Présentation du paratexte
Placé au début de l’édition, entre la lettre dédicatoire de Pio à Giovanni
Bentivoglio et la Tabula Operis, ce poème d’Antonio Maria Calcaterra associe, de
façon topique, la « renaissance » de Plaute à celle du phénix, oiseau légendaire
aux plumes d’or et de pourpre, dont la résurrection fabuleuse, sur le bûcher de
ses propres dépouilles recouvertes de myrrhe et d’encens, est devenue un symbole
polysémique, afférent à la cosmologie mythique, à la biologie et à l’esthétique
(GOSSEREZ L., « Le phénix, le temps et l’éternité », Le phénix et son
Autre. Poétique d’un mythe. Des origines au XVIe siècle, Rennes,
Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 45). Loin de se réduire, dans ce
poème, à une brève allusion, cette comparaison topique, qui célèbre l’entreprise
éditoriale de Pio, s’ouvre sur un véritable tableau mythologique du phénix, qui
rivalise, en particulier, avec le De aue Phoenice de Lactance,
écrit au début du IVe s. de n.è. (editio
princeps publiée, à Rome, en 1468, par Schweynheym et Pannartz) :
sur les neuf distiques que compte l’épigramme, sept sont consacrés au phénix
(les sept premiers) et deux à la renaissance de Plaute et à l’œuvre de Pio (fin
du poème). Tout en articulant la tradition de l’epyllion allégorique aux accents
de « l’élégie triomphale » (GOSSEREZ L., « Le phénix de Lactance : naissance de
l’élégie triomphale chrétienne », op. cit., p. 119-146), ce poème, écrit en
distiques élégiaques, opère une forme de réduction et de synthèse de son
intertexte principal, le De aue Phoenice : parmi les cinq tableaux du mythe que
développe Lactance, en quatre-vingt-cinq distiques, les quatorze vers de
Calcaterra se concentrent sur le voyage du phénix vers l’orient (la Phénicie) et
sa résurrection miraculeuse (qui correspondent aux vers 59-160 de Lactance).
Plus précisément, ce jeu d’imitatio et de
uariatio que met en œuvre Calcaterra –
selon une dialectique imitatio / inuentio qui
fait écho au cycle de vie du phénix – se traduit par la reprise très fidèle des
images et du lexique employés par Lactance, soulignant, par là-même, le goût de
Calcaterra pour les détails sensoriels (couleurs et parfums). Car la
métamorphose du phénix, qui admet, chez Lactance, une acception chrétienne,
vient ici célébrer la beauté et la sublimation, sensible et spirituelle, de
l’entreprise philologique de Pio qui rend possible la renaissance de Plaute, en
même temps que son apothéose et sa gloire éternelle.
Bibliographie :
- LACTANCE, De aue Phoenice, en particulier les vers 59-160
(editio princeps publiée en 1468, à Rome, par Schweynheym et
Pannartz).
- CLAUDIEN, Phoenix, Carmina minora uel potius miscellanea,
27, éd. HALL J. B., Leipzig, Teubner, 1985, p. 342-409.
- ORIGÈNE, Contre Celse, IV, 98, trad. du grec par BORRET M.,
SC 136, Paris, Cerf, 1968, p. 429-431.
- FABRIZIO-COSTA S. (éd.), Phénix : mythe(s) et signe(s), Actes du
colloque international de Caen (12-14 octobre 2000), Bern, Peter
Lang, 2001.
- GOSSEREZ L. (dir.), Le phénix et son Autre. Poétique d’un mythe.
Des origines au XVIe siècle, Rennes, Presses universitaires de
Rennes, 2013.
- HUBAUX J. et LEROY M., Le Mythe du phénix dans les littératures
grecque et latine, Paris, Droz, 1938.
- LECOCQ F., « L’iconographie du phénix à Rome », Schedae,
2009, prépublication n°6, fascicule n°1, p. 73-106.
- VAN DEN BROEK R., The myth of the phoenix, Brill, Leiden,
1972.
- ZAMBON F., GROSSATO A., Il mito della fenice in Oriente e in
Occidente, Venise, ed. Marsilio, 2004.
Traduction : Déborah BOIJOUX
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Antonii Mariae Calcaterrae Mediolanensis
D’Antonio Maria Calcaterra,
milanais1.
Annorum carie phoenix oneratus ad
ortus Ipse tuos uolitat, diua pudoricolor2.
Usé par le poids des années, le
phénix, de lui-même S’envole vers ton levant, déesse
pourprée3.
Huc ubi
peruenit nidum sibi construit ales Ore legens guttis cinnama
balsameis. 4
Quand il a atteint son but,
l’oiseau se construit un nid, Recueillant de son bec la cannelle aux
gouttes parfumées.
Apparat hinc myrrhae succos, hinc
uimen achanti5
Et quae sacrificus thura ministrat Arabs, Ac
lucem speculata nouam radiosque recentes 6Se quatit et
blanda carmina uoce ciet,
Il dispose, ici, les sucs de la
myrrhe, là, les tiges de l’acanthe Et l’encens que l’Arabe utilise pour
sacrifier. Puis, sous la lumière nouvelle et les jeunes rayons qu’il a
guettés, Il s’ébroue et produit un chant à l’harmonieuse mélodie,
Donec odoratum radiis rutilantibus
ignem Sol iacit in tumulum grataque busta facit.In cinerem resoluta uiget teretemque figuram7
Obtinet et fractis pullulat exuuiis. 8
Jusqu’à ce que le soleil jette sur
le tertre, de ses rayons rutilants, Des brandons odorants et produise un
précieux bûcher. Une fois réduit en cendre, l’oiseau retrouve sa vigueur,
se ramasse En une forme arrondie et se multiplie à partir de ses
dépouilles brisées.
Cognataeque
sedens torquata cacumine palmae 9 Ad patrios
tandem pergit honora lares.
Et séjournant sur le sommet du
palmier qui lui est apparenté 10, [L’oiseau] à collier 11, digne d’honneur, se
dirige droit vers les lares paternels.
Non secus Italidis Plautus noua gloria Musae Pulchrior e propria
surgit in astra nece.
C’est ainsi que Plaute,
nouvelle gloire de la Muse italienne, S’élève, plus beau, vers les
astres, depuis sa propre mort.
Cui Pius auricomis radiis squallore remoto12 Et senio aethernum
iussit habere decus.
Voilà, dépoussiéré et rajeuni sous
des rayons enveloppants, Celui auquel Pio a prescrit une splendeur
éternelle.
1. Nous n’avons pas retrouvé l’identité de ce poète, sans doute
apparenté au milanais Giacomo Maria Calcaterra dont le poème (« Scaena, iocus,
ueneres, risus, derisus, amores… ») figure un peu après, à la fin de la
Tabula.
2. Gell., Noct. 19.7 . Littéralement « [ayant] le teint de la
pudeur ». Il s’agit de l’Aurore. L’épithète pudoricolor aurait été
employée, selon Aulu-Gelle (quod rubentem
auroram ‘pudoricolorem’ appellauit), par le poète
Laevius dans son Alcestis, à propos de
l’Aurore.
3. Autrement dit vers l’orient, car c’est en « Phénicie » (dont
le nom grec,
Φοινίκη, partage la même
racine étymologique que
φοῖνιξ, le «
phénix ») que se produit, selon certains auteurs (Lact.,
Phoen. 66) le miracle de sa renaissance. Pour Sid.,
Carm. 22.50), le phénix résiderait même au pays de
l’Aurore.
4. Lact., Phoen. 77-86 et 117-120. Construit inde sibi seu nidum siue sepulchrum / Colligit hinc sucos
et odores diuite silua, / Quos legit Assyrius, quos opulentus Arabs,
/ Quos aut Pygmeae gentes aut India carpit / Aut molli generat terra
Sabaea sinu. / Cinnamon hinc auramque procul spirantis amomi /
Congerit et mixto balsama cum folio : / Non casiae mitis nec olentis
uimen acanthi / Nec turis lacrimae guttaque pinguis abest. […] Ante
tamen proprio quidquid de corpore restat / Ossaque uel cineres
exuuiasque suas / Vnguine balsameo myrraque et ture soluto / Condit
et in formam conglobat ore pio.
5. Lact., Phoen. 85. Non casiae mitis
nec olentis uimen acanthi [abest]. L’orthographe de ce
terme est sans doute erronée : achanti pour acanthi.
6. Lact., Phoen. 41-42. Et conuersa
nouos Phoebi nascentis ad ortus / Expectat radios et iubar
exoriens.
7. Lact., Phoen. 103-104. Crescit,
[…] / Seque oui teretis colligit in
speciem.
8. Lact., Phoen. 107-108. Inde
reformatur qualis fuit ante figura, / Et Phoenix ruptis pullulat
exuuiis.
9. Lact., Phoen. 69-70. Tum legit
aerio sublimem uertice palmam, / Quae Graium phoenix ex aue
nomen habet.
10. Puisque le terme grec
φοῖνιξ désigne tout à la fois la pourpre,
l’oiseau fabuleux et l’arbre sur lequel il niche, le « palmier », également
symbole de longévité.
11. Comme le
note Plin.
Nat. 10.2, le phénix possédait, selon certaines
représentations, « un éclatant collier d’or » :
auri
fulgore circa colla (référence citée par LECOCQ F., «
L’iconographie du phénix à Rome », Schedae, 2009, prépublication n° 6,
fascicule n° 1, p. 81, et par GOSSEREZ L., « Le phénix, le temps et
l’éternité »,
Le phénix et son Autre. Poétique d’un mythe…,
op. cit., p. 37). Mais ce détail rappelle également le « nimbe radié » qui
caractérise les images du phénix dans l’Antiquité (GOSSEREZ L., « Le phénix,
le temps et l’éternité », op. cit., p. 34).
12. Claud., Carm.
maiora 24.3.123.