In Sophoclem de Consilio Auctoris.
Ioachimus Camerarius

Présentation du paratexte

Le texte de Joachim Camerarius est tout entier dédié à expliquer la finalité de la tragédie et l'importance de ses enseignements notamment pour l'acquisition de la sagesse.

Bibliographie : Traduction : Diandra Cristache

In Sophoclem de Consilio auctoris.

Sur Sophocle, à propos de l’intention de l’auteur.

Consilium fuit poetis tragicis proponere exempla rerum singularium et euentuum neutiquam communium, sed uel conuenientium aliquorum factis in utramuis partem notabilibus, uel etiam mirabilibus, et quibus animos hominum conseruari propter atrocitatem necesse sit.

L’intention des poètes tragiques était de proposer pour leur exemplarité des faits singuliers et des événements tout à fait hors du commun, mais qui s’accordent soit avec les actes notables de certains individus en bien comme en mal, soit même avec des actes stupéfiants et dont il est nécessaire que les hommes conservent la mémoire en raison de leur atrocité.

Idque significare uolunt illa quae leguntur in libro de Poetica ὄτι ἡ τραγωδία [...] βελτίους μιμεῖσθαι βούλεται τῶν νῦν 1 .

Et c’est ce que signifient ces mots de La Poétique : « la tragédie (...) tend à imiter des êtres meilleurs qu’ils ne sont en réalité ».

Ideo sunt argumenta heroica, id est, propter famam antiquitatis, et opinionem hominum, eximia et grandia.

C’est pourquoi les sujets sont héroïques, c’est-à-dire remarquables et importants en raison de leur renommée depuis l'Antiquité et de l’opinion qu'en ont les hommes.

Duo autem in primis docere uoluerunt tragici poetae.

Les poètes tragiques ont surtout voulu délivrer deux enseignements.

Vnum, cum plurima eueniant contra spem et expectationem hominum, esse aliquam uim maiorem, quam humana esse possit, moderatricem et gubernatricem rerum omnium in hoc mundo ; quod numen diuinum necesse est intelligi et perhiberi.

Le premier : puisque la plupart des évènements se produisent en déjouant les espoirs et les attentes des hommes, il existe une force plus qu'humaine, qui règle et gouverne toutes les choses dans ce monde. Il s'agit de la volonté divine : c'est ainsi qu'il faut l'entendre et la nommer.

Sic igitur Sophocles Trachinias claudit : πολλὰ δὲ πήματα καινοπαθῆ, κ' οὐδὲν τούτων ὃ τι μὴ Ζεύς. 2

C'est pourquoi Sophocle conclut ainsi Les Trachiniennes : « des souffrances innombrables, qu’on n’avait pas encore endurées : et il n'y a rien qui ne soit l’œuvre de Zeus. »

Secundum cognoscendam esse humanae naturae conditionem, et rerum uices, atque fortunae uarietatem et hac consideratione comparandam prudentiam.

Le second : il faut apprendre ce qu'est la nature humaine, les vicissitudes des évènements et l’inconstance de la fortune et, considérant cela, se doter de la prudence.

Nam ut ait Sophocles Aiace, πολλὰ βροτοῖς ἔστιν ἰδοῦσιγνῶναι, πρὶν ἰδεῖν δ' οὐδεὶς μάντιςτῶν μελλόντων, ὃ τι πράξει. 3

Car, comme le dit Sophocle dans Ajax, « Il y a beaucoup à apprendre pour les hommes qui ont vu, mais avant d'avoir vu, personne ne peut prédire de l’avenir ce qu’il en sera. »

Et Euripidea : πολλῶν τὰ μίας Ζεῦς ἐν Ὀλύμπῳ, πολλὰ δ' ἀέλπτως κραίνουσι θεοί, καὶ τὰ δοκηθέντ' οὐκ ἐτελέσθη, τῶν δ' ἀδοκήτων πόρον εὗρε θεός. 4

Et chez Euripide : « De maints événements Zeus est le dispensateur dans l'Olympe. Maintes choses contre notre espérance sont accomplies par les dieux. Celles que nous attendions ne se réalisent pas; celles que nous n'attendions pas, un dieu leur fraye la voie. »

Itaque uidendum, ne quis per impietatem et scelus animaduersionem iustam numinis diuini commoueat, et sibi malum et infortunium, atque etiam interitum et exitium, necnon simul aliis, accersat culpa impietatis, audaciae, superbiae, peruicaciae suae.

Il faut donc veiller à ne pas provoquer une juste punition de la volonté divine par l’impiété et le crime et à ne pas s’attirer du malheur et des infortunes, et également la ruine et la mort, et d’autres choses semblables, en péchant par impiété, hardiesse, insolence, obstination.

Etsi autem aeterni Dei uoluntatem, quam et ipsam aeternam esse oportet, id est, perpetuam et immutabilem, humana sapientia perspicere nequit, et ad cognoscendam illam opus est indicatione ipsius, tamen omnes sciunt sensu naturae insito, esse aliquid honestum (quam uocamus uirtutem) et huic contrarium turpe in uita (cui nomen est uitium) et illud sequendum, hoc fugiendum, et Deo atque hominibus placere curam et studium uirtutis, ut turpitudo fugienda sit semper : τοὺς γὰρ σώφρονας θεοὶ φιλοῦσι, καὶ στυγοῦσι τοὺς κακοὺς. 5

Or, même si la sagesse de l’homme ne peut sonder la volonté du Seigneur éternel, qui doit elle-même être éternelle, c’est-à-dire perpétuelle et immuable, et que pour la connaître elle a besoin d’être guidée par le Seigneur lui-même, tous savent cependant, grâce à un sentiment inhérent à notre nature, qu’il existe quelque chose d’honnête (que nous appelons la vertu) et, dans une existence honteuse, son contraire (dont le nom est le vice), qu’il faut rechercher la première et fuir le second et qu’à Dieu et aux hommes sont agréables le soin et la culture de la vertu, de sorte qu’il faut toujours fuir la turpitude. « Les dieux aiment la modération dans les désirs et haïssent l’impiété. »

Itaque talibus scriptis, quasi exemplis propositis in utramque partem, Tragici poetae ciues suos ad amorem et cultum uirtutis conuertere, et a turpitudine uitiorum auertere studuerunt ; demonstrantes, quae ad extremum fortuna esset bonorum et malorum, ut ita prudentia quaedam ab illis compararetur, princeps et dux felicitatis humanae in primisque ut impietatem uitarent, et fastum atque superbiam deponerent, quae poenas semper graues persolueret : in quo doctrinam esse sapientiae, dicitur in clausula Antigones.

Et avec des écrits de cette sorte, pour ainsi dire des exemples proposés dans les deux directions, les poètes tragiques s’appliquèrent à tourner leur concitoyens vers l’amour et le culte de la vertu et à les détourner de la turpitude des vices, parce qu’ils montraient quel était finalement le sort des bonnes et des mauvaises action, si bien qu’ils qualifiaient une certaine prudence de « prince et général de la félicité humaine » et surtout qu’ils ont évité l’impiété, et renoncé au faste et à l’insolence, qui entraînent toujours de lourdes punitions : c’est en cela que réside la doctrine de la sagesse, comme le dit la conclusion d’Antigone.

Intelligit et hoc sapientia humana, recte praecipi, ne qui uel ob culpam suam, uel si innocens affligatur, animum, ut Comoedia loquitur, despondeat.

La sagesse de l’homme l’encourage justement, à ne pas « perdre courage », comme dit la comédie, s’il a commis une faute ou s’il est accablé tout en étant innocent.

Sed ut hoc recte monet, Nemo confidat nimium secundis 6 (hic enim oritur securitas, cuius contemptus comes est et insolentia ; φιλεῖ δὲ θεὸς τὰ ὑπορέχοντα πάντα κολούειν 7 , secundum Herodotum), ita praeclare addit, Nemo desperet meliora lapsis 8 , quod rectum sit, in omni fortuna conuerti ad Deum, et ab illo tam defensionem quam subleuationem petere atque sperare, inque eo acquiescere animo, quod diuinitus immissum fuerit, si poena delictorum, ut statuat aequum esse δρῶντα κακὸν, κακόν τι πάσχειν 9 , sin culpa absit, ne damnet tamen iudicium Dei, et ne tanquam fera bestia uinculis, ita rebus aduersis repugnando, πρὸς τὰ κόντραλαητίζοι, θνητὸς ὢν θεῶ 10 , secundum Euripidem.

Mais, de même qu’elle lui donne comme juste avertissement, « que personne ne donne trop de confiance aux situations favorables », (car de là que nait le sentiment de sécurité, dont le mépris et l’insolence sont des compagnons ; « Dieu se plaît à abaisser tout ce qui s'élève trop haut » , écrit Hérodote), elle ajoute remarquablement que personne ne doit désespérer dans les moments d’égarement de voir sa situation s’améliorer, parce qu'il est juste, en toute circonstance, de se tourner vers Dieu, de rechercher et d’espérer en lui une défense et un soulagement et d’avoir foi en cette intention, que Dieu lui-même nous a insufflée, si une punition suit des crimes de postuler qu’il est juste que celui qui fait le mal subisse le mal, si au contraire on est exempt de faute, de ne pas condamner le jugement divin, de ne pas être semblable une bête féroce enchaînée, luttant ainsi contre les situations désespérées, « je sacrifierais au dieu plutôt que de frapper ses éperons dans la colère », selon Euripide.

Quod autem ad futura attinet, rem esse uidet humana intelligentia maxime periculosam, fretum aliquem esse sapientia aut uirtute sua.

En ce qui concerne l’avenir, l’intelligence de l’homme semble être une qualité extrêmement dangereuse, la sagesse et la vertu un secours.

Nam furorem et dementiam sequi aliquem, tumentem uirium robore aut opum copia aut magnitudine potentiae sceleratum est et exitum habet insigniter infelicem.

Car suivre une sorte de frénésie, une sorte de délire que font enfler la force des hommes, l’abondance de richesses ou la grandeur de sa puissance est chose funeste et aboutit à un résultat incroyablement douloureux.

Tales enim πίπτουσι μεγάλαις θεοῦ δυσπραξίαις. 11

De tels hommes en effet « tombent dans des lourdes infortunes par la volonté des dieux ».

Sed omnino sua niti (ut diximus) sapientia, atque uirtute, non est expers periculi.

Mais s’appuyer complètement (comme nous l’avons dit) sur sa sagesse et sur sa vertu n’est sans danger.

Nam ut ait Xenophontis Cambyses, ἡ ἀνθρωπίνη σοφία, οὑδὸν μᾶλλον οἷδε τὸ ἄριστον αἱρεῖσθαι, ἢ κληρούμενος ὂτι λάχοι, τοῦτό τις πράττοι. 12

Car, comme le dit le Cambyse de Xénophon, « ainsi la sagesse humaine ne met pas plus de prudence à choisir le meilleur que si, après avoir tiré au sort, l’on agissait sur la foi du hasard ».

Ad harum igitur utilium maxime in uita rerum considerationem et curam, suos ciues Tragici conuertere istis scriptis uoluerunt.

C’est donc à l’observation et le souci de ces choses les plus utiles de l’existence que les tragiques ont intéresser leurs concitoyens avec ces écrits.

Atque hactenus progredi sapientia humana potest, cuius iter non tendit ad ueritatem neque ad salutem et felicitatem peruenit.

Et c’est seulement jusque-là que peut progresser la sagesse humaine, dont le chemin ne tend pas à la vérité ni ne parvient au salut et au bonheur.

Nam aberrat statim, et pergendo deficit.

Car aussitôt elle s’égare et fait défaut pour poursuivre.

Denique tanquam per nebulam, et beatae uitae speciem contemplatur, et quo pacto haec concilietur, intelligit atque scit.

En somme, la sagesse contemple, comme au travers des nuages, la beauté d’une existence bienheureuse et comprend et saisit comment se la procurer.

Quapropter ad aliam scholam transeundum est, quam aperit Ecclesia filii Dei, Domini nostri unici Iesu Christi.

C’est pourquoi il faut qu’elle passe à une autre école, qu’ouvre l’Église du fils de Dieu, notre seul et unique Seigneur Jésus Christ.

Verum illam qualemcunque humanae sapientiae doctrinam de uirtute et uitiis, quemadmodum diximus, ut esset cum splendidior, tum efficacior, non tantum praecipiendo explicandam, sed exemplis quoque illustrandam et ut altius penetraret in animos, agendo demonstrandam esse duxerunt.

En vérité, les tragiques ont pensé que quelle que soit sa nature, cette doctrine de la sagesse de l’homme sur ses vertus et ses vices, comme nous l’avons dit, pour être plus belle et plus efficace, ne devait pas seulement être exposée par l’enseignement, mais aussi être illustrée par des exemples, et, afin qu’elle pénètre plus en profondeur dans les esprit, être mise en scène.

Atque assumpserunt ad hanc, non tam notas et certas historias rerum gestarum, quam traditas et hominum facilitate creditas narrationes priscas, quibus et μύθων, id est fabularum nomen indiderunt : quae non modo interdum a uero, sed omni etiam similitudine ueri abhorrent.

Et ils ont ajouté à cette doctrine non pas tant des histoires d’exploits connues et assurées que des récits antiques que les hommes ont transmis et dans lesquels ils ont cru facilement, auxquels ils ont donné le nom μῦθοι, c’est-à-dire de pièces ; et celles-ci non seulement s’éloignent parfois de la vérité, mais se détournent même de toute ressemblance avec elle.

In quo et inuidiam atque odium seculi sui declinando effugerunt, et sibi pro arbitrio suo faciendi quicquid libuisset, ius uendicarunt.

En l’infléchissant, ils ont fui l’infamie et la haine de leur siècle et ont revendiqué le droit de faire ce que chacun voudrait selon son bon plaisir.

Qua de causa poetis nomen potissimum inditum fuit.

Voilà pourquoi on donna à ces poètes de préférence à tout autre un nom.

Et hoc ipsum (id est, non referre quid sit, sed quid esse potuerit, iis concessis quae sumuntur) istud genus ab historicis et iis qui alia argumenta uersibus exponunt, separat atque distinguit.

Et c’est cela (c’est-à-dire, le fait de rapporter non pas ce qui est, mais ce qui aurait pu être en laissant de côté les principes) qui sépare et distingue ce genre-ci de celui des historiens, et des genres qui exposent d’autres sujets en vers.

Quapropter, ut scribitur in libro de Poetica, καὶ φιλοσοφώτερον καὶ σπουδαιότερον ποίησις ἱστορίας ἐστίν. 13

C’est pourquoi, comme il est écrit dans (le livre de) la Poétique, « et la poésie est une chose plus philosophique et plus noble que l’histoire. »

At enim fabulae nihil habent ueritatis, ut audientibus imponi narratione harum necesse sit ; falli autem aliquem turpe est.

Or, ces pièces n’ont aucun lien avec la vérité, puisqu’il est nécessaire qu’elle s’impose aux spectateurs à travers le récit ; or induire quelqu’un en erreur est une chose ignoble.

Ad hoc Gorgias respondit, ut refert Plutarchus, confessus ille quidem Tragoedias fabulosas esse, et complecti ἀπάτην, ἣν ὅ τ´ ἀπατήσας δικαιότερος τοῦ μὴ ἀπατήσαντος καὶ ὁ ἀπατηθεὶς σοφώτερος τοῦ μὴ ἀπατηθέντος 14 ; et caetera, quae contra poeticorum scriptorum lectionem afferri solent, in eodem libello Plutarchi, cuius titulus, πῶς δεῖ τῶν ποιημάτων ἀκούειν, praeclare refutata sunt.

C’est ce à quoi Gorgias répondit, comme le rapporte Plutarque, lorsqu’il avoua que les tragédies donnaient matière à beaucoup de fables, qu’elles sont « une tromperie dans laquelle celui qui trompe est plus honnête que celui qui ne trompe pas, et celui qui est trompé est plus sage que celui qui n'est pas trompé » ; et d’autres arguments qu’on a l’habitude d’opposer aux auteurs de tragédies sont très brillamment réfutés dans ce livret de Plutarque, dont le titre est Sur la manière de lire les Poètes.

De his igitur satis.

Sur ce sujet, en voilà assez.


1. Arstt., Poet. 1448a.
2. Soph., Tr. 1277-1278.
3. Soph., Aj. 1418-1420.
4. Eur., Alc. 1161-1163.
5. Soph., Aj. 132-133.
6. Sen., Thyest. 615.
7. Hdt., Hist. 7.10E.1.
8. Sen., Thyest. 616.
9. Eur., Hec. 903-904.
10. Eur., Bacch. 795.
11. Soph., Aj. 759.
12. Xen., Cyr. 1.6.46.
13. Arstt., Poet. 1451b.
14. Plut., Aud. Poet. 15d.