Présentation du paratexte
En 1522 sort des presses de la famille Giunta à Florence la deuxième édition complète de Sophocle et la troisième édition, après celles des scholies par Lascaris en 1518. Les pièces paraissent dans le même ordre que l’édition aldine, même mise en page des vers, on trouve également des similitudes avec cette dernière au début de la préface.
L’humaniste responsable de la révision est Antonio Francino il Vecchio (1480- 1537), auteur du paratexte, qui a enseigne le latin et le grec dans les plus riches maisons florentines et a travaillé à partir de 1516 comme corrector aux presses de Giunta où il a édité de nombreux auteurs tels que Suétone, Valère Maxime, Aristophane ou Tacite. Il quitte Florence à la chute de la République pour Venise, où il travaille pour Giunta.
Dans sa préface, Francinus apporte quelques indications sur sa méthode, notamment les collations qu’il a effectuées des anciens exemplaires des tragédies ainsi que des deux imprimés plus récents. Les corrections apportées principalement aux trois premières pièces amènent Borza à s’interroger sur l’utilisation par Francini d’un manuscrit ne contenant que ces trois tragédies. L’édition présente peu d’apports par rapport à l’aldine. Cependant, le fait que Francini choisisse d’éditer les scholies avec les textes pour faciliter la compréhension en fait une édition importante.
Le dédicataire, Giovanni Battista Egnazio, est né en 1478 : c’est vénitien pauvre qui étudie le grec et le latin auprès de Benedetto Brognoli da Legnano à San Marco et la rhétorique chez Francesco Bragadin à l’école de Rialto. Devenu prêtre, il joue un rôle important à l’Académie Aldine. En 1515, collabore avec l’imprimerie de son ami Alde Manuce où il a sûrement rencontré Francini et est cité par Erasme pour avoir contribué à la préparation de son édition des Adagia de 1508. D’abord professeur privé puis élu professeur de latin et d’humanités à San Marco jusqu’en 1549, date à laquelle il est remplacé par Francesco Robortello, il meurt en 1553. Sa renommée est un argument de vente pour l’édition juntine.
Bibliographie :- Borza, E. 2022. « Venise, Rome et Florence : quatre exemples d’éditions de Sophocle en Italie au XVIe siècle », Les Belles Lettres, « L’information littéraire », 4, p. 13-22.
Antonius Francinus Varchiensis, Ioanni Baptistae Egnatio Veneto Salutem.
Antonio Francino de Montevarchi salue Giovanni Battista Egnazio de Venise.
Sedebamus superioribus diebus Egnati ornatissime, in cellula quadam nostra Mercurio Mineruaeque dicata, tamquam in hemicyclio, ego multique alii uiri profecto eruditissimi quorum acri iudicio, in castigandis tum graecis tum latinis auctoribus, quos chalcographis nostris suppeditamus, frequenter utimur, simul conferentes uetusta exemplaria et ea optima, nouaque id est nuper excusa, quotquot habere potuimus, Sophoclis septem quae extant tragoediarum, poetae quidem (quod non ignoras) qui primus apud graecos, tragoediam illustrauit, ut labore nostro nostraque industria ad manus hominum quam optimae peruenirent, in quibus conferendis multa castigauimus, praesertim iis tribus quae primae excuduntur.
Il y a quelques jours, nous nous tenions, très honorable Egnazio, dans une petite pièce, la nôtre, qui est dédiée à Mercure et à Minerve, comme si nous étions dans un amphithéâtre, moi et de nombreux autres hommes assurément très érudits, dont nous utilisons souvent l’esprit vif dans les corrections d’auteurs tant grecs que latins, que nous procurons en abondance chez nos imprimeurs, en comparant à la fois les anciennes copies, les meilleures, et les récentes, je veux dire celles qui viennent d’être imprimées, autant que nous avons pu nous en procurer, des sept tragédies de Sophocle dont nous disposons, d’un poète assurément (fait que tu n’ignores pas) qui le premier chez les Grecs, a donné de l’éclat à la tragédie, afin qu’elles parviennent sous la meilleure forme possible, par notre travail et notre soin, aux mains des hommes ; nous y avons corrigé de nombreuses erreurs en les comparant, surtout dans ces trois tragédies qui sont imprimées en premier1.
Operi ergo ultimam manum imposueram, cum statim assurgens, tanquam e cellula discessurus coepi humanitatis studia omnibus qui aderant laudare ; laudabam autem in primis illos, qui graecarum literarum studia sectantur ; fuerunt nanque graeci omnium doctrinarum auctores, et licet multa sint a latinis latinitate donata, tamen non possunt ea satis intelligi sine earum cognitione, habemus praeterea ab illis, ut in grammaticis didicimus et quotidie re ipsa experimur multas uoces quarum certam significationem non facile quis intelligat.
Donc j’avais mis la dernière main à l’ouvrage, quand aussitôt en me levant, comme pour quitter la pièce, j’ai commencé à louer les humanités à tous ceux qui étaient présents ; or je louais surtout ceux qui poursuivent leurs études des lettres grecques ; il y eut en effet des auteurs grecs dans toutes les disciplines, et même si beaucoup d’ouvrages ont été procurés par les Latins en bon latin, cependant ils ne peuvent pas être complètement compris sans avoir connaissance de celles-là, et nous avons en outre chez eux, comme nous l'avons appris chez les grammairiens et l’expérimentons chaque jour, de nombreux mots dont la signification précise n’est pas facilement accessible.
Cum haec dixissem, statim quidam ex his qui aderant (omiserat enim paulo ante haec studia, seque ad iuris ciuilis scientiam, si uere scientia appellari potest, contulerat) commoto similis, inquit :
Tandis que j’avais dit ces mots, aussitôt quelqu’un dans l’assistance (il avait en effet abandonné ces études peu auparavant, et s’était adonné à la science du droit, si tant est qu’on puisse vraiment appeler ça une science) comme un furieux, dit :
Inutilia certe ista sunt quae tu tantopere studia laudas, non enim corporis curam habent, ut medicina, neque reorum patrocinium, ut iura, multaque addidit, quae, ne longior sim, omitto. Tum ego.
« Celles-là sont assurément inutiles, ces études que toi, tu loues tellement ; elles ne s’occupent en effet pas du corps, comme la médecine, ni de la défense des accusés, comme le droit », et il ajouta de nombreuses choses, que, pour ne pas être trop long, je passe sous silence. Alors moi :
Longa quidem oratione opus sit, si cuncta dicere uelim, quae ad hanc rem in medium afferre possim, ea tamen dicam quae breuitas temporis patietur.
« Il y aurait certes besoin d’un long discours, si je voulais dire tout ce que je pourrais apporter dans la lice, cependant je dirais ceci, qui supportera le court délai imparti.
Equidem iamdudum ita existimaui (quod etiam Flaccus ipse ait).
Voici assurément mon opinion depuis longtemps (ce que Horace a aussi dit lui-même).
Nil admirari posse hominem et facere et seruare beatum, omnemque nostrarum affectionum causam ab admiratione quae ex ignorantia fiat ortum habere, huic autem malo unicum remedium esse, nosse quam plurima, quod facillime quilibet ex his studiis consequi potest, et in primis ex multiplici historiae lectione, quae ideo a Tullio uitae nostrae magistra2 dicitur, quia infinita rerum exemplorumque multitudine, docet nos nil admirari eorum in quibus uel natura deficiat uel fortuna saepius fallat.
Ne s'étonner de rien peut rendre et garder l'homme heureux, et toute la cause de nos affections a son origine dans l’étonnement, qui vient de l’ignorance, or il y a un unique remède à ce mal, savoir le plus possible, chose que qui que ce soit au sortir de ces études peut accomplir très facilement, et en premier les multiples leçons de l’histoire, qui est dite pour cela maîtresse de notre vie par Cicéron, parce que, par le très grand nombre de faits et d’exemples qu’elle nous donne, elle nous enseigne à ne nous étonner de rien dans les domaines dans lesquels ou la nature fait défaut ou assez souvent la fortune induit en erreur.
De poetis autem quid dicendum?
Or que doit-on dire des poètes ?
Nonne Maro in sua Aeneide et ante ipsum Homerus in Odyssea, ut alios omittam, ex iis quae Aeneae Vlyssique acciderunt nos nil admirari docent?
Ne serait-ce pas Virgile dans son Enéide et avant Homère lui-même dans l’Odyssée, pour laisser les autres de côté, à partir des événements qui sont arrivés à Enée et Ulysse, qui nous apprennent à ne nous étonner de rien ?
Quae uero a comaediarum tragoediarumque scriptoribus dicuntur, eodem pertinere affirmauerim, sed haec perexigua sunt, et cuilibet nota, qui humaniores has literas uel paulum sit auspicatus, nam siquis uelit poetas omnes ea ratione legere, quam a Plutarcho in eo opusculo cui titulus est πῶς δεῖ τὸν νέον ποιημάτων ἀκούειν, edocemur, nullam in illis partem inueniet, quae ad optimam uitae nostrae institutionem, et ad id quod paulo ante dicebamus, non pertineat, hoc autem in medicina iurisque ciuilis scientia non facile quis inuenerit.
Au sujet des auteurs de comédies et de tragédies, je pourrais affirmer qu’ils aboutissent au même résultat, mais ces affirmations sont très limitées, et connues de quiconque a entamé ces humanités littéraires fût-ce superficiellement ; car si quelqu’un veut lire tous les poètes à l’aide de cette méthode, que nous enseigne Plutarque dans son œuvre dont le titre est Comment le jeune homme doit-il lire les poèmes ?3, il ne trouvera là aucun morceau qui ne participe de la meilleure façon d’établir notre vie et de ce que nous disions auparavant ; or on ne trouverait pas ça facilement en science de la médecine et du droit civil.
De philosophia nihil dico maioris enim otii hoc est, et nos ad alia festinamus.
En ce qui concerne la philosophie, je n’en dis rien : elle relève en effet d’un loisir plus élevé, et nous nous hâtons vers d’autres sujets.
Discessimus e cellula omnes, reliquumque disputationis in alium diem distulimus, ego uero haec ad te scripsi, Sophoclisque tragoedias a nobis castigatas, una cum glossematis, quia id nobis aptius uisum est, quam separatim, quod alii ante nos fecerunt excudere, additis insuper quam plurimis ex uetustissimis excerptis codicibus, quae magno adiumento futura sunt hunc poetam intelligere uolentibus, nomini tuo dicauimus, tum ut ad me quid de humanitatis studiis sentias rescribas, es nanque iuris utriusque peritus, humaniores istic literas felicissime et graece et latine profiteris, et medicinam es aliquando auspicatus, quod tua in Dioscoridem elegantissima utiliaque adnotamenta testantur, tum ut hinc primum cognoscas, amicitiam nostram profundiores multo quam fortasse opinaris radices habere.
Nous avons tous quitté la pièce, et nous avons remis à un autre jour ce qui restait de la discussion ; mais moi assurément je t’ai écrit cela, et les tragédies de Sophocle corrigées par nos soins, en même temps que les notes4, parce qu’il nous a paru plus judicieux de les imprimer ensemble plutôt que séparément, ce que les autres avant nous ont fait, avec de nombreux ajouts tirés de manuscrits choisis, les plus anciens, chose qui sera d’une aide précieuse pour ceux qui veulent comprendre ce poète, nous te les avons dédiées nominativement, d’une part afin que tu me répondes ce que tu penses des études des humanités, tu es en effet un expert des deux droits, tu professes avec succès les lettres humaines en grec et en latin, et enfin tu es doué en médecine, comme en témoignent tes très élégantes et utiles annotations sur Dioscoride, d’autre part pour que tu saches surtout à partir de là que notre amitié a de profondes racines, peut-être bien plus que tu ne le penses.
Vale Venetiarum decus, longumque nobis et ceteris amicis uiue.
Au revoir illustre homme de Venise, et vis longtemps pour nous et pour tous les autres amis.