Senecarum uita ex Crinito
Petrus Crinitus

Présentation du paratexte

Riccardini insère dans son édition la « Vie des Sénèque », extraite du De poetis latinis de Pietro Crinito (Florence, 1505), texte qui figurera souvent en exergue aux tragédies. Crinito s’appuie sur les auteurs anciens (Sidoine Apollinaire, Martial, Quintilien, Saint-Jérôme) et modernes (Sicco Polenton) pour cerner qui est Sénèque. Si le doute demeure sur les liens de parenté du dramaturge avec Annaeus Seneca, il est très vraisemblable qu’il y eut, selon lui, deux auteurs sous le nom de Sénèque.

Bibliographie :
  • Angeleri, Carlo. Contributi biografici su l’umanista Pietro Crinito, allievo del Poliziano. Firenze: Vallecchi, 1933.
  • Galand-Hallyn, Perrine. « Les Miscellanées de Pietro Crinito: une philologie de l’engagement et du lyrisme », 2003, 57‑77.
  • Marchiaro, Michaelangiola. La biblioteca di Pietro Crinito: manoscritti e libri a stampa della raccolta libraria di un umanista fiorentino. Porto: Fédération internationale des instituts d’études médiévales, 2013.
  • Paré-Rey, Pascale, "Les éditions des tragédies de Sénèque conservées à la Bibliothèque nationale de France (XVe-XIXe s.)", in L’Antiquité à la BnF, 17/01/2018, https://antiquitebnf.hypotheses.org/1643
  • Paré-Rey, Pascale, Histoire culturelle des éditions latines des tragédies de Sénèque, 1478-1878, Paris, Classiques Garnier, « Histoire culturelle » 20, 2023
Traduction : Pascale PARE-REY

Senecarum uita ex Crinito

Vie des Sénèque, de Crinito

Lucius Annaeus Seneca Hispanus patria Cordubensis fuit ; inter eos enumeratur poetas qui tragoedias scripserunt ut Pacuuius, Accius, Attilius et Pomponius Secundus, qui eadem aetate floruit et cum ipso Seneca paribus studiis uersatus est, in tragoediis faciendis1 ut Fabius Quintilianus testatur ; in magno pretio habitus est et ob elegantiam ingenii plurimum commendatus.

Lucius Annaeus Sénèque était espagnol, d’origine cordouane ; il est énuméré parmi les poètes qui ont écrit des tragédies comme Pacuvius, Accius, Attilius et Pomponius Secundus, qui s’illustra à la même époque et se tourna vers des activités semblables à celles de ce Sénèque en question, en faisant des tragédies, comme Quintilien l’atteste ; il fut tenu en haute estime et vivement recommandé en raison du raffinement de son esprit.

Scripsit tragoedias decem in quibus propter sublimitatem carminis grauitatemque sententiarum non uulgarem laudem consecutus est, et si tempora illa in quae incidit magna ex parte aduersa extiterunt melioribus disciplinis, in suis fabulis Euripidem atque Aeschylum traditur imitatus, quae res facile intellegitur ab his qui paulo diligentius eas obseruabunt.

Il a écrit dix tragédies pour lesquelles, pour la sublimité de sa poésie et la gravité de ses pensées2 , il acquit une gloire peu commune, et si les temps dans lesquels il se trouva se révélèrent en grande partie hostiles aux disciplines supérieures, on rapporte qu’il imita Euripide et Eschyle dans ses pièces, ce que comprennent facilement ceux qui observeront un peu plus attentivement ces pièces.

Qui scribunt hunc poetam fuisse filium Annaei Senecae, qui in stoicorum disciplinis magnopere claruit, coniecturis tantum nituntur, neque hanc rem (ut ego existimo) ullis auctoribus asserunt ; minime haut dubium est duos fuisse Senecas.

Mais ceux qui écrivent que ce poète était le fils d’Annaeus Sénèque – qui brilla intensément dans la doctrine stoïcienne – s’appuient seulement sur des conjectures et avancent cette affirmation sans garants (à mon avis) ; il ne fait presque aucun doute qu’il y eut deux Sénèque.

Itaque diuus Hieronymus propter illius probitatem singularemque uitae constantiam ut puto inter auctores Christianos collocauit 3. Quae res optimis rationibus et antiquis scriptoribus probatur.

C’est pourquoi, je pense, Saint-Jérôme, pour sa probité et la particulière constance de sa vie, l’a placé parmi les auteurs chrétiens. Et c’est approuvé pour d’excellentes raisons même chez les écrivains anciens.

Valerius Martialis duos celebrat Senecas et unum Lucanum ex eadem Corduba 4 ; Sidonius Apollinaris suis poematis sic de Annaeo Seneca scribit ad Felicem eo carmine in quo de poetis latinis meminit :

Martial célèbre deux Sénèque et un seul Lucain de la même Cordoue ; Sidoine Apollinaire écrit ainsi dans ses poèmes dédiés à Felix5, à propos d’Annaeus Sénèque, dans ces vers où il se souvient des poètes latins :

Non quod Corduba praepotens alumnis6Facundum ciet hic putes legendum. Quorum unus colit hispidum Platonem Incassumque suum monet Neronem, Orchestram quatit alter Euripidis Dictum faecibus Aeschylum secutus Aut plaustris solitum sonare Thespin Qui post pulpita trita sub cothurno Ducebat olidae patrem capellae. 7

« Non8, ne pense pas que ce tout-puissant nourrisson de Cordoue te donne ici un auteur éloquent à lire. L’un d’eux cultive l’austère Platon, et adresse à Néron des avertissements inutiles, l’autre ébranle l’orchestre d’Euripide, suivant Eschyle qu’on dit barbouillé de lie, ou Thespis accoutumé à faire résonner ses vers depuis ses chariots, lui qui derrière les tréteaux foulés par le cothurne conduisait le père d’une chèvre fétide. »

Ex his manifeste colligitur quid existimari debeat de utroque Seneca, praecipue quod elici potest ex Octauia, eiusdem tragoedia in qua Neronis scelera et crudelissima flagitia copiose enumerantur.

De ces vers on saisit ce qu’on doit juger de l’un et l’autre Sénèque, en particulier ce qui peut être tiré de l’Octavie, tragédie du même dans laquelle les crimes et les plus basses turpitudes de Néron sont copieusement énumérés.

Grammatici ueteres uidentur praeter ceteros magni fecisse Pacuuium et Accium in scribendis tragoediis, ut alibi diximus.

Les grammairiens anciens semblent avoir fait grand cas, entre tous les autres, de Pacuvius et d’Accius pour l’écriture des tragédies, comme nous l’avons dit ailleurs.

Non me praeterit quam multa scripta sunt de hoc Seneca a Xicone Polentano, sed is uidetur abuti sua diligentia et aliorum iudicium contemnere.

Il ne m’échappe pas combien Sicco Polenton9 a beaucoup écrit sur ce Sénèque, mais il me semble faire preuve de par trop de zèle et mépriser le jugement des autres.

Qui tam anxie defatigatur in re minime dubia explicanda.

Or il s’épuise avec tant de peine pour quelque chose de très évident à expliquer.


1. Quint., I.O. 8.3.31 et 10.1.98. Quintilien parle de Pomponius à deux reprises de Pomponius comme auteur tragique : 8.3.31 nam memini iuuenis admodum inter Pomponium ac Senecam etiam praefationibus esse tractatum, an 'gradus eliminat' in tragoedia dici oportuisset et 10.1.98 eorum, quos uiderim, longe princeps Pomponius Secundus, quem senes [quem] parum tragicum putabant, eruditione ac nitore praestare confitebantur.
2. Sublimitas et grauitas sont des traits récurrents pour caractériser le style de Sénèque.
3. Hier., Vir. ill. 12. Jérôme a inclus le philosophe dans son catalogue des écrivains chrétiens, De uiris illustribus, en grande partie sur la base de la croyance en la correspondance (en réalité apocryphe) entre Saint-Paul et Sénèque, et a souligné l’affinité entre les doctrines stoïcienne et chrétienne : nostro dogmati in plerisque concordant (Comm.in Esaiam 4.11. PL 24.147).
4. Mart., Ep. 1.61.
5. Le dédicataire est Magnus Felix, de Narbonne.
6. Alumnus dans notre édition. Les éditions de référence française (Belles Lettres, 1960) et anglaise (Loeb Classical Library, 1980) éditent un texte légèrement différent, où seul alumnis nous semble vraiment nécessaire à rétablir : Non quod Corduba praepotens alumnis facundum ciet, hic putes legendum, quorum unus colit hispidum Platona incassumque suum monet Neronem, orchestram quatit alter Euripidis, pictum faecibus Aeschylon secutus aut plaustris solitum sonare Thespin, qui post pulpita trita sub cothurno ducebant olidae marem capellae.
7. Sid., Carm. 2.9.230-238.
8. Sidoine énumère dans ce carmen 9 tout ce dont il ne parlera pas.
9. Sicco Polenton 1375/1376–1446/1447 : juriste et humaniste italien. Il étudia la grammaire et la rhétorique à Padoue, commença une carrière de notaire, puis se maria et se consacra aux lettres. En 1413, il publie des Argumenta super aliquot orationibus et invectivis Ciceronis ; en 1419 il publie une comédie, Catinia. Puis il travailla à une histoire de la langue et de la littérature latines, Scriptorum illustrium latinae linguae, entre 1425 et 1437. Il se retire ensuite de la vie publique et meurt à Padoue.