Présentation du paratexte
Marmitta, l’éditeur, adresse une « interprétation des tragédies de Sénèque » à Guillaume de Rochefort, dans laquelle les deux thématiques qui deviendront traditionnelles, l’auteur des tragédies latines conservées et l’œuvre tragique de Sénèque, sont examinées. Elle sont d’ailleurs déclinées en quatre questions qui annoncent d’emblée le plan du texte (quis auctor, quid tragoedia, quid eius materia et utilitas et carminis qualitas).
En ce qui concerne l’auteur, Marmitta présente trois positions : l’opinion majoritaire à son époque selon laquelle l’auteur des tragédies est Sénèque le Moraliste, précepteur de Néron et frère du poète Marcus Annaeus Sénèque ; la deuxième, qui distingue les deux, en s’appuyant sur le témoignage de Martial, sur la différence de style entre les écrits philosophiques et tragiques et enfin sur le fait historique de la mort de Sénèque précédant celle de Néron, qui empêche qu’on lui attribue l’Octavie ; la troisième enfin plaide pour une distinction entre plusieurs auteurs des tragédies, dont Sénèque le Moraliste – sauf encore pour l’Octavie– partant de leurs différences stylistiques. Pour Marmitta, Sénèque le Philosophe et Sénèque le Tragique sont bien deux auteurs distincts et il semble favorable à cette dernière vision qui envisage plusieurs auteurs différents pour le corpus tragique.
Quant à la tragédie, elle est définie par son nom, son étymologie, ses auteurs, ses rapports avec la comédie ; elle a une utilité morale et une qualité qui réside dans sa forme métrique. Ce sont les dernières rubriques que Marmitta aborde, en laissant de côté en réalité la materia, qui sera traitée dans les arguments et dans le cours du commentaire.
Bibliographie :- British Museum, Department of Printed Books, Alfred W Pollard, Victor Scholderer, Robert Proctor, George D Painter, British Library, et Department of Printed Books. Catalogue of Books Printed in the XVth Century Now in the British Museum. London: Printed by order of the Trustees : Sold at the British Museum ..., 1963.
- D’Alessi, Fabio. « La questione dei due Seneca in epoca umanistica e il “Sermo symposicus” di Girolamo Bologni ». Quaderni veneti. 4 (1987): 47‑86.
- Goff, Frederick Richmond, Margaret Bingham Stillwell, et Bibliographical Society of America. Incunabula in American Libraries; a Third Census of Fifteenth-Century Books Recorded in North American Collections,. New York: Bibliographical Society of America, 1964.
- Martellotti, Guido. La questione dei due Seneca da Petrarca a Benvenuto. Padova: Antenore, 1972.
- Paré-Rey, Pascale, "Les éditions des tragédies de Sénèque conservées à la Bibliothèque nationale de France (XVe-XIXe s.)", in L’Antiquité à la BnF, 17/01/2018,
- Brink, C. O. Horace on Poetry: The « Ars Poetica ». Cambridge: Cambridge University Press, 2011.
- Paré-Rey, Pascale, Histoire culturelle des éditions latines des tragédies de Sénèque, 1478-1878, Paris, Classiques Garnier, « Histoire culturelle » 20, 2023
Gellii Bernardini Marmitae ad illustrem D. Guielmum de Rupeforti magnum Cancellarium Franciae in tragoedias Senecae interpretatio
Interprétation des tragédies de Sénèque de Gellius Bernardinus Marmita, à l’illustre Seigneur Guillaume de Rochefort, Grand Chancelier de France1
Quae potissimum ad explanationem huius praeclari operis attinent, in primis uidenda sunt : quis auctor, quid tragoedia, quid eius materia et utilitas et carminis qualitas.
Il faut d’abord voir ce qui contribue à l’explication de cette œuvre célèbre : qui est l’auteur ; ce qu’est la tragédie ; ce qui fait sa matière et son utilité ainsi que la qualité de la poésie.2
Volunt plerique hunc auctorem Annaeum Senecam quem moralem ferunt impii Neronis in disciplinis alumnum de Corduba Hispaniae, Lucanique poetae patruum fuisse.
La plupart des gens veulent que cet auteur soit Annaeus Sénèque, dit « le Moraliste », de Cordoue, en Espagne, qui a nourri d’études3 l’impie Néron , et qui fut l’oncle paternel du poète Lucain.
Alii negant ; aliumque uolunt fuisse
Senecam cultioris mundiorisque stili
tragoediarum auctorem ; idque argumentis consentaneis probare uidentur ; duosque
fuisse Senecas, teste Martiale, duos Senecas unicumque Lucanum facunda loquitur Corduba ;
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D’autres le nient et veulent qu’il y ait eu un autre Sénèque, au style plus poli et plus châtié, qui soit l’auteur des tragédies, et ils semblent le prouver par des arguments cohérents, à savoir qu’il y eut deux Sénèque, témoin Martial : « L’éloquente Cordoue se glorifie de ses deux Sénèque et de son unique Lucain » ;
alterum philosophum in sermone durum et
sententiis grauem, alterum tragicum purae et elegantis facundiae, eumque
uerisimiliter harum tragoediarum auctorem extitisse, in quibus lactea eloquii ubertas
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l’un, le Philosophe, sévère dans son expression et grave dans ses pensées ; l’autre, le Tragique, d’une éloquence pure et élégante, et que c’est lui, vraisemblablement, qui ressort comme auteur de ces tragédies, dans lesquelles la fécondité lactée6 de l’expression, la propriété des mots, et la gravité des pensées semblent tout droits sortis des sources de la philosophie.
Praeterea addunt Senecam primum ut inquit Tacitus, cum in coniuratione duce Pisone, et sociis Rubrio Flauio et Sulpitio Aspero, Plauto Laterano et Lucano nepote 7, et aliis plurimis nobilibus uiris contra Neronem deprehensus esset, ab eodem iussum fuisse, ut sibi adhiberet medicos id est quod uellet genus mortis eligeret ; quod ipse exemplo Lucani nepotis solutis uenis, et perfluente sanguine in balneo fortissime statuit.8
Ils ajoutent en outre que le premier Sénèque, comme dit Tacite , arrêté dans la conjuration menée par Pison contre Néron, ainsi que ses complices Rubrius Flavius, Sulpicius Asper, Plautus Lateranus et son neveu Lucain , avec bien d’autres hommes de l’élite, Sénèque donc avait reçu l’ordre du même homme de faire venir à lui des médecins, c’est-à-dire de choisir quel genre de mort il voulait ; et lui, à l’exemple de son neveu Lucain, les veines tranchées, s’y décida avec une très grande bravoure, alors que son sang coulait dans une étuve.
In hoc autem uolumine est tragoedia nona in qua mors Octauiae uxoris Neronis tractatur, quae uiuente Nerone non credibile est acta fuisse sed post illius mortem, ea a primo Seneca scribi non potuit cum antea mortuum fuisse constet.
Dans ce volume il y a une neuvième tragédie, dans laquelle est traitée la mort d’Octavie, l’épouse de Néron, dont on ne peut croire qu’elle a été jouée du vivant de Néron, mais après sa mort ; celle-ci n’a pu être écrite par le premier Sénèque puisqu’il est clair qu’il était mort avant.
At hi qui excusant non omnes tragoedias eiusdem auctoris fuisse dicunt quod uarietas stili diligenter intuentibus indicat, et sic nonam alterius fuisse, alias uero Senecae quem moralem appellitamus.
Mais ceux qui soutiennent cela disent que les tragédies n’ont pas toutes été écrites par le même auteur, ce que la variété du style indique à ceux qui regardent bien, que la neuvième tragédie est donc d’un autre, différent du Sénèque que nous appelons d’habitude « le Moraliste ».
Tragoedia quod genus poematis sit plane
demonstrat Ouidius : omne genus scripti grauitate tragoedia uincit.
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Quel genre de poème est la tragédie, Ovide le montre clairement : « la tragédie surpasse tout genre d’écrit par sa gravité ».
Est enim grande et plenum in quo heroes, duces, et reges habentur ; et in hoc differt a comoedia in qua anxii amores et uirginum raptus sed iucundi exitus ; in tragoedia semper tristes.
C’est en effet un genre grandiose et riche, dans lequel il y a des héros, des chefs et des rois ; et elle diffère en cela de la comédie, dans laquelle il y a des amours contrariées, des viols de jeunes filles mais des issues heureuses ; dans la tragédie, elles sont toujours tristes.
Nomen ipsa habet Graecum tragos apud nos hircus ; oedia cantus ; nam praemium cantus tragicis hircus ponebatur.
Cette dernière a un nom grec : « tragos » (« bouc » chez nous), et « oedia » (« chant ») ; car le prix attribué aux tragiques pour le chant était un bouc.
Horatius
: carmine qui tragico uilem certauit ob hircum.
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Horace : « celui qui concourut en poésie tragique pour un vulgaire bouc ».
Alii autem putant a
faece dictam quam Graeci trigan
uocant11 ; quoniam olim personis nondum a Thespide
repertis fabulas ora faecibus peruncti agebant.
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Or d’autres pensent qu’elle a été nommée à partir de la « lie », que les Grecs appellent « trigan »13 ; puisqu’autrefois ils jouaient tous ensemble les pièces le visage enduit de lie, quand les masques n’avaient pas encore été inventés par Thespis.
Quod idem Horatius testatur : ignotum tragicae genus inuenisse Camenae dicitur, et plaustris uexisse
poemata Thespis quae canerent agerentque infecti faecibus ora.
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Ce qu’Horace encore atteste : « On dit que Thespis a inventé le genre de la Camène tragique qui était encore inconnu et a promené sur ses chariots des poèmes que chantaient et jouaient des acteurs au visage barbouillé de lie ».
Aeschylus primus tragoedias edidit, sed dein Sophocles, et Euripides illustrauerunt ; apud Latinos Pacuuius et Ouidius qui teste Quintiliano in hoc genere Medeam scripsit. 15
Eschyle le premier fit représenter des tragédies, mais ensuite Sophocle et Euripide leur donnèrent de l’éclat ; chez les Latins, c’est Pacuvius et Ovide, qui, au témoignage de Quintilien a écrit une Médée dans le genre tragique.
Sed his perditis ; solus restat Seneca, quem inter tragicos nec enumerat Quintilianus. 16
Mais ces textes ayant été perdus, seul reste Sénèque, que Quintilien, parmi les tragiques, ne cite même pas.
Ex tragoediis utilitas multifariam habetur ; carminis nitor elegans et uenusta dicendi copia ; cognitio rerum uaria, ut scilicet homines intelligant fortunam esse mutabilem et illius leuitati non esse fidendum ; solamque uirtutem esse colendam ; et ad beatam uitam esse properandum.
L’utilité des tragédies est visible en de nombreux points : l’éclat élégant de la poésie, l’abondance agréable de l’expression, la connaissance des réalités variée, de sorte que les hommes comprennent bien que la fortune est changeante et qu’il ne faut pas se fier à sa légèreté, qu’il ne faut honorer que la vertu, et qu’il faut se hâter vers la vie heureuse.
Genus carminis iambicum appellatur a pede
iambo ; ut Horatius : syllaba longa breui subiecta uocat iambus.
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Le genre de la poésie est appelé iambique, à partir du pied iambe, selon Horace : « une syllabe longue mise à la suite d’une brève s’appelle un iambe ».
Dicuntur trimetri, quia reputantur duo pedes pro uno ; nam si sunt duorum pedum monometri dicunt ; si ex quattuor dimetri ; si ex sex trimetri a tria et metra ; tetrametri si sunt octo pedes ; maiores non reperiuntur (pente) trimetri uero dicuntur, qui non excedunt numerum octo pedum.
On dit des « trimètres » parce qu’on compte deux pieds pour un mètre ; car s’ils sont de deux pieds, on dit « monomètres » ; s’ils sont composés de quatre, des « dimètres » ; s’ils sont composés de six, des « trimètres », à partir de « trois » et de « mètres » ; des « tétramètres » s’il y a huit pieds ; on n’en trouve pas de plus longs (« penté-mètres »)18, mais on dit « trimètres » parce qu’ils ne dépassent pas le nombre de huit pieds19
Graeci antiqui quando scandebant hos
uersus semper duos iambos ponebant pro uno pede ; et hinc est quod denominamus
uersus ab illo numero si sunt quattuor pedes dimetri dicuntur ut so / ror / to / nan
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Les Grecs anciens, quand ils scandaient ces vers, mettaient toujours deux iambes pour un seul pied, et de là vient que nous dénommons les vers à partir de ce nombre : s’il y a quatre pieds, on parle de "dimètres", comme so / ror / to / nan ; ceux-ci sont comptés comme deux pieds pour un mètre.
Quando autem scandimus hoc modo semper seruatur ut in locis paribus sit iambus ut continuetur scansio, quia est pes citus, et syllaba breuis est celerior syllaba longa quae habet duo tempora ; nam si dicis et et solum est unum tempus quamuis duo breuia sint ; si dicis ent duo tempora sunt ; et plus tempus consumis in hac prolongatione quam si dicas et et quia longa syllaba geminatur.
Or nous, quand nous scandons, on observe toujours cette règle que l’iambe soit aux endroits pairs pour que la scansion soit continue 21, parce que c’est un pied rapide et qu’une syllabe brève est plus rapide qu’une syllabe longue, qui a deux éléments ; car si l’on dit « et et » il y a un seul élément bien qu’il y ait deux brèves ; si l’on dit « ent », il y a deux éléments, et l’on passe plus de temps dans cet allongement22 que si l’on dit « et et » parce qu’une syllabe longue compte double .23
Si ergo in tertio pede faceremus sillabam longam esset tardior scansio ; ideo tertius pes habet iambum ita dicimus quod quartus quintus et sextus sunt iambi ; ideo trimetri quia ex duobus unum.
Si donc au troisième pied nous mettions une syllabe longue, la scansion serait plus lente ; donc, le troisième pied a un iambe, ainsi nous disons que le quatrième, le cinquième et le sixième sont des iambes 24; donc, des « trimètres » : un seul à partir de deux.25
Vnde citus pes dicitur propter
celeritatem in scansione, ut Horatius, pes citus. Vnde et trimetris accedere iussit.
26
D’où un pied est dit « rapide » à cause de la rapidité de la scansion, comme Horace : « un pied rapide, d’où il recommanda que s’ajoutât aussi aux trimètres… » 27
Ruffinus pedem cursorem iambum uocat in arte sua.
Rufin28 appelle l’iambe un « pied coureur » dans son traité.
Latine dicuntur hi uersus senarii a
numero, ut Cicero : illi senarii male sonant
29
En latin ces vers sont dits « sénaires » à partir de leur nombre30, comme dit Cicéron : ces sénaires sonnent mal.
Et Horatius : Nomen iambeis cum senos redderet ictus ; primus ad extremum similis sibi
; non ita pridem, tardior, ut paulo grauiorque ueniret ad aures. Spondeos
stabiles in iura paterna recepit.
31
Et Horace : « … le nom de trimètres, alors que le vers présentait six temps frappés ; semblable à lui-même du début à la fin ; c’est ainsi que, il n’y a pas longtemps, pour qu’il vînt un peu plus lent et digne aux oreilles, il a accueilli les stables spondées aux droits paternels ».32
Hoc autem dicit Horatius, quia cum uiderentur hi uersus nimis celeres esse admissi sunt spondaeus et dactylus : hac tamen lege ut non de sede secunda cederet : aut id est semper in secundo et quarto loco sit iambus. 33
Horace dit encore ceci, parce que, comme ces vers paraissaient être trop rapides, ont été admis le spondée et le dactyle, avec cette règle cependant que l’iambe ne le cédât pas au deuxième pied, soit, c’est-à-dire, qu’il y ait toujours un iambe au deuxième et au quatrième pieds.
Apud tragicos haec lex seruatur ; non apud comicos; imo interdum sunt carmina ubi nullus est iambus.
Chez les tragiques, cette loi est observée, mais pas chez les comiques ; au contraire, il y a parfois des vers où il n’y a aucun iambe.