ce qui servait à illustrer le sens voulu par le poète et ce qui participait de l’explication des mythes.

Sic autem progymnasma illud accidit, ut amplius quid in auctore illo tentare ausus sim, cui tamen tractando me numquam parem iudicaui, coeperimque componere annotationes in loca quaedam obscuriora.

Mais l’exercice a pris cette direction : j’ai eu l’audace d’en vouloir davantage, à l’égard d’un auteur à la hauteur duquel j’ai toujours su pourtant que je n’arrivais pas, et me mis à composer des notes sur les passages un peu obscurs.

Quo in negotio uersans cum nonnunquam uulgarem uersionem cum Graeco conferrem, tum illa, praeterquam quod obscura et ad uerbum esset facta, paene infinitis in locis non satisfaciebat mihi.

Occupé à cette tâche, quand je comparais la version traduite à l’original grec, outre qu’elle était obscure et trop littérale, elle ne me satisfaisait pas sur d’innombrables passages.

Quare tandem ad recognoscendam eam, idque horatu Oporini, uiri iudicii acerrimi et cuius auctoritatem nulla in re defugere soleo, animum adieci.

Alors je finis par décider d’en faire la révision, qui plus est sur les encouragements d’Oporinus1, un homme au jugement acéré et dont je n’ai pas l’habitude de jamais esquiver l’autorité.

Sed cum neque haec res ex animi sententia succederet, totam uersionem nouam facere constitui: qua in sententia Oporini me confirmauit auctoritas.

Mais comme cela non plus n’avait pas le succès que j’en attendais, j’entrepris de faire une traduction entièrement nouvelle, décision dans laquelle l’autorité d’Oporinus me conforta.

Feci igitur nouam, non ut uel mihi aliquid peculiare arrogarem inde uel Dorotheo Camillo (hoc enim nomine uulgaris interpretatio circumfertur) aliquid detraherem eiusue operam eleuarem, quem et doctum uirum et utilem studiosis operam nauasse hoc quidem in negotio non nego, imo cuius interpretatione me multum usum esse in conficiendo isto Opere fateor, sed ut augustior luculentior et honesto ac Romano habitu commendatior in manus studiosorum ueniret, quorum utilitati et commodis inseruire in primis pium esse duco.

J’en fis donc une nouvelle, non que je voulusse m’en arroger quelque mérite que ce fût ni retirer quoi que ce fût à Dorotheus Camillus2 (car c’est sous ce nom latin que circule son identité de la langue vernaculaire3) ou amoindrir son travail, lui dont je ne nie pas qu’il soit savant ni qu’il ait accompli un travail utile aux étudiants dans cette affaire (bien au contraire, j’avoue que j’ai beaucoup utilisé sa traduction en réalisant cet ouvrage) , mais pour qu’il arrive plus vénérable, plus brillant, mieux mis dans son bel habit romain, entre les mains des étudiants, pour le service et la commodité desquels le travail est, selon moi, une activité noble entre toutes.

Porro ad hoc negotium non parum me animauit Beati Rhenani bibliotheca, cuius mihi a magistratu nostro (quae illius perpetua erga bonas literas et literatos est beneuolentia) facta est copia.

Pour cette tâche, l’inspiration m’est beaucoup venue de la bibliothèque de Beatus Rhenanus4, où, depuis notre prise de fonction (tant est constante sa bienveillance envers les lettres et les lettrés !), j’ai eu toute facilité.

Eam enim auctoribus tam Graecis quam Latinis instructissimam habuit uir ille immortalitate dignissimus cum propter alias eximias uirtutes tum ob eruditionem, quae notior iam orbi est quam ut sit hic a me praedicanda.

Car il l’a toujours abondamment fournie d’auteurs tant grecs que latins, cet homme qui mérite l’immortalité pour tant de qualités éminentes et particulièrement son érudition, qui est trop connue dans le monde entier pour que j’aie à en faire l’éloge.

Ceterum quia commode mihi in actus diuidi posse tragoediae uidebantur, ad subleuandum lectoris fastidium singulas fabulas in quinque actus digessi; suas item singulis fabulis et praefationes et annotationes ex classicis tum Graecis tum Latinis scriptoribus subiunxi, una cum argumentis in singulos cuiusque tragoediae actus.

D’ailleurs, comme je pensais qu’on pouvait commodément diviser les tragédies en actes pour soulager l’ennui du lecteur, j’ai disposé chaque pièce en cinq actes et aussi ajouté à chaque pièce ses propres préfaces et annotations tirées d’écrivains tantôt grecs, tantôt latins, en même temps que les arguments de chaque tragédie, acte par acte.

Quae omnia qualia et cuius frugis sint, tuum, amice lector, sit iudicium.

De la qualité et de l’utilité de tout cela, je te laisse juge, ami lecteur.

Incides nonnunquam in salebras, quas inspersere uel scioli quidam uel negligens sui uetustas.

Tu tomberas parfois çà et là sur des aspérités qu’on doit à des demi-savants ou à une ancienneté qui s’est un peu négligée.

Sed quis omnia expoliret uel explicaret in tanta emendatiorum codicum ueterumque commentariorum inopia?

Mais qui pourrait tout polir et expliquer quand il y a si peu de manuscrits corrigés et de commentaires anciens ?

Nam quae Arsenius scribit in paucas tantum sunt fabulas et ad hoc confusa ac corrupta.

Car ce qu’écrit Arsenius5 concerne seulement quelques pièces et reste pour cette raison un texte confus et corrompu.

Fateor etiam me multis in locis uim sententiarum et uerborum plane ut cupiebam exprimere non potuisse, sed ueniam deberi meae tenuitati puto cum et multis modis lingua Graeca nostra sit uberior: et Atilius aliquot Sophoclis ita traduxerit, ut a Licinio ferreus scriptor dici meruerit6: et Pacuuius ac Ennius quasdam Euripidis sic putide uerterint ut dubitatum sit dignaene lectu essent.

J’avoue même que, en plusieurs endroits, je n’ai pas pu exprimer le sens des idées et des mots comme je le souhaitais, mais je pense qu’on doit exonérer mon étroitesse, dans la mesure où d’une part la langue grecque est à bien des égards plus riche que la nôtre, d’autre part que, quand Attilius a traduit quelques morceaux de Sophocle, il a mérité de Licinius le nom de poète en fer, et que Pacuvius et Ennius ont traduit des passages d’Euripide de manière si puante qu’on hésite à les faire lire.

Ceterum quod illis antiquitas tribuit tantum et mihi dari postulo: nempe meam translationem, etsi multum absit a genuina huius poetae uirtute, tamen cum fruge et utilitate aliqua a bonis uiris legi posse.

D’ailleurs je ne réclame pour moi que ce que l’antiquité leur a octroyé : c’est que ma traduction, quoique très éloignée des qualités originelles de ce poète, puisse néanmoins être lue avec profit et utilité par les bonnes gens.

Porro uideri ego possem ingratissimus esse erga Ioannem Hartungum, praeceptorem meum, nisi eius huc insererem memoriam, cui maior pars laudum, si quae ad me ex ista lucubratione redierint, debebitur.

Je semblerais bien ingrat à l’égard de Johannes Hartung7, mon maître, si je n’évoquais ici la mémoire de celui à qui seront dues la plupart des éloges qui m’arriveront après cet ouvrage.

Primus ille mihi ad hunc auctorem uiam aperuit cum Friburgi magna laude et auditorum plausu Phoenissas, non postremae inter Euripidis fabulas notae, interpretaretur.

C’est lui qui le premier m’a ouvert l’accès à cet auteur, en traduisant à Fribourg sous les vivats et les applaudissements des auditeurs Les Phéniciennes, qui n’est pas de la dernière qualité parmi les pièces d’Euripide.

Quem etsi nouerim magis offendi quam affici immodicis laudibus multumque hos uersiculos ex Heraclidis in ore habere :

Je sais qu’il était plus offensé qu’impressionné par les marques excessives d’éloge et qu’il citait volontiers ces petits vers des Héraclides :

καὶ γὰρ ἐπίφθονον λίαν γ’ ἐπαινεῖν ἐστὶ, πολλάκις δέ δὴκαὐτὸς βαρυνθεὶς οἶδ’ ἄγαν γ’ αἰνούμενος 8 ,

« car il est déplaisant de louer à l’excès, et d’ailleurs bien souvent j’ai senti la lourdeur de louanges trop vives »,

tamen ita φιλοστόργως διάκειμαι πρὸς αὐτὸν ut non uerear etiam cum offensa aliqua ipsius, ceu praeco aliquis, publice proclamare ipsius laudes.

néanmoins, je me sens si plein d’amitié pour lui9 que je n’ai pas peur, fût-ce en l’offensant, de proclamer publiquement, tel un héraut, son éloge.

Id enim et pietatem et gratitudinem meam erga ipsum decere arbitror, qui me quantum in ipso fuit in sacraria philosophiae duxit primusque Graecis Musis initiauit.

Car c’est le moins que puissent faire ma piété et ma gratitude à son endroit, je crois, car il m’a conduit dans le saint des saints de la philosophie et m’a le premier initié aux Muses grecques.

Tam uero solida et recondita est in ipso doctrina ut nihil inde nisi perfectum, liquidum, elaboratum et quod summi quoque uiri admirentur proficiscatur.

La science chez lui est si solide et si ancrée que rien n’en sort que de parfait, évident, élaboré, digne de l’admiration des puissants.

Adeo autem meo instituto huic fauit ut etiam codicem suum ad id mihi commodauerit totum annotationibus et auctorum allegationibus refertum, quorum tam Graecorum quam Latinorum thesaurum habet incomparabilem.

Or il a tant favorisé mon projet qu’il est allé jusqu’à me prêter, dans ce but, son exemplaire tout rempli d’annotations et de phrases d’auteurs, dont il a, en grec comme en latin, un trésor inestimable.

Te oro, amice Lector, ut meam operam boni consulas ac uel uoluntati, si minus euentus responderit, faueas.

Ami lecteur, s’il te plaît, vois d’un bon œil mon ouvrage et accorde ta faveur à ma bonne volonté, s’il ne répond pas complètement à ton attente.

Sic tibi omnia, quaecumque conaris honesta, ex animi sententia succedant.

Et qu’alors toutes tes entreprises honnêtes trouvent le succès que tu espères.

Vnum adhuc subiicere libet: si hanc lucubrationem tibi fructuosam senseris, debebis maximam gratitudinis partem D. Ioanni Oporino, alteri nostrae Germaniae Aldo, ac plane Reipublicae literariae (qualis uix umquam alius extitit) et instauratori et assertori: quo hortatore quicquid est negotii suscepi perfecique.

Je voudrais juste ajouter ceci : si cet ouvrage t’a paru utile, tu en devras une bonne part de gratitude à Johannes Oporinus, l’alter ego d’Alde10 pour notre Allemagne, et, pour la République des lettres, à coup sûr (et d’un gabarit qu’on ne voit pas souvent), un restaurateur et un défenseur à l’instigation duquel j’ai entrepris et mené à son terme tout ce labeur.

Vale: Selestadii, 23 die Octobris, Anno Domini 1558.

Adieu. À Sélestat, 23 octobre de l’an de grâce 1558.


1. C’est-à-dire Hans Herbst (1507-1568), célèbre imprimeur de Bâle qui a beaucoup œuvré pour la renaissance des classiques.
2. Allusion à l’édition d’Euripide en latin opérée par D. Camillus en 1541 chez Winter ou en en 1550 chez Apiarius, deux éditions de Bâle elles aussi.
3. On l’identifie, sans garantie, avec Rodolphus Collinus (Rudoph Ambühl), ami de Zwingli, qui le propulsa professeur de grec à la Schola Tigurina de Zürich. Cf. J.-C. Saladin, « Euripide luthérien ? », Mélanges de l'école française de Rome, Année 1996, 108-1, pp. 155-170, particulièrement p. 162-163. Voir sa fiche sur e-manuscripta. Le rapport entre le nom vernaculaire et le résultat Dorotheus Camillus ne saute pas aux yeux.
4. Beatus Rhenanus / Beatus Bild (1485-1547) humaniste alsacien et éditeur actif à Bâle et à Sélestat, propriétaire d’une bibliothèque ancienne de premier ordre.
5. Arsenius Apostolios (1465-1535), évêque de Monembasa, scholiaste d’Euripide. Ses scholies, Σχόλια τῶν πάνυ δοκίμων εἰς ἑπτὰ τραγῳδίας τοῦ Εὐριπίδου συλλεγέντα ἐκ διαφόρων παλαιῶν βιβλίων καὶ συναρμολογηθέντα παρὰ Ἀρσενίου. Scholia in septem Euripidis tragoedias ex antiquis exemplaribus ab Arsenio collecta et nunc primum in lucem edita ont été éditées chez Giunta à Venise en 1534 et réimprimées par Hervagius à Bâle en 1544. Voir le site https://euripidesscholia.org/.
6. Cic., Fin. 1.5. A quibus tantum dissentio, ut, cum Sophocles uel optime scripserit Electram, tamen male conuersam Atilii mihi legendam putem, de quo Lucilius: 'ferreum scriptorem', uerum, opinor, scriptorem tamen, ut legendus sit, “Je ne suis pas de leur avis, car, même si Sophocle a excellemment rédigé son Electre, on peut la lire dans la mauvaise traduction d’Attilius, dont Lucilius a dit ‘poète en fer’, mais poète tout de même, que donc il faut lire”. Cicéron attribue cette opinion sur Attilius non pas au poète Licinius mais au poète Lucilius.
7. Johannes Hartung (1505-1579) était un des meilleurs hellénistes de son temps, professeur de grec et d’hébreu à Fribourg de 1546 à sa mort.
8. Eur., Her. 202-204. Variante au vers 202 : καὶ γὰρ οὖν ἐπίφθονον.
9. L’expression est donnée en grec. Cette succession de mots grecs φιλοστόργως διάκειμαι πρὸς αὐτὸν ne semble pas être une citation ; elle fait phrase toute faite telle qu’on la trouve dans l’Onomasticon de Pollux, 113.
10. Alde Manuce, l’immense éditeur et imprimeur vénitien à qui l’on doit un grand nombre d’editiones principes des auteurs antiques