Présentation du paratexte
Cette épître de Petrus Codicillus à Ladislav de Lobkowicz rappelle la puissance des enseignements de la tragédie : l'incitation à la modération ; la contemplation des destinées malheureuses et des passions humaines qui pousse le spectateur à la vertu. En ce sens, la tragédie correspond à la volonté de Dieu de nous détourner du péché. L'épître se termine par l'éloge du destiantaire.
Traduction : Sarah GAUCHERGeneroso ac Magnifico Heroi et Domino, Domino Ladislao Seniori a Lobkouitz, Baroni in Chlumecio et Gistebnicia Sacrae Caesareae Maiestatis Consiliario atque pro Regi, et in inclyto Boemiae Regno supremo Curiae Magistro, etc. Domino atque Mecaenati colendo. S. P. D.
Au généreux et magnifique héros et seigneur, sieur Ladislav de Lobkowicz, dit l’Ancien, baron de Chlumec et de Zbiroze, conseiller de Sa Majesté Impériale et vice-président , et grand maître de la Chambre de l’illustre royaume de Bohème, etc. honorable seigneur et Mécène1 j’adresse mon chaleureux salut.
Duae sunt res, quae honestam disciplinam in qualibet republica, et societate potissimum continent, firmant et conseruant : uidelicet, praecepta atque exempla.
Il y a deux éléments principaux qui, dans n’importe quel état ou société maintiennent, soutiennent et conservent l’honnête discipline : ce sont sans aucun doute les préceptes et les exemples.
Praecepta quidem sumuntur ex iure naturali, legibus et institutis cum lege congruentibus.
Certes les préceptes sont tirés du droit naturel, des lois et institutions qui s’accordent avec la loi.
Exempla uero monstrantur in tristissimis casibus, horrendis euentibus, et atrocissimis suppliciis eorum, qui non congruunt ad normam legis propter petulantiam, malitiam aut improbitatem.
Quant aux exemples, on les fait voir dans les plus tristes malheurs, les évènements horribles et les plus atroces supplices de ceux qui ne se plient pas à la règle de la loi en raison de leur orgueil, de leur malice ou de leur improbité.
Homines siquidem in communi uita sunt, alii boni, qui oderunt peccare uirtutis amore ; alii uero oderunt peccare formidine poenae.
Puisque les hommes vivent en communauté, il y en a des bons, qui haïssent le vice par amour de la vertu ; quant aux autres, ils haïssent le vice par crainte de la punition.
Et quanquam magna est imbecillitas naturae hominum, et multiplex fortunae inconstantia, tamen, cum quisque sit faber suae fortunae, uidemus recte et iuste factorum esse placidos exitus et e regione eos, qui, damnata iustitia, neque animos, neque consilia flectunt ad moderandas cupiditates, sed ruunt sine freno quo caeci affectus trahunt, consequi poenas calamitatissimas.
Et bien que la faiblesse de la nature humaine soit grande et que l’inconstance de la fortune soit immense, nous voyons cependant, puisque chacun est l’artisan de son destin, que le sort de ceux qui ont fait de bonnes et justes actions est heureux et qu’au contraire ceux qui, après avoir dédaigné la justice, n’incitent ni leurs esprits ni leurs projets à la modération des désirs mais se ruent sans frein là où les mènent leurs aveugles passions, sont récompensés des plus terribles châtiments.
Etenim atrocia delicta semper comitantur atroces poenae.
Et en effet les actions atroces sont toujours accompagnées de châtiments atroces.
Et notissimi sunt uersus: οἶα τ'ἀνὴρ ἔρξει, τοῖον τέλος αὐτὸν ἱκάνει
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Qualia quis patrat, talis sit et exitus illi.
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Et ces vers sont tout à fait célèbres : οἶα τ'ἀνὴρ ἔρξει, τοῖον τέλος αὐτὸν ἱκάνει « Telles actions, tel sort ».
Item: βέβαιον ἕξεις τὸν βίον δίκαιος ὤν
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Stabilem uitam geres, si iusta feceris
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De même : βέβαιον ἕξεις τὸν βίον δίκαιος ὤν « tu vivras une vie paisible si tu agis selon la justice ».
Item: θεὸς ἔδικον ὄμμος
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Cernit Deus omnia uindex.
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De même : θεὸς ἔδικον ὄμμος
« Dieu vengeur voit tout ».
Eiusmodi exemplorum, quae nos commonefaciunt ut in omnibus consiliis et actionibus moderationem seruemus et metuamus aduersos casus, omnes historiae omnium in mundo gentium locupletissimam complectuntur farraginem.
Des exemples de ce genre, qui nous rappellent de veiller à être modérés dans toutes nos résolutions et nos actions et de craindre les malheurs adverses, toutes les histoires de tous les peuples du monde en rassemblent une collection très riche.
Cumque tragoedia sit imitatrix historiae, et contineat speculum uitae humanae8, ostendatque euentus consiliorum atque actionum, qui heroicis uiris, et gubernatoribus reipublicae accidunt, sapienter fecerunt, cum Graeci, tum Romani, quod eas publice populo spectandas proposuerunt extructis ad eam rem sumptuosis theatris.
Et puisque la tragédie imite l’histoire, qu’elle est le miroir de la vie humaine et qu’elle montre les conséquences des résolutions et des actions qui arrivent aux héros et aux chefs d’état, tant les Grecs que les Romains ont agi avec sagesse en les donnant à voir en public au peuple, après avoir construit à cet effet de somptueux théâtres.
Voluerunt enim rudes et feros animos consideratione tristissimorum casuum, et atrociorum exemplorum flectere ad modestiam, ad coercendos tumentes spiritus, et ad regenda consilia, instituta et acta secundum normam legis pro commodo patriae et utilitate ciuium.
En effet, en leur faisant considérer les déchéances les plus tristes et des exemples assez atroces, ils ont voulu inciter les esprits rudes et sauvages à la modération, à contenir leurs esprits orgueilleux et à diriger leurs résolutions, leurs institutions et leurs actions suivant la norme de la loi pour le bien de la patrie et pour l’utilité des citoyens.
Adhibuerunt etiam in publicis locis, in theatris, et plateis acclamationes, elogia illustrium uirorum, et encomia heroicarum familiarum, ut ex Plutarcho apparet, ut benemeritorum laude excitarentur reliqui ad res praeclare gerendas patriae causa, male meritorum uero uituperiis, atque opprobriis deterrerentur, ne in perniciem popularium peruersa machinarentur consilia.
Ils ont également fait usage dans les lieux publics, dans les théâtres et sur les places publiques, des acclamations, de l’éloge des hommes illustres et du panégyrique des familles héroïques, selon ce que nous dit Plutarque, pour que cette glorification des hommes méritants incite le reste des hommes à accomplir de grands actes pour la patrie et que le blâme et l’opprobre des hommes sans mérite les détournent de l’idée de fomenter des projets pervers pour la ruine de l’État.
Laudantur Cimon, Palamedes, Scipio, Octauius et alii pauci: sed probris afficiuntur Cleon, Hyperbolus, Catilina, et alii plurimi.
On loue Cimon, Palamède, Scipion, Octave et un petit nombre d’autres gens ; mais on couvre de honte Cléon, Hyperbolus, Catilina et de très nombreux autres.
Nullus enim saniore praeditus mente adeo est ferreus et obduratus, ut non sit cura ipsi etiam post obitum boni nominis, et non omni contentione etiam cum periculo uitae ignominiam, infamiam et dedecus fugiat.
Aucun homme sain d’esprit n’est si dur et inflexible qu’il ne s’inquiète de voir perdre son nom d’homme de bien et qu’il ne fuie pas l’ignominie, l’infamie et le déshonneur de toutes ses forces, même au péril de sa vie.
Tragicis igitur atque terribilibus spectaculis, ad contuendum obiectis, et uocibus seu laetis, seu tristibus publice personantibus animo ingerebant, ut quisque cogitaret de causis humanarum calamitatum, uitaret superbiam, polypragmosynem, et iniustam crudelitatem, et amore suae gentis atque patriae salutaria gerendo studeat bono nomini.
Par conséquent, en donnant à voir des spectacles tragiques et effrayants et en faisant publiquement résonner des voix joyeuses ou tristes, ils imposaient à chacun de réfléchir aux causes des malheurs humains, à éviter l’orgueil, l’intrigue, et la cruauté injuste et à rechercher une bonne réputation en accomplissant, par amour du peuple et de la patrie, des actions utiles.
Vt autem Ixion apud Inferos rota
implicitus, sicut dicitur apud Pindarum, clamat Discite iustitiam moniti
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De la même manière qu’Ixion, attaché sur la roue infernale, s’exclame, ainsi que Pindare le dit : « Par cet avertissement, apprenez la justice et ne méprisez pas les dieux », de même les tragédies embrassent cet éternel argument.
Commonefaciunt, esse Deum aeternam mentem, quae pollutis atroci scelere, atroces imponit poenas, moderatis uero et iustis placidum concedit cursum, consilia adiuuat et dat secundos euentus.
Elles rappellent que Dieu est un esprit éternel qui impose des châtiments atroces à ceux qu’a souillés un crime atroce, mais qu’il permet à ceux qui sont modérés et justes de mener une existence paisible, qu’il favorise leurs projets et il leur offre une fin heureuse.
Quod si etiam bonis et iustis fortuiti accidunt casus propter arcanas causas, ut Amphiaraus perimitur ad Thebas cum societate impia, tamen firma est regula Erinnyas comitari insolentiam, et saeua atrocium delictorum esse diuinitus supplicia.
Et si des accidents, pour des raisons inconnues, touchent même les hommes bons et justes, tel Amphiaraos anéanti à Thèbes en même temps qu’une société impie, cependant la règle établie veut que les Érinyes accompagnent l’insolence et que Dieu réserve les terribles supplices aux crimes atroces.
De his et de aliis uitae officiis ut admonerem adolescentes, praesertim cultores Graecae linguae, ante biennium fere enarraui Antigonem Sophoclis, et in latinam transtuli linguam.
Afin de prévenir les jeunes gens, surtout ceux qui étudient la langue grecque, à ce propos et au sujet des autres devoirs de l’existence, j’ai expliqué il y a presque deux ans Antigone de Sophocle et je l’ai traduite en langue latine.
Quae studia tandem anno precedenti noua atque inusitata interrupit tragoedia, pestem intelligo illam atrocissimam diuinitus nobis propter grauissima peccata immissam.
Et finalement, l’année dernière, une tragédie nouvelle et inouïe a interrompu ces études, cette peste si atroce envoyée par Dieu à cause de péchés si graves.
Vagantur horribiles poenae omnibus temporibus per uniuersum genus humanum.
De tous temps d’horribles châtiments déambulent parmi le genre humain.
Eas interdum parentes malis moribus
in sobolem pertrahunt, ut Œdipus ; interdum uero ipsi magistratus, ut in prouerbio
dici solet: Quicquid delirant reges, plectuntur Achiui.
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Parfois, les parents, par leurs mœurs déplorables, les font passer à leur descendance, tel Œdipe ; quant aux hommes d’État, ainsi qu’a coutume de le dire le proverbe : « Les Achéens paient les folies des rois ».
Ac nunc iterum in pluribus prouinciis bella intestina ardere incipiunt, in quibus passim multi interficiuntur, et magnae fiunt dissipationes gentium, cum liberi a parentibus, et uxores a maritis abstrahuntur ad turpissimam seruitutem, ecclesiisque uastatis misera plebecula alibi in peregrinum abducitur solum et alibi cogitur ui, dolo, blanditiis et largitione ad idolomaniam.
À présent, des guerres intestines recommencent à sévir dans plusieurs provinces, guerres où bien des hommes trouvent la mort et où les peuples sont décimés, alors que les enfants sont arrachés à leurs parents, les épouses à leurs maris pour entrer dans la plus terrible servitude et où, après la destruction des Églises, le misérable petit peuple est exilé sur un sol étranger et est forcé par la violence, la ruse, la flatterie et la corruption à adorer des idoles.
Tales tragoedias nostra scelera
excitant in genere humano domi forisque, sicut Solon dixit: Intrant in thalamos publica damna tuos.
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Les tragédies de ce genre, ce sont nos crimes qui les font naître dans le genre humain chez nous et au dehors, comme le dit Solon : « Les préjudices faits à l’État entrent dans ta chambre à coucher ».
Nam et Deus uult eiusmodi spectaculis nos commonefieri de sua ira aduersus peccatum, et praecipit mores honesta regi disciplina, et nos immissa clade uocat ad paenitentiam.
En effet, Dieu également veut que ce genre de spectacles nous rappelle sa colère à l’encontre du péché ; il enseigne que les mœurs sont régies par une discipline honnête et, par la calamité qu’il nous a envoyée, il nous appelle à la pénitence.
Talia et his similia nobis tragoediae in animum ingerunt, et cum sola hominum sapientum diligentia res publica regi non possit, et regna habeant suas fatales periodos, docent cuilibet esse conueniens, continere se intra metas offici, neque erumpere, aut maiora appetere, sed ferenda ferre, ac petere diuinitus se et consilia sua regi.
Les tragédies nous mettent à l’esprit ce genre de calamités et d’autres semblables et, puisque l’État ne peut être dirigé par la seule vigilance des sages et que les royaumes connaissent de funestes moments, elles enseignent à qui veut qu’il convient de se borner à un office, de ne pas en sortir ni d’en rechercher un plus grand mais de supporter ce qui doit l’être et de mener son existence selon la volonté de Dieu et d’être régi par ses résolutions.
Qui sapit, ille animum fortunae praeparat omni, praeuisumque potest arte cauere malum.
Celui qui en a conscience prépare son esprit à toutes les éventualités et peut correctement se préserver du mal qu’il anticipe.
Ideo Tiresias in hac tragoedia accusat Creontem, quod spretis salutaribus consiliis ultro sibi suisque urbibus attraxerit imminentes furias et calamitates.
C’est pour cela que Tirésias, dans cette tragédie, accuse Créon de ce que, ayant fait fi de conseils utiles, il a attiré sur lui et sur ses concitoyens des fléaux et des malheurs menaçants.
Sed plures sunt, et quidem ad rem literariam spectantes tragoediarum utilitates, quae alibi recensendae sunt.
Mais les bienfaits des tragédies, qu’il faut ailleurs passer en revue, sont nombreux et regardent en tout cas la littérature.
Lucubratiunculam uero hanc Nomini tuae Magnificentiae adscripsi hac de causa, cum tua Magnificentia benemerendo de publico patriae huiusque inclyti Boemiae Regni bono ad consilia et actiones domi forisque in grauissimis periculisissimisque negotiis fideliter affuerit Diuae memoriae Ferdinando atque Maximiliano Caesaribus Dominis quondam clementissimis, ut lectione huius tragoediae tua Magnificentia sibi in memoriam reuocet praeteritorum temporum uarias fortunae bellique uices, in quibus tuae Magnificentiae noti illustres uiri aliquot familiarum, alii quidem praeterierunt, alii uero tristes sortiti sunt euentus, cum Dei beneficio tua Magnificentia adhuc salua et incolumis in sua statione cum magna laude (quod faustum ac diuturnum sit) permaneat ; deinde, cum tua Magnificentia loco Caesareae Maiestatis, agat tutorem et fautorem nostrae Academiae, et studiorum humanitatis, ut intelligat, praeter caeteras linguas cultiores, etiam Graecae usum atque exercitia adolescentibus in ea proponi.
Quant à ce petit travail de nuit, je l’ai dédié à ta Magnificence parce que, en servant avec mérite les intérêts de la patrie et de ce célèbre royaume de Bohème, elle a fidèlement assisté feus les empereurs Ferdinand et Maximilien de divine mémoire, seigneurs les plus cléments, pour décider et agir au-dedans de l’État et au-dehors dans les situations les plus graves et les plus périlleuses, si bien que la lecture de cette tragédie rappelle à ta Magnificence les anciens revirements de la destinée et de la guerre, où des hommes illustres de plusieurs familles, connus de ta Magnificence, ont péri pour les uns ou écopé pour d’autres d’un funeste destin, tandis que jusqu’à présent le bienfait de Dieu conserve très louablement (que cela soit heureux et durable) ta Magnificence saine et sauve dans sa charge ; ensuite, je te la dédie parce que ta Magnificence fournit, au nom de sa Majesté impériale, un défenseur et un soutien de notre Académie et des études humanistes pour qu’elle comprenne que la fréquentation et la pratique de la langue grecque y sont proposées aux adolescents en sus des langues plus étudiées.
Oro itaque ut hanc meam obseruantiam sui tua Magnificentia aequi bonique faciat.
C’est pourquoi je supplie que ta Magnificence réserve un accueil équitable et chaleureux à la déférence que j’ai pour elle.
Feliciter ualeat tua Magnificentia.
Bénie soit ta Magnificence.
Data e Collegio Angelico, alias omnium Sanctorum in Vniuersitate Pragensi 15. Iunii. Anno reparata salutis 1583.
Depuis le Collegium Angelicum ou de tous les Saints, dans l’université de Prague, le 15 juin 1583.
Petrus Codicillus.
Petrus Codicillus.