Carolus Fernandus salutem plurimam dicit Petro Cohardo aduocato regio
Carolus Fernandus

Carolus Fernandus salutem plurimam dicit Petro Cohardo aduocato regio

Charles Fernand1 salue chaleureusement Pierre de Courthardy2, avocat du Roi.

Satis, iucundissime Petre, compertum habeo permultos, qui se doctissimos credi uolunt, ita sacram atque diuinam aspernari poesim, quasi eiusmodi sint poetae qui et hominibus et ciuitatibus non solum nihil utilitati quaesisse, uerum etiam incommodorum partem uel maximam inuexisse uideantur.

Mon cher Pierre, je sais bien que ceux, très nombreux, qui veulent passer pour des puits de science, méprisent la poésie sacrée et divine, comme s’il s’agissait de poètes qui, non seulement n'ont rien procuré d'utile aux hommes et aux cités, mais leur auraient même apporté une part, et une très grande part, de leurs désagréments !

Quos dum forte rogitari contingit quaenam ipsis potissimum ratio persuadeat ut poetas tantopere detestandos esse putent, respondent illos lasciuis tantum carminibus insulsissimisque de Deo, deque ueneratissimo caelicolarum coetu fictionibus abundare.

Dès qu’on se hasarde à leur demander quelle preuve emporte leur conviction qu’il faut à ce point détester les poètes, ils répondent que ces derniers ne fournissent sur Dieu et la troupe très vénérée des habitants du ciel que des vers badins et d’insipides fictions.

Ignorant autem quantum de sanctissima Dei immortalis religione, de uario siderum motu, de multiplici rerum natura, de clarissima uirtutum laude, deque rebus omnibus (ut paucis agam) sub occultis poetarum uelaminibus inuolucrisque ueritatis delitescat.

Mais c’est qu’ils ignorent, à propos de la très sainte religion de notre Dieu immortel, du mouvement varié des astres, de la multiplicité de la nature, de l’illustre louange des vertus, de tout en fait (pour le dire brièvement), toutes les vérités qui se cachent sous les voiles secrets et les mystères des poètes.

Nesciunt hi quantum inter comoediam tragoediamque intersit, quid ab epigrammate satyra distet, quantum ab herois lyrica differant, quodque detestabilius est, ipsas ignorant carminum leges ; et de poetis sententiam ferre non uerentur, fitque ut, dum haberi peritissimi uolunt ipsi, sese prodant ultro cumque bonis litteris nihil unquam habuisse3 commercii apertissime fateantur.

Ils ne savent pas la différence entre comédie et tragédie, ce qui distingue l’épigramme de la satire, la frontière entre l’épopée et la lyrique et, chose plus détestable, ils ignorent les règles de la poésie ; et ils n’ont pas peur de donner des jugements sur les poètes, au point que, tout en voulant passer pour des spécialistes, ils se trahissent et avouent ingénument qu’ils n’ont jamais eu nul commerce avec les belles lettres.

Ego enim, doctissime Petre (nescio an id tibi fortasse citra rationem dixisse uidebor), eum inter litteratos uiros numerandum minime reor qui ne ipsa quidem poetices elementa uel primis (ut aiunt) labris, degustanda putarit.

Car pour ma part, très savant Pierre (peut-être trouveras-tu mon propos inepte), j’estime qu’il faut décompter du nombre des lettrés celui qui jugerait inutile de goûter, fût-ce du bout des lèvres, comme on dit, aux principes mêmes de la poétique.

Quippe, nisi carminibus ipsis nescioquid praestantiae singularis inesse uideretur, nunquam profecto Deus Optimus Maximus sacratissimas leges, quas ab se, sine ulla controuersia, profectas esse constat, carmine potius (et quidem uelatissimo) quam soluto sermone conscribi uoluisset.

De fait, si ne semblait pas inhérente aux vers je ne sais quelle majesté particulière, jamais alors Dieu très Bon et très Grand n’aurait voulu que les très saintes lois qui, sans débat et à l’évidence, émanent de lui, fussent consignées en vers (et même fort mystérieux) plutôt qu’en prose.

Quisquis igitur poetas aspernare, Diuinum Mosen, Dauid, Salomonem, Isaiam, ceterosque Dei summi uates, aut poetas fuisse prorsus ignoras, aut, si forte nosti, dissimulandum putas.

Donc dès qu’on dénigre comme poètes les divins Moïse, David, Salomon, Isaïe et tous les autres prophètes du Dieu souverain, soit l’on ignore qu’ils étaient poètes, soit, si d’aventure on le sait, on pense qu’il faut le taire.

Vtcunque tamen est, nihil eximiae poetarum laudi detrahis cum dicis nescio quem Apollinem, inani quondam priscorum cultu celebratissimum, sua petentibus oracula fuisse solitum carmine respondere, atque poetas inspirare multipliciaque uariorum carminum modulamina decantare.

Quoi qu’il en soit pourtant, on n’ôte rien à l’insigne gloire des poètes quand on dit que je ne sais quel Apollon, autrefois objet d’un vain culte antique, donnait à ceux qui venaient l’interroger ses oracles ordinairement en vers, qu’il inspirait les poètes et qu’il modulait les chants complexes de tous les types de vers.

Ille namque uerus Apollo, clarissimus ille Phoebus, ille, inquam naturae conditor uniuersae, qui Mosen suum quonam ordine cuncta crearit solus plane edocuit quique sanctissimas leges quae populo suo moderarentur eidem benignus aperuit, idem ille profecto, admirabili quadam liberalitate, carmen quoque quo singula conscriberentur ostendit.

Car c’est l’authentique Apollon, l’étincelant Phébus, je parle du créateur de l’univers entier, celui qui seul a enseigné à son Moïse dans quel ordre il avait créé toutes choses et qui lui a révélé avec bienveillance les lois très sacrées destinées à gouverner son peuple, qui a aussi bien sûr, avec une admirable générosité, montré les vers qui devaient consigner tout le détail.

« Sed non lasciuit », inquis, « diuinus ille Moses, nec prophetae ceteri quicquam ridiculum uidentur afferre ».

« Mais il ne fait pas dans la badinerie, dis-tu, le grand Moïse, ni les autres prophètes ne semblent avoir produit rien de risible ».

Sed neque tragici profecto, ut de reliquis poetis interim taceam (si modo quae uera sunt fateri non pudet) quoquo pacto lasciuiunt, nec inanes nugas contexere gaudent.

Mais les tragiques non plus, pour ne rien dire des autres poètes (pour peu qu’on n’ait pas de scrupules à dire la vérité), ne badinent pas ni ne tissent à plaisir de vaines fariboles.

Est enim apud illos altiloquus atque expolitus sermo, sententia grauis, eaque creberrima, quaeque religiosissimum quemque non mediocriter oblectare queat.

Car chez eux le style est sublime et châtié, la pensée profonde et dense, capable de charmer avec force tous les esprits résolument pieux.

Quod ex Sophocle atque Euripide, quorum sententiis exquisitissimis moralius nihil afferri potest, colligere facile licet.

On peut en trouver la preuve facilement chez Sophocle et Euripide, dont les maximes très recherchées sont l’apport le plus moral qui existe.

Sed quid, per deos immortales, exactissimarum cultissimi Senecae tragoediarum lectione iocundissima (quandoquidem Latinus alius non extat) aut salubrius aut utilius proferri posse credimus ?

Mais, par les dieux immortels, croit-on que puisse être proposé ailleurs que dans la lecture si agréable des très précises tragédies de l’exquis Sénèque (puisqu’il ne reste aucun autre tragique latin) quelque chose de plus salutaire ou de plus utile ?

Hunc profecto magnates si perlegerint eidemque fidem putarint habendam, nec oblatis facile extumescent honoribus, nec in quemquam belluarum more saeuiendum arbitrabuntur.

Assurément quand nos grands l’auront lu et auront estimé qu’il faut lui accorder du crédit, ils cesseront de s’enorgueillir de ces honneurs qu’on leur octroie sans peine et de penser qu’il faut sévir contre un autre tels des fauves.

Sic enim potentissimos quosque diuinus ille poeta hortatur :

Car c’est ainsi que ce divin poète exhorte tous les plus puissants :

Vos, quibus rector maris atque terrae ius dedit magnum necis atque uitae, ponite inflatos tumidosque uultus : quicquid a uobis minor extimescit maior hoc uobis dominus minatur. Omne sub regno grauiore regnum est. 4

« Vous, à qui le maître de la mer et de la terre a accordé le droit suprême de vie et de mort, déposez l’enflure et l’orgueil de vos visages ; tout ce qu’un petit craint de vous, un maître plus grand que vous vous en menace. Tout royaume est sous la coupe d’un royaume plus puissant ».

Et quid, bone Deus, admonitione hac saluberrima sanctius, quid seuerius, quid religiosius excogitari diciue potest ?

Dieu Bon, peut-on penser ou dire quelque chose de plus sacré, de plus profond, de plus religieux que ce si salutaire avertissement ?

Nemo, mea quidem sententia, tam poterit hebes inueniri qui non haec diuinis esse oraculis quam simillima ingenue fateatur.

On ne trouvera personne à mon avis d’assez stupide pour ne pas reconnaître franchement que ces paroles ressemblent au plus haut point à des prophéties de Dieu.

Quae si altiori mente reponenda ducerent qui populis multis longe lateque imperitare gaudent, et minus profecto bellorum consurgeret et seditionum minus passim conflaretur.

Si ceux qui aiment soumettre de nombreux peuples au bout du monde estimaient que ces paroles doivent être conservées au fond du cœur, on verrait surgir moins de guerres, éclater çà et là moins de révoltes.

Atque, ut liberrime quod sentio profitear, cogitanti mihi et sacratissimas canonicorum librorum historias, quaeque ex his monemur atque docemur memoria repetenti, denique haec ipsa cum diuis nostri Senecae carminibus conferenti, tantum, fateor, admirationis incuti solet ut ea mihi meritis a nemine laudibus extolli posse uideantur.

Et, pour dire très librement mon sentiment, quand je pense aux histoires très saintes des livres canoniques, quand je déroule dans ma mémoire tous leurs conseils et leurs leçons, quand enfin je les compare aux vers divins de notre Sénèque, je suis, je l’avoue, frappé d’ordinaire par tant d’admiration qu’il me semble que personne ne pourrait les exalter avec des mérites aussi remarquables.

Quid enim mansuetissimus ille Dauid atque ab omni arrogantia longe remotissimus, paterni custos pecoris, ad regiaque praeter spem euectus fastigia, quid contra regali deiectus solio Saul, tandemque miserabiliter interemptus ostendit ?

En effet, que montre un David dans son extrême mansuétude et son attitude si loin de toute arrogance, ce berger du troupeau paternel élevé contre toute attente à la majesté royale ? que montre au contraire ce Saül chassé du trône royal et, pour finir, misérablement éliminé ?

Quid Iob quoque, et grauissimo rei familiaris damno et molestissimo afflictus morbo, tandemque et diuitiis et pristinae restitutus sanitati demonstrat, nisi secundis prosperisque rebus non nimium esse confidendum, rursumque, lapsis prorsusque afflictis, meliora minime desperari debere?

Que démontre encore Job, frappé d’une perte terrible dans son patrimoine et d’une maladie très pénible, pour finir rétabli dans ses richesses et sa santé initiales, si ce n’est qu’il ne faut pas avoir une trop grande foi dans ses réussites ni, par revers de fortune, en cas de malheurs, nullement désespérer d’une amélioration ?

Atque hoc ipsum grauissimus Seneca noster in eo carmine, cuius iam fecimus mentionem, his uersibus admonet :

Et c’est précisément ce dont le très profond Sénèque, dans le chant déjà cité, nous avertit en ces vers :

Nemo confidat nimium secundis. Nemo desperet meliora lapsis. Miscet haec illis prohibetque Clotho stare fortunam. Rotat omne fatum. 5

« Que personne n’ait trop de foi dans ses réussites, que personne ne désespère de l’amélioration dans le malheur. Clotho les mélange et empêche la Fortune d’être stable. La roue du destin tourne ».

Quae uerba si quis homine Christiano putabit indigna, is nimirum imperitiae propriae euidentissimum praebebit argumentum.

De telles paroles, quiconque les jugera indignes d’un chrétien6 donnera bien sûr une preuve très nette de son ignorance.

Neque enim ita de Fortuna prudentissimus Seneca scribit quasi per illam deam aliquam caecam mundum[que]7 , praeclarissimum Dei immortalis opus, temere citraque rationem summam gubernari intelligat ; quin potius hoc utitur uerbo ut ea quae diuinae sapientiae certissima sunt atque notissima, eorundem mortalibus ignotam esse rationem ostendat ; neque fato ueluti immobili aliqua necessitate constringi Deum putat, sed esse stabilissimum quicquid aeterna decreuerit sapientia, esseque rerum omnium uicissitudinem nec absurde quidem arbitratur.

Car si le très avisé Sénèque écrit cela de la Fortune, ce n’est pas qu’il comprenne que c’est cette déesse aveugle qui gouverne ce monde, œuvre brillante du Dieu immortel, au hasard et sans une raison suprême ; au contraire, il utilise ce propos pour montrer que ce que la divine sagesse tient pour certain et connu, les mortels en ignorent la raison ; et il ne pense pas que Dieu soit nécessairement entravé par un destin comme immuable, mais il estime aussi avec raison que tout est décidé une fois pour toutes dans ce que sa sagesse éternelle a décrété, y compris les vicissitudes de toutes choses.

Quod autem neque Sansoni fortissimo ualidissimas robusti corporis uires, nec rursum sapientissimo Salomoni incredibili donatum ingenio pectus praestitisse animaduertimus, ut ultima possent deuitare fata ; quid aliud, obsecro, monemur, nisi quod mortem ipsam, quocunque in loco simus, securi nihilque trepidantes expectandam esse arbitrari debeamus, dum ad hoc ipsum praeclarissima illa iam bis allati carminis periodus non parum facere uidetur, quae in hunc modum se habet :

Nous voyons bien qu’il n’a pas pourvu le très puissant Samson d’une force physique vigoureuse, ni le très sage Salomon d’une intelligence dotée d’un talent rare pour qu’ils puissent éviter leur fatale fin ; quel autre avertissement recevons-nous, je te prie, que celui de devoir estimer que, en quelque situation que nous nous trouvions, il nous faut attendre la mort sereinement et sans crainte, propos auquel semble s’adapter excellemment cette phrase très brillante tirée du même chant déjà cité deux fois et qui dit :

Nemo tam diuos habuit fauentes. Crastinum ut posset sibi polliceri : Res deus nostras celeri citatas Turbine uersat . 8

« Personne n’a à ce point la faveur des dieux qu’il puisse se promettre un lendemain. Dieu fait rouler nos affaires, jetées dans un puissant tourbillon ».

Neque deos hoc in loco, sed Deum potius, uerum rerum omnium conditorem (ut illum religiosissime sensisse negare non possis), nominandum censuit.

Et ce ne sont pas les dieux, dans ce passage, mais bel et bien Dieu, le vrai créateur de toutes choses (en sorte qu’on ne peut nier qu’il ait eu un sentiment vraiment religieux) qu’il a pensé devoir nommer.

Porro diuitias non esse magnopere appetendas, nec honores quoque, nec dignitates sollicita nimis ambitione quaerendas : communis omnium Saluator Christus maximo nobis est argumento, quem haec omnia et contempsisse penitus et ueris Christianis prorsus esse contemnenda manifestissime docuisse minime dubitamus.

En outre il ne faut pas viser à s’enrichir outrageusement ni non plus rechercher les honneurs et les dignités avec une ambition trop inquiète : le Christ Sauveur de tous les hommes ensemble nous en fournit la meilleure preuve, lui dont nous voyons bien qu’il a eu pour tout cela un mépris complet et qu’il a très clairement enseigné aux vrais chrétiens à les mépriser à leur tour.

Sed neque grauissimi Senecae in eandem sententiam cultissima nobis carmina desunt ; inquit enim :

Mais le très profond Sénèque nous livre aussi des vers splendides qui vont dans le même sens ; car il écrit :

Venit ad pigros cana senectus. Humilique loco, sed certa, sedet sordida paruae fortuna domus : alte uirtus animosa cadit. 9

« La vieillesse chenue vient aux tranquilles. Et sans hésiter, dans un lieu humble, se tient la fortune modeste d’une petite maison, alors que la fière vertu tombe de haut ».

Videbimur profecto non tam epistolam quam orationem conscribere uoluisse, si quaecumque apud tantam eloquentiam, tantaque fecunditate uirum, sacris consentanea litteris inuenimus in medium putabimus afferenda.

Mais on croira pour sûr que j’ai voulu écrire non une lettre mais un discours si, tout ce que, à l’égard d’une telle éloquence et d’un homme si fécond, nous trouvons de conforme aux saintes écritures, nous décidons de le publier.

Vellem equidem, doctissime Petre, ea nostris ludi magistris ingenia forent, quibus in interpretandis tam diuini auctoris tragoediis uersari locupletissime possent, suis nimirum scholasticis longe magis quam nescio quorum insipidorum uoluminum expositione barbarissima profuturi.

Je voudrais pour ma part, très savant Pierre, que nos maîtres d’école aient tant de talent qu’ils puissent s’occuper profitablement d’interpréter les tragédies d’un si divin auteur, pour se rendre ainsi beaucoup plus utiles à leurs étudiants que par je ne sais quelle préface abominable de volumes insipides.

At dicet fortasse taetricus ac seuerus quispiam : quid animo religioso (quali optimum quemque Christianum praeditum esse ducet) cum foedissimis Clytemnestrae adulteriis, quid cum Agamemnone ab impudicissima coniuge quam miserrime trucidato, quid cum Thyeste qui proprios imprudens depastus filios atque eorundem recenti potus sanguine perhibetur ?

Mais un esprit chagrin et austère dira peut-être : quel rapport entre un esprit religieux (dont il estimera que tout bon chrétien est pourvu) et les scandaleux adultères de Clytemnestre, avec Agamemnon assassiné lamentablement par une épouse libidineuse, avec Thyeste qu’on voit alors qu’il a sans le savoir dévoré ses propres enfants et bu leur sang frais ?

Ista, procul dubio, religiosissimus quisque nescire quam pernosse malle debet ; quippe, ob id ipsum, Lactancio – non infima auctoritate uiro – tragicorum poemata displicere uidentur ; inquit enim :

De tels actes, assurément, un esprit religieux doit les ignorer plutôt que les connaître ; aussi Lactance (un homme autorisé s’il en fut) semble désapprouver les tragédies ; il dit en effet :

Tragicae historiae subiciunt oculis parricidia et incesta regum malorum et cothurnata scelera demonstrant. 10

« Les histoires tragiques mettent sous les yeux des parricides et des incestes commis par des rois méchants et montrent des crimes chaussés de cothurnes ».

Video, o seuere morum castigator, quid obicias, at te profecto intelligere decet ea potissimum ratione adductum esse Lactantium, quod numerosa carmina audientium animis soluto sermone tenacius adhaerescere minime dubitaret.

Je vois, ô rigoureux censeur des mœurs, la nature de tes objections mais tu dois vraiment comprendre que les motivations de Lactance à dire cela sont qu’il était tout à fait conscient que des vers cadencés restent mieux que la prose dans la tête des auditeurs.

Praeterea, qui suapte natura nihil ab iniquis facinoribus abhorrescunt, quae scelestos redolent mores memoria quam diligentissime tenent ; quae autem ad uirtutum hortantur studia ea ne minimam quidem cellulam qua requiescant inueniunt.

En outre, ceux qui par nature n’ont rien contre les crimes injustes gardent en mémoire le plus scrupuleusement les relents de mœurs criminelles ; les exhortations, au contraire, à cultiver la vertu ne trouvent pas en eux la moindre place où se fixer.

Sed non ideo cuiquam ab utilissima tragicorum lectione abstinendum putauerim : simili namque ratione probatissimam canonicorum librorum lectionem nocere posse quis infitiari timuerit ?

Mais pour autant je n’irais pas penser qu’il faut détourner qui que ce soit de la lecture si profitable des tragiques ; de même, qui craindrait de nier que la lecture excellente des livres canoniques pût être nuisible ?

Illic namque et iniquissimum Dauid homicidium et Salomonis insatiata libido apertius ostenditur, alia praeterea permulta scelestissimorum principum detestanda facinora quae sacrarum litterarum peritum latent neminem.

Car c’est là qu’on montre assez ouvertement le meurtre inique que commet David et le désir insatiable de Salomon et aussi beaucoup d’autres forfaits odieux de princes abominables qui n’échappent à aucun spécialiste des Ecritures.

Neque enim quae factu turpia sunt atque nefaria tragicis extolluntur carminibus ; quin immo flagitiosissima quaeque probatissimi quique tragoediarum auctores uehementissime detestantur.

Car ce ne sont pas les actions infâmes et criminelles qui sont exaltées dans les vers tragiques ; au contraire, tous les excellents tragiques détestent vivement tous les crimes.

Ideo namque funestas sceleratorum principum clades spectantium oculis subiectas uolunt, ut intellectu facile sit, uitam, quae cum flagitiis ac sceleribus agitur, infausta atque infelici morte plerumque claudi solere.

Mais s’ils veulent mettre sous les yeux des spectateurs les revers funestes de princes scélérats, c’est pour qu’il soit aisé de comprendre qu’une vie menée dans le scandale et le crime se termine habituellement par une mort funeste et malheureuse.

Itaque, grauiter ac sapienter admodum Archelao Euripides respondisse credendus est, a quo cum rogaretur, ut laudandi illius celebrandique gratia tragoediam scriberet, constanter renuens : « Vtinam, o Rex, inquit, nihil admittas unquam quod tragoedia dignum uideatur ! », uerbum profecto prudentissimo optimoque uiro dignissimum.

Aussi, c’est avec beaucoup de gravité et de sagesse qu’il faut croire qu’Euripide répondit à Archélaos, qui lui demandait de lui écrire une tragédie pour le louer et le célébrer, tout en refusant sans cesse : « O roi, puisses-tu ne rien commettre jamais qui pût mériter une tragédie ! », propos évidemment digne au plus haut point d’un homme sage et excellent.

Sed quid, obsecro, causae putamus esse ut binas de Hercule tragoedias noster Seneca scribere uoluerit, de reliquis autem satis illi uisum sit si de singulis singulae scriberentur ?

Mais pourquoi, s’il te plaît, croyons-nous que notre Sénèque a voulu écrire deux tragédies sur Hercule alors qu’il a décidé de se contenter d’une seule pour chaque autre héros ?

Nempe quod inculcandum sollertius arbitrabatur solam esse uirtutem (quam nulli citra labores innumeros contingere certissimum est), quae et taeterrima saeuissimi Plutonis imperia minime pertimescit, et mortales ad triumphantissimas illas caelestis regni sedes producere expeditissime potest.

C’est qu’il estimait plus habile d’inculquer que seule la vertu (à laquelle nul n’accède, c’est certain, sans de nombreuses épreuves) ne craint pas le moins du monde les ordres funestes du cruel Pluton et peut conduire en droite ligne les mortels au trône triomphal du royaume des Cieux.

Hoc enim carminibus illis quibus ultima clauditur tragoedia pulcherrime demonstratur.11

La preuve en est admirablement administrée par les vers qui clôturent la dernière tragédie.

Quae, quoniam plerisque notissima sunt, usque adeo, inquam, ut, propter diuinam illorum sententiam, eos quoque qui cultissimi Senecae tragoedias perlegere minime lateant, ea consulto duximus omittenda.

Ils sont très connus du grand public, au point même que, en raison de leur sagesse divine, même à ceux qui ont lu les tragédies de l’exquis Sénèque jusqu’au bout, ils n’ont pas pu échapper ; aussi ai-je considéré qu’on pouvait les omettre ici.

Hoc itaque tam utile tamque magnificandum opus, ex incorrectissimo penitusque mutilato, et emendatissimum et integerrimum noster Balbus reddidit, adeo ut iam decori pristino restitutum esse uideatur, bene de quam plurimis (mea quidem sententia) meritus qui hac ipsa lectione (nisi me spec fallit), et politiores sunt et meliores euasuri.

C’est donc cette œuvre si utile et si digne d’éloge que, d’après un texte très incorrect et gravement mutilé, notre Balbi a corrigée et rendue à son intégrité, au point qu’elle semble revenue à son éclat originel ; il a, à mon avis, mérité la gratitude (je ne pense pas me tromper) de ceux qui, de cette lecture, sortiront plus cultivés et meilleurs.

Quod, si hoc pacto tum emendandis, tum interpretandis maiorum nostrorum uoluminibus studiosissimus perget adolescens, futurum nihil ambigo quin Balbum tuum, de cuius tam litteris quam ingenio optimam (ut aequum est) opinionem habes, magis in dies magisque probandum arbitrere.

Et si quelque jeune savant continue à corriger ainsi et à traduire les livres de nos auteurs antiques, je suis sûr que notre Balbi, pour la culture et le talent duquel tu as, comme il est juste, la meilleure opinion, méritera de ta part, de jour en jour, davantage d’éloges encore.

Vale felix.

Adieu, heureux ami.


1. Bénédictin, professeur de théologie à Paris, né à Bruges vers 1450, mort vers 1517. Il a laissé des œuvres théologiques. Sa contribution ici vise à « moraliser » Sénèque et à montrer la pleine compatibilité avec la piété chrétienne.
2. Sarthois né à Chemiré-le-Gaudin, nommé par Charles VIII en 1486 Premier président au Parlement de Paris, mort en 1505.
3. Le texte porte erronément habuisset.
4. Sen., Thyest. 607-612.
5. Sen., Thyest. 615-618.
6. Le chrétien dont il est question est le lecteur contemporain de Fernand. Mais il n’est pas exclu de penser que Fernand suppose que Sénèque est authentiquement chrétien, converti par saint Paul dont une légende tenace fait l’ami et le correspondant (dans des lettres apocryphes évoquées notamment par Hier, Vir. ill. 12, ed. Herding 1879, p. 18, rr. 1-4). Nous empruntons le contenu de cette note à A. Capirossi, op. cit., p. 134-135, note 567. La suite du texte irait d’ailleurs dans ce sens.
7. Sur la difficulté d’interpréter la présence de –que ici, cf. A. Capirossi, op. cit., p. 135, note 568. Peut-être faut-il lui donner une valeur emphatique ? Peut-être une coquille pour immundam (suggestion indirecte d’A. Capirossi) ? Nous choisissons, comme A. Capirossi, de le considérer comme interpolé et fautif.
8. Sen., Thyest. 619-622.
9. Sen., Herc. F. 198-201.
10. Lact., Inst. 6.20.28.
11. Sen., Herc. Œ. 1983-1996.