Présentation du paratexte
L'épître de Thomas Naogeorgus à Johannes Jacobus Fuggerus commence par énumérer les raisons qui ont poussé Naogeorgus à éditer l'ouvrage (§1-5). L'auteur se penche ensuite sur les résultats obtenus et sur la méthode de traduction suivie (§6-12). Suivent un long éloge de Sophocle et de ses tragédies (§7-39) et une longue louange du destinataire (§40-55).
Traduction : Sarah GAUCHERGeneroso ac amplissimo uiro Domino Ioanni Iacobo Fuggero, Domino Vissenhorni ac Kirchpergae, consiliario Caesareo ac Regio, etc. patrono suo colendissimo, Thomas Naogeorgus S.D.P.
Au très généreux et très bienfaisant Johannes Jacobus Fuggerus, Seigneur de Vissenhorn et de Kirchberg, conseiller de l’Empereur et du Roi etc., à son très honorable patron, Thomas Naogeorgus adresse son chaleureux salut.
Domine generose atque patrone colendissime, superiore aestate contenderunt a me docti quidam et ad humanitatis studia promouenda propensi uiri ut, quemadmodum ante triennium Sophoclis Aiacem ac Philoctetam in Latinum carminibus conuertissem, ita reliquas etiam illius poetae tragoedias, quotquot extarent, conuerterem : gratum id non tantum in Graecarum literarum studiosis fore, uerum iis etiam, quibus Graeca non admodum sunt cognita et expedita, magnam allaturum utilitatem.
Seigneur généreux et patron honorable, l’été dernier des savants et des hommes portés à promouvoir les études m’ont pressé de traduire, de même que je l’avais fait en latin il y trois ans pour Ajax et Philoctète de Sophocle, le reste des tragédies qui subsistaient de ce poète : cela, disaient-ils, serait non seulement agréable à ceux qui étudient les lettres grecques mais également très utile à ceux qui ne connaissent et ne fréquentent pas vraiment les textes grecs.
Ego, quanquam non eram nescius, utpote ante expertus, quantum hoc laboris futurum esset, a quo uidelicet hactenus abhorruissent omnes, licet optime possent, adduci me tamen passus sum, non quod me omnium optime hoc praestare posse sperarem, sed quod prae caeteris nonnihil huiuscemodi laboribus magis assuetus ac exercitatus essem, in iisque perferendis patientior mihi esse uiderer.
Pour ma part, même si je n’ignorais pas, puisque je l’avais déjà expérimentée, l’ampleur du travail qui avait sans doute jusque-là effrayé tous les savants, bien qu’ils soient tout à fait capables de l’accomplir, j’ai accepté de me laisser persuader, non que j’espérasse pouvoir emporter cette victoire mieux que les autres mais parce que, dans une certaine mesure, j’avais été plus que d’autres accoutumé et exercé à des travaux de ce genre et que je me figurais plus endurant dans leur poursuite.
Accessit et aliud, quo facilius persuaderer, quod cum (iuxta Horatium ) dormire non possem1, non libuit tamen hoc tempore res calamo tractare theologicas (quantumuis meae functioni potius quam profanae ac ethnicae conuenirent neque leues tractandi subessent causae) ut, quam longissime possem, a contentionibus et rixis, quibus hoc saeculum subinde feruet ac tumultuatur, me subducerem.
Il s’est également ajouté, pour finir de me convaincre, que, bien que (suivant Horace) je ne puisse pas dormir, je n’ai pas souhaité alors m’atteler à des écrits théologiques (même s'ils conviennent, et sans commune mesure, davantage à ma fonction que les écrits profanes et païens et qu’il y a d’importants motifs de s’y atteler) afin de m’éloigner autant que possible des conflits et des tensions qui agitent et troublent souvent notre époque.
Satius ergo iudicaui, dum sacris aliquando studiis Deus reduceret alcedonia, huic profano operi aliquot menses dare, ut uel hoc interea labore animus inquies pasceretur, nec ignauo sese otio manciparet.
J’ai donc jugé plus à propos de consacrer quelques mois à cette tâche profane, jusqu’à ce que Dieu ramène enfin les jours propices aux études sacrées, afin que, pendant ce temps, mon esprit sans repos se nourrisse de ce travail et ne s’abandonne pas à une paresseuse oisiveté.
Aiacem itaque atque Philoctetam, antea conuersas, reuocaui sub incudem (ut aiunt) multisque in locis correxi, magnoque animo reliquas quinque uertere aggressus sum, opus magnum et difficile, a nulloque antea tentatum.
C’est pourquoi Ajax et Philoctète, que j’avais déjà traduits, je les ai ramenés sur l’enclume (comme on dit), j’en ai corrigé de nombreux passages et j’ai courageusement entrepris de traduire les cinq pièces restantes, ouvrage important et difficile auquel personne avant moi ne s’était essayé.
In quo quid in uniuersum praestiterimus, ab aliis iudicari ac cognosci malo, quam a me arroganter dici.
Et ce que nous avons en général obtenu dans cette entreprise, je préfère que d’autres le décident et le fassent connaître que de le présenter avec présomption.
Hoc tantum profiteri audeo, in eo me summa, qua potui, fide ac diligentia uersatum, ut si non uerba omnino omnia (quod tamen summopere, quantum per latinitatem carminumque legem licuit, studui) sensum saltem Latinis uerbis dilucide redderem.
J’ose simplement déclarer que, dans cette affaire, je me suis appliqué avec la plus grande fidélité et la plus grande attention possibles à rendre au moins clairement le sens en latin, même si ne rendais pas absolument tous les mots (ce que je me suis cependant efforcé de rechercher autant que me l’ont permis la langue latine et la scansion).
Quamquam hercle fieri potest, ut non ubique sensum poetae sim assecutus, propter locorum quorundam, praesertim in Choris, affectatam obscuritatem, id tamen in iis factum solis puto, in quibus ne scholia quidem Graeca, quibus usi sumus, suffragantur, certumque indicant sensum, sed uariis interpretationibus ambiguum faciunt quid sit sequendum.
Bien que, par ma foi, il ait pu arriver que je n’ai pas suivi partout le sens du poète à cause de l’obscurité volontaire qui entourait certains passages, notamment dans les chœurs, je pense que cela n’est arrivé que dans les passages où même les scholies grecques que nous avons utilisées ne fournissent pas de secours et n’indiquent pas un sens clair mais rendent le sens à suivre incertain à cause de divergences d’interprétations.
Carminibus autem reddidi Iambicis trimetris, quae prima ac tertia sede quinque pedes indifferenter recipiunt, dactylum, tribrachum, anapaestum, spondaeum et iambum ; in quarto loco tres, dactylum, spondaeum et iambum ; in paribus autem locis, iambum duntaxat, aut tribrachum ; praeter ultimum, quem iambus solus, aut pyrrhichius obtinet.
D’autre part, je les ai rendus en trimètres iambiques qui, en première et troisième positions, permettent indifféremment cinq pieds (le dactyle, le tribraque, l’anapeste, le spondée et l’iambe) ; en quatrième position trois pieds (le dactyle, le spondée et l’iambe) ; dans les pieds pairs seulement l’iambe ou le tribraque ; enfin le dernier pied, que remplissent seulement l’iambe ou le pyrrhique.
In Choris dimetris usus sum partim iambicis, partim trochaicis, partim etiam anapaesticis, legitimisque illis, qualibus et ueteres Graeci ac Latini usi sunt, anapaesticis exceptis, in quibus dactylo sum paribus in locis usus praeter aliorum consuetudinem atque hoc duntaxat in Aiace ac Philocteta factum est.
Dans les chœurs, j’ai employé des dimètres tantôt iambiques tantôt trochaïques, tantôt également anapestiques conformes aux règles que suivirent également les anciens Grecs et Latins, à l’exception des anapestiques, où j’ai employé exceptionnellement aux pieds pairs le dactyle, ce qui n’a été fait que dans Ajax et Philoctète.
Haec ideo commemorare uisum est, ut si quis uersus examinare ac metiri uelit, habeat quid sequatur.
Il m’a semblé bon de rappeler ces éléments afin que, si l’on veut examiner et scander mes vers, on connaisse la règle à suivre.
Atque hac de mea opera ac studio dicta sufficiunt.
Et ce que j’ai dit de ma tâche et de mon étude suffit.
Quid autem nunc attinet, ut Sophoclem ipsum lectori commendem aut laudem ab summa eruditione, ab eloquentia singulari, ab orationis dulcedine, grauitate, ab inimitabili rerum dispositione ac ordine, a figuris pulcherrimisque sententiis ?
Par ailleurs, à quoi bon recommander au lecteur Sophocle ou louer son extrême érudition, son éloquence remarquable, la douceur de son discours et sa gravité, la disposition et l’arrangement inimitables de ses récits, ses figures et ses magnifiques sentences ?
Quid dicam, quanta illa arte τὸ πρέπον καὶ πιθανὸν obseruet, quod in fabulis uel praecipuum est ?
À quoi bon dire avec quel art il respecte "le convenable et le vraisemblable", ce qui est peut-être l’essentiel au théâtre ?
Quid commemorem, quantus ille sit magister ad pietatem erga deos, parentes, consanguineos patriamque docendam, ad mores formandos, ad uitia prauosque affectus corrigendos ?
À quoi bon rappeler quel grand maître il est pour enseigner la piété envers les dieux, envers les parents, envers les membres de la famille et envers la patrie, pour former les caractères, pour corriger les vices et les passions ?
Longissima hinc profecto mihi et uix finem habitura nasceretur oratio.
Il y aurait là assurément matière à un discours extrêmement long et presque interminable.
Supersedebo igitur, quum haec et plana sint, et cuiuis obuia.
Je vais donc m’en abstenir, puisque la chose est claire et évidente pour n'importe qui.
Inspiciantur modo obseruenturque singulae illius tragoediae, considerentur animaduertanturque personae, quid dicant, sentiant, agant, cupiant, sperent, timeant, studeant, moliantur et affectent, nihil (ni fallor) inuenietur ad mores regendos, uitamque instituendam formandamque aptius aut efficacius.
Pourvu qu’on examine et qu’on considère ses tragédies une par une, qu’on observe et étudie les personnages, ce qu’ils disent, ressentent, font, désirent, espèrent, craignent, recherchent, entreprennent, et convoitent, on ne trouvera rien (si je ne m’abuse) de plus approprié et de plus efficace pour diriger les mœurs et instruire et régler l’existence.
2
« Ce qui est beau (comme dit Horace à propos d’Homère), ce qui est laid, ce qui est profitable, ce qui ne l’est point, il nous le dit plus pleinement et mieux que Chrysippe et que Crantor ».3
Praeterea ab omni obscenitate ac turpiloquio abstinet, quod comici non solent ; ab impietate quoque deorumque ab negatione procul abest : qua in re interdum audax est Euripides.
En outre, il s’abstient de toute obscénité et de toute conversation vile, ce que les comiques n’ont pas l’habitude de faire ; il se tient également éloigné de l’impiété et de la dénégation des dieux : sur ce point, Euripide est quelquefois audacieux.
Verum omittam haec indicare, ut dixi, quum cuilibet legenti ad manum sint.
Mais je vais passer sous silence ces éléments, puisque, comme je l’ai dit, ils sont à portée de main de n’importe quel lecteur.
Hunc certe propter excellentem eloquii suauitatem iuxta ac sublimitatem, aliasque uirtutes, Titus Pomponius Atticus, uir magni iudicii, Atticaeque eruditionis, plurimum dilexit eoque uehementer delectatus est Quintus Cicero.
C’est certainement en raison de la douceur exceptionnelle de son discours, de son caractère sublime et d’autres vertus que Titus Pomponius Atticus, homme d’un grand jugement et d’une érudition attique, préfère Sophocle entre tous et qu’il a pleinement ravi Quintus Cicero.
Quanti autem hunc Tullius Cicero fecerit, ex iis quae ex eius tragoediis Latine uertere dignatus est, intelligi potest quodque ea quaecunque sublimia acute inuenta, apteque disposita sint, Sophoclaea solet appellare.4
Et quel grand cas Cicéron a fait de lui, il est possible de le comprendre à partir des tragédies de ce poète qu’il a trouvées dignes d'être traduites en latin et de ce qu’il a l’habitude d’appeler sophocléen tout ce qui est sublime, finement composé et convenablement arrangé.
Quintilianus iniudicatum relinquit, uter in tragoediis praestet, Sophocles an Euripides, quumque ad usum forensem aptiorem dicat Euripidem, styli tamen sublimitatem (quae magis in ipsius lingua et uersibus quam in nostra uersione uidetur) relinquit Sophocli. 5
Quintilien laisse sans réponse la question de savoir qui de Sophocle ou d’Euripide l’emporte dans la tragédie et, bien qu’il dise qu’Euripide est plus approprié à l’usage du forum, il accorde à Sophocle le caractère sublime du style (qui transparaît dans la langue et les vers du poète davantage que dans notre traduction).
Ego, si quid hac in re intelligo, etiam οἰκονομίᾳ et arte superiorem dixerim Sophoclem, quod multis in locis ostendere possem, si magnopere sit necessum.
Moi, si je comprends quelque chose à ce sujet, je dirais également que Sophocle est supérieur par son économie et son art, ce que je pourrais montrer dans de nombreux passages, si c’était réellement nécessaire.
Quamquam ne in eo quidem usquequaque Quintiliano assentior, politico homini magis Euripidis quam Sophoclis lectionem prodesse. 6
D’ailleurs je ne suis pas non plus d’accord en tous points avec Quintilien lorsqu’il dit que la lecture d’Euripide est plus utile à l’homme politique que celle de Sophocle.
Versatus enim et ipse est in republica, magistratum gessit, quod de Euripide non legimus.
Ce dernier a en effet été mêlé aux affaires de l’État, il a exercé une magistrature, ce que nous ne lisons pas à propos d’Euripide.
Vnde certe ipso rerum usu doctus, politica melius et sapere et dicere potuit, atque actione repraesentare, quam quisquam priuatus, nihil obstante orationis sublimitate, quae politicum uirum etiam decere uidetur.
Ainsi, il est certain qu’érudit par la pratique même des affaires il a pu mieux comprendre, mieux exprimer et mieux donner à voir les sujets politiques qu’un simple particulier, d’autant que le caractère sublime du discours, qui semble convenir à l’homme politique, n’y fait pas obstacle.
Verum Quintilianus, opinor, oratoribus futuris sensit orationis fastum et grandiloquentiam non conuenire, sed mediocre dicendi genus, ad quod magis idoneum iudicauit esse Euripidem.
Mais Quintilien, je pense, a jugé que le faste et la grandiloquence du discours ne convenaient point aux futurs orateurs mais au contraire qu’ils devaient adopter un style moyen, auquel il a jugé qu’Euripide était plus approprié.
Sit ita sane.
Mais c'est assez.
Certe Sophocles grauitate praestat, aliisque nonnullis eaque tractat fabularum argumenta, quae uere politica dici queant, id quod lector non oscitans et supinus facile intelliget.
Il est certain que Sophocle l’emporte par la gravité et par quelques autres qualités et qu’il produit des pièces que l’on peut véritablement qualifier de politiques, ce que le lecteur soigneux et attentif comprendra facilement.
Depingit affabre magnorum uirorum errores, casuumque uarietatem, malos iracundiae effectus et fines, tyrannorum atque regum seuera ac crudelia edicta, factaque atrocia.
Il dépeint admirablement les erreurs des grands hommes, la variété des malheurs, les mauvais effets et conséquences de la colère, les décisions sévères et cruelles des tyrans et des rois et les actes atroces.
Docet quid efficiat animi obstinatio, quomodo dent poenas curiosi, inoboedientes, suspiciosi, adulteri, homicidae, deorum contemptores.
Il enseigne ce que produit l’obstination, quelle punition reçoivent les indiscrets, les désobéissants, les adultères, les homicides, les contempteurs des dieux.
Ostendit quid odium possit, et humanitas, quam rebus secundis non sit fidendum, nec aduersis desperandum, quod sit mundi ac impiorum ingenium, res humanas non temere ferri, sed ex diuino pendere arbitrio, probos ac integros in hoc mundo fere affligi et contra florere sceleratos et feliciter agere.
Il montre ce que peut la haine et l’humanité, combien on ne doit pas se fier aux succès ni désespérer des malheurs, quel est l’esprit du monde et des impies, que les affaires humaines n’adviennent pas par hasard mais dépendent d’un arbitre divin, que les hommes probes et intègres sont d’ordinaire déçus dans ce monde et qu’au contraire les scélérats fleurissent et réussissent.
Quibus omnibus cognitis et expensis, uir politicus iuuari potest et ad omnes casus atque actiones erudiri.
Et s’il prend connaissance de cela et l’évalue convenablement, l’homme politique peut être aidé et instruit dans toutes les situations et les actions.
Ceterum, sicut dixi, non libet in praesentia Sophoclis encomium contexere, illiusque tragoediarum iucunditatem, usum, multiplicemque fructum explicare, quum et longum sit, nec admodum necessarium: praesertim quum nemo sit, nec unquam fuerit, qui non magnifice de eo senserit.
Du reste, comme je l’ai dit, je ne souhaite pas continuer pour le moment l’éloge de Sophocle et expliquer le charme de ses tragédies, leur usage, et leurs fruits innombrables, puisque cette entreprise est longue et n’est pas nécessaire, surtout qu’il n’y a et qu’il n’y a jamais eu personne qui n’ait pas eu une haute opinion de lui.
Lacedaemonii quondam, promittenti cuidam Herculis recitare encomium, non permiserunt, neminem dicentes esse, qui illum uituperaret.
Jadis les Lacédémoniens n’ont pas permis à un homme qui proposait de le faire de réciter l’éloge d’Hercule, en disant qu’il n’y avait personne pour le critiquer.
Quare et mihi superuacacaneus esset labor, operaque inutilis, multis laudare nunquam non laudatum et fructum usumque tragoediarum illius, quem uel diligens praeceptor discipulis indicare uel lector studiosus et attentus per sese animaduertere nullo potest negotio, longa oratione persequi.
C’est pourquoi ce serait également pour moi un travail superflu et une œuvre inutile que de faire à la foule les louanges d’un homme toujours loué et d’exposer longuement le fruit et l’utilité de ses tragédies, que le précepteur diligent peut indiquer à ses élèves ou que le lecteur studieux et attentif peut sans peine remarquer par lui-même.
Cogitanti autem mihi, ac circumspicienti (generose ac magnifice uir) cuinam laborem hunc meum, pro more omnium scriptorum antiquitus obseruato, dedicarem, uisum est me ingratitudinis defensionem uix posse inuenire, si te praeterito alios ambirem patronos, cui in primis multum, propter summa in me beneficia eaque temporibus factis afflictis ac desperatis collata debeo.
Quant à moi, alors que je me demandais et que j’examinais, homme généreux et magnifique, à qui je pourrais dédier mon travail, selon l’habitude observée depuis l’antiquité par tous les auteurs, il m’a semblé que je pourrais difficilement me défendre d’une accusation d’ingratitude si je sollicitais d’autres patrons et que je t’oubliais, toi dont les extrêmes faveurs à mon égard, reçues dans des temps sombres et désespérés m’ont rendu débiteur.
Quanquam enim tibi mecum, quod ad Religionis doctrinam attinet, non conueniret, propter Musarum tamen studia, a quibus me non abhorrere uidebas, propterque innatum tibi ac gentilitium erga omnes studiosos fauorem, non me iudicasti patrocinio prorsus indignum tuo.
En effet, bien que ce qui touche à la doctrine religieuse nous sépare toi et moi, tu ne m’as pas jugé absolument indigne de ton patronage, et ce en raison de mon étude des Muses, dont tu voyais que je ne me détournais pas, de ta sympathie naturelle et familiale envers tous les étudits.
Quod ego cuum benignitati tuae tribuo, tum etiam summae humanitati ac prudentiae.
Et moi je l’attribue à ta générosité autant qu’à ton humanité et ta prudence extrêmes.
Nihil sane est, quod animos ita disiungat atque alienet, ut religionis dissensio.
Mais il n’est rien, vraiment, qui puisse séparer et rendre étrangers les esprits autant qu’un désaccord religieux.
Vere enim scribit Dominus Ambrosius:
Quomodo potest congruere caritas, si discrepat fides ?
7
En effet, c’est avec raison que saint Ambroise a écrit : "Comment l’affection peut-elle s'accorder, si la foi diffère ?"
Tu uero putasti quidem sentiendum tibi esse quod uelles atque rectissimum iudicares ; dissentientem tamen odio habendum non existimasti, quod hac praecipue uia hacque dexteritate facilitateque ad concordiam aliquando perueniri possit.
Quant à toi, tu as pensé qu’il fallait que tu sois maître de ta volonté et de tes jugements les plus droits ; cependant tu as estimé qu’il ne fallait pas tenir en haine celui qui ne s’y accordait pas, puisque c’est par cette route, cette habileté et cette complaisance que l’on peut un jour parvenir à la concorde.
Nihil enim odio, persecutione, amarulentia, contumeliisque efficitur, quod uel Christianum dici, uel diuturnum esse, uel ad concordiam mutuumque amorem (quem suis Christus inprimis commendat) facere possit.
En effet, la haine, la persécution, l’amertume et les outrages ne produisent rien qui puisse être appelé chrétien, être durable ou contribuer à la concorde et à l’amour réciproque (que le Christ commande en premier lieu à ses fidèles).
Tuam igitur et in hac parte sapientiam, humanitatem, prudentiamque magnopere laudo ac suspicio.
Par conséquent, sur ce point également, je loue et estime grandement ta sagesse, ton humanité et ton discernement.
Atque utinam tui similes potentes uiri multi essent, qui nos non odio quasi Vatiniano8 prosequerentur, sed dignarentur nostra cognoscere affectibusque sepositis regulaque fidei adhibita iudicarent.
Puissent de nombreux hommes t’être semblables, afin qu’ils ne pas nous poursuivent pas d’une haine pour ainsi dire vatinienne, mais qu’ils trouvent digne de connaître nos œuvres et de les juger après avoir mis de côté leurs affects et après avoir appliqué la règle de la foi.
Daret haud dubie Dominus suam quoque gratiam, ut plures uera cernerent Christumque unicum redemptorem atque salutis portum superstitionibus relictis amplecterentur.
Le Seigneur, sans doute, nous accorderait également sa faveur afin que davantage de gens saisissent la vérité et qu’après avoir abandonné leurs supersititons, ils embrassent le Christ, unique rédempteur et port de salut.
Sed redeo.
Mais j'en reviens au sujet.
Quo pacto igitur tuis in me beneficiis (Domine generose, omnibusque uirtutibus ornatissime) respondeam, non inuenio non quod non libenter tibi debeam, cui et alii multi, magni et parui, ob propensam liberalitatem debent, sed ut ingratitudinis effugiam notam, a qua semper abhorrui.
Comment (Seigneur très généreux et rendu si éclatant par toutes tes vertus) répondre à tous tes bienfaits à mon égard, je ne le sais pas, non que je ne sois pas volontiers ton débiteur, toi dont beaucoup d’autres, grands et petits, sont débiteurs en raison de ton immense générosité, mais pour échapper à l’accusation d’ingratitude qui m’a toujours horrifiée.
Vnum me consolatur, quod intelligam et Deum ipsum, atque parentes, quibus parem referre gratiam non possumus, uoluntate interim prompta, animoque grato contentos esse, quod te quoque facere non dubito.
Ce qui me console, c’est le seul fait que je comprends que Dieu et nos parents, à qui nous ne pouvons pas rendre une faveur égale, se contentent d’une volonté manifeste et d’un esprit reconnaissant, ce que je ne doute pas que tu fasses également.
Et quia me nulla propter merita, nec genus, nec dignitatem, nec opes (quorum omnium magna apud me penuria est) sed propter literarum studia duntaxat, quae tamen infra mediocritatem sunt, in clientum tuorum numerum recepisti, literarium hoc opus tibi dicare constitui, ut aliquod apud praesentes et posteros (ad posteros enim, si non mei causa laboris aut nominis, ob ipsum tamen Sophoclem uenturum spero) gratitudinis erga te meae extet monimentum.
Et parce que ce ne sont ni mes mérites, ni ma naissance, ni ma dignité, ni mes ressources (toutes choses dont je manque cruellement) mais seulement mes études des lettres, qui cependant sont au-dessous de la moyenne, qui t’ont fait me recevoir au nombre de tes obligés, j’ai résolu de te dédier cette œuvre littéraire, afin que demeure pour les générations présentes et futures un souvenir de ma gratitude envers toi (car j’espère parvenir aux générations futures, non à cause mon travail ou de ma renommée mais grâce à Sophocle lui-même).
Suscipe igitur a deditissimo cliente hoc qualecunque munus, sereno (quae tua in omnes humanitas est) uultu, sinasque hunc nostrum Sophoclem felici nominis tui auspicio in publicum prodire, non quod hinc nomini tuo, quod per se clarissimum est, aliquid accedere possit splendoris, sed ut et alii intelligant, quantum tibi debeam, enitarque quouis modo uel grati erga te animi significationem dare.
Reçois donc d’un obligé tout à fait dévoué ce cadeau, quelle que soit sa qualité, avec un visage serein (qui est le signe de ta bienveillance envers tous), et permets que notre Sophocle paraisse en public sous l’auspice de ton nom favorable, non que celui-ci, qui est très célèbre en lui-même, puisse en tirer quelque éclat, mais pour que d’autres comprennent également combien je te suis débiteur et combien je m’efforce, de toutes les manières possibles, de donner la preuve de ma reconnaissance envers toi.
Cetera quae meam tenuitatem superant, Dominus Iesus, cuius ego indignus sum minister, cumulatissime (id quod etiam adsidue precor) retribuet ; qui te etiam, tuamque familiam, perpetuo incolumem ac florentem custodiat.
Ce qui dépasse mon insignifiance, le Seigneur Jésus, dont je suis un serviteur indigne, dans sa très grande largesse le rendra en retour (et je ne cesse de l’en prier) ; qu’il vous garde toi ainsi que ta famille pour toujours en bonne santé et dans la prospérité.
Vale.
Adieu.
Data Stutgardiae, 21 Martii 1558.
À Stuttgart le 21 mars 1558.