De partibus tragoediae
Benedictus Philologus Riccardinus

Présentation du paratexte

Après son traité général sur la tragédie, Benedetto Riccardini étoffe son édition d’un traité plus bref sur ses parties. Partant d’Aristote sur ce sujet, il caractérise ensuite la tragédie par une série de différentiae avec la comédie, par la liste des auteurs antiques qui l’ont pratiquée, après avoir ouvert une parenthèse originale sur la transmission des livres anciens et leur conservation dans les grandes bibliothèques.

Bibliographie :
  • Black, Robert. « The School of San Lorenzo, Niccolò Machiavelli, Paolo Sassi, and Benedetto Riccardini ». Brill’s Studies in Intellectual History 241 (2015): 107‑33.
  • Black, Robert D. « A Humanist History in the Italian Vernacular: The Speeches in Machiavelli’s Florentine Histories », 2017, 339‑55.
  • Frazier, Alison Knowles. Essays in Renaissance thought and letters: in honor of John Monfasani. Leiden: Brill, 2017.
  • Cloché, Paul. Histoire de la Macédoine jusqu’à l’avènement d’Alexandre le Grand [336 avant J.-C.). Paris, 1960.
  • Barbier, Frédéric. Histoire des bibliothèques d’Alexandrie aux bibliothèques virtuelles, 2021.
  • Canfora, Luciano, et Nathaël Istasse. La bibliothèque d’Alexandrie et l’histoire des textes. Liège: Éditions de l’Université de Liège, 2004.
  • Paré-Rey, Pascale, "Les éditions des tragédies de Sénèque conservées à la Bibliothèque nationale de France (XVe-XIXe s.)", in L’Antiquité à la BnF, 17/01/2018, https://antiquitebnf.hypotheses.org/1643
  • Histoire culturelle des éditions latines des tragédies de Sénèque, 1478-1878, Paris, Classiques Garnier, « Histoire culturelle » 20, 2023
Traduction : Pascale PARE-REY

DE PARTIBVS TRAGOEDIAE

Des parties de la tragédie

Tragoediae partes sex esse demonstrat Aristoteles, quae utique sunt fabula, mos, dictio, sententia, uisus, et melopoia. 1

Aristote indique qu’il y a six parties dans la tragédie, qui sont principalement : l’histoire, les caractères, l’expression, la pensée, le spectacle et le chant.

Tragoediae paene omnia accidunt, quae comoediae accidere in Terentii fabulis diximus.

Presque toutes les choses arrivent dans la tragédie dont nous avons dit qu’elles arrivent dans la comédie, dans les pièces de Térence.2

Sed illud non est praetereundum, inter tragoediam et comoediam hoc interesse, quod in tragoediam heroes, duces, reges introducuntur, in Comoediam mediocres hominum fortunae.

Mais on ne doit pas passer outre le fait qu’entre la tragédie et la comédie il y a cette différence que dans la tragédie sont introduits des héros, des généraux, des rois, dans la comédie les destins d’hommes médiocres.

In tragoedia timores magni exprimuntur; in comoedia parui et humiles impetus.

Dans la tragédie, de grandes peurs sont exprimées ; dans la comédie, des élans modestes et humbles.

In tragoedia tristes exitus, et funesti habentur; in comoedia uero laeti sunt exitus actionum.

Dans la tragédie on a des issues sinistres et funestes ; mais dans la comédie les issues des actions sont heureuses.

In tragoedia tranquilla sunt prima, et turbulenta ultima, e conuerso3 in comoedia.

Dans la tragédie, les débuts sont tranquilles et les fins troublées, le contraire dans la comédie.

Fugienda uita in tragoedia exprimitur. In comoedia capessenda.

Dans la tragédie, on exprime que la vie est à fuir ; dans la comédie, qu’elle est à saisir.

In tragoedia saepius de historica fide petitur, de fictis argumentis comoedia est; cothurnis in tragoedia, in comoedia soccis utimur. 4

Dans la tragédie, on recourt assez souvent à la vérité historique, dans la comédie à des arguments fictifs; nous utilisons des cothurnes dans la tragédie, des sandales dans la comédie.

Illud etiam subinde hic omittendum non uidetur, quanta priscis uiris ad conseruandos clarorum auctorum libros, et scaenicas representationes agendas cura habita fuerit.

En outre, il semble qu’il ne faille pas omettre ici ensuite ceci : quel grand soin les Anciens eurent de conserver les livres d’auteurs célèbres, et de jouer des représentations scéniques.

Eaque Ptolemao Philadelpho praecipua, Alexander siquidem Aetolus, et Lycophron Chalcidensis a Ptolemao exhortati, scaenicos libros collegere, Lycophron quidem comoedias, Alexander autem tragoedias et satyricas fabulas.

Et ce fut particulièrement le cas pour Ptolémée Philadelphe,5 ou encore Alexandre d’Étolie, Lycophron de Chalcédoine, invités par Ptolémée à rassembler des livres de théâtre, des comédies pour Lycophron, des tragédies et des drames satyriques pour Alexandre.

Ptolemaeus enim, utpote philologiae studiosissimus, per Demetrium Phalerea, aliosque facundos uiros, regalibus adhibitis sumptibus, undique libros Alexandriam curauit comportandos, quos in binas distribuit bibliothecas, quorum exteriores fuisse traduntur numero, quadraginta duo milia octingenti, interiores uero mixtorum librorum, quadragies dena milia, simplicium porro nouies dena milia, licet Au. Gellius septingenta milia fuisse tradiderit 6 .

En effet Ptolémée, en tant que très fin philologue, par l’intermédiaire de Démétrios de Phalère et d’autres hommes éloquents, par le moyen de présents royaux, fit réunir de partout des livres à Alexandrie, qu’il répartit dans deux7 bibliothèques, dont on rapporte que les extérieurs8 furent au nombre de 42800, les intérieurs, composés de mélanges, de 400 000, en plus de 90 000 livres simples9, bien qu’Aulu-Gelle ait transmis qu’il y en avait 700 000.

Quorum tabulas Callimachus exscripsit; Eratostheni uero, qui per id tempus floruit, a rege libros obseruandi munus iniunctum est, qui non Graecorum modo fuere, sed cunctarum fere nationum, delectis ex una quaque natione sapientibus, et eruditis uiris, Graecis, et Hebraeis, qui Hebraeam, Graecamque linguam percallerent10.

Et Callimaque en a copié les tables des matières11 ; mais c’est à Ératosthène, qui s’illustra en ce temps-là, que fut imposée par le roi la charge de surveiller les livres, qui ne furent pas seulement ceux des Grecs, mais de presque toutes les nations, des savants ayant été choisis dans chaque nation, ainsi que des érudits, des Grecs, des Hébreux, tels qu’ils possédaient parfaitement les langues hébraïque et grecque.12

Ac ut multa ex uariis nationibus in Graecam linguam conuersa sunt uolumina, ita a septuaginta interpretibus Hebraea translata sunt.

Et de même que beaucoup de volumes de diverses nations ont été traduits en grec, de même des volumes en hébreu ont été transposés par soixante-dix interprètes.13

Et sicut constat Aeschylum, Sophoclem, Euripidem, Ariona, Thespim, Phrynicum, Achaeum, et alios apud Graecos in tragoedia, floruisse sic apud Latinos: Pacuuium, Accium, Attilium, Ouidium, qui scripsit Medeam, Varium, Senecam, Pomponium Secundum, et alios, quorum opera uitio temporum perierunt, exceptis his decem lepidissimis Senecae tragoediis.

Et comme il est clair que chez les Grecs Eschyle, Sophocle, Euripide, Arion14, Thespis, Phrynichos, Achaios15, et d’autres se sont illustrés dans la tragédie, ainsi chez les Latins : Pacuvius, Accius, Attilius, Ovide, qui a écrit une Médée, Varius, Sénèque, Pomponius Secundus, et d’autres, dont les œuvres ont péri par l’usure du temps, à l’exception de ces dix exquises tragédies de Sénèque.

De metris quibus utitur Seneca, quia satis de his in Horatio, et in Terentio diximus, nihil penitus a nobis hoc in loco breuitatis causa agetur.

Des mètres dont se sert Sénèque, parce que nous en avons assez parlé chez Horace et Térence16, nous n’en traiterons absolument pas ici pour des raisons de brièveté.


1. Arstt., Poet. 1450a 7-10. Paraphrase. Muthos, èthos, dianoia, lexis, melopoiia, opsis. Si fabula et mos correspondent bien à muthos et èthos, il y a ensuite inversion de l’ordre d’énumération par rapport à Aristote entre dictio et sententia (correspondant respectivement à lexis et dianoia) et entre uisus et melopoia (pour melopoia et opsis).
2. Dans l’édition qu’il leur a consacrées : Terentianae Comoediae, Florence, Filippo Giunti, 1505.
3. Latin classique : e contrario.
4. Evanthius, De fabula 4.2, .
5. Ptolémée II Philadelphe, né en 308, fils de Ptolémée Ier Sôter, régna de 285 à 246 av. J.-C., en partageant le trône les deux premières années avec son père. Dynastie gréco-macédonienne qui régna en Égypte de la mort d’Alexandre le Grand en 323 jusqu’à la conquête romaine en 30. Les premiers Ptolémées cherchèrent à étendre leur zone de domination, et furent ainsi en conflit avec les Séleucides. Voir sur la politique culturelle des Ptolémées à Alexandrie André Bernand, Alexandrie des Ptolémées, Paris, CNRS, 1995 et André Bernand, Alexandrie la Grande, Paris, Hachette, 1998 ; Édouard Will, Le monde grec et l'Orient : Le monde hellénistique, t. 2, PUF, coll. « Peuples et Civilisations », 1993, 4e édition ; sur les initiateurs de l’entreprise de fondation de la bibliothèque et les successeurs à la tête de l’édifice, « Un regard sur la Bibliothèque d'Alexandrie », Actes du 5ème colloque de la Villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer du 6 au 9 octobre 1994, Publications de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1995, 5, p. 82-83 [ensemble de l’article p. 82-93] consultable sur : https://www.persee.fr/doc/keryl_1275-6229_1995_act_5_1_931 . Il fit traduire en grec les livres sacrés des Hébreux, enrichit la bibliothèque d’Alexandrie fondée par son père Ptolémée I, et s’intéressa à divers domaines comme l’astronomie et la navigation.
6. Gell., Noct. 6.17. Ingens postea numerus librorum in Aegypto ab Ptolemaeis regibus uel conquisitus uel confectus est ad milia ferme uoluminum septingenta.
7. Le distributif semble avoir son emploi post-classique : allusion probable aux deux bibliothèques qui ont constitué l’ensemble de la Grande Bibliothèque, la Bibliothèque du roi ou bibliothèque-mère, à l’intérieur du palais d’une part et la bibliothèque-fille, ouverte au public, située dans un quartier différent d’autre part. Voir Jean Sirinelli, art. cit. p. 85-86 [ensemble de l’article p. 82-93]. La « fille de la grande » aurait abrité les livres les moins nécessaires, les doubles, des ateliers de préparation du papyrus et de copie es manuscrits (voir F. Barbier Histoire des bibliothèques : d'Alexandrie aux bibliothèques virtuelles, Paris, Armand Colin, 2016, p. 136-137 et La bibliothèque d'Alexandrie et l'histoire des textes Luciano Canfora. Alexandria docta : bibliographie générale, Nathaël Istass, ULM).
8. Les deux adjectifs exteriores et interiores font-ils référence à la provenance des livres (respectivement, livres venus de l’étranger et livres déjà sur place) ou à leur emplacement dans les deux bibliothèques (voir note 8) ? En tout cas, il semble y avoir eu une répartition par type d’ouvrages, volumes mêlés et volumes à un seul exemplaire.
9. L’estimation du nombre des volumes est aujourd’hui encore difficile car nous n’avons pas les dimensions de la bibliothèque. Il semble qu’il y ait eu environ 200 000 volumes transférés du Musée à la bibliothèque, qui n’en était qu’une annexe, à l’époque de Démétrios de Phalère, ce qui représente seulement 50 000 volumes à un seul exemplaire. À la fin du règne de Ptolémée Philadelphe, il y aurait eu 400 000 volumes mêlés, 90 000 sans les doublons (voir F. Barbier Histoire des bibliothèques : d'Alexandrie aux bibliothèques virtuelles, Paris, Armand Colin, 2016, p. 136-137, p. 134-135)
10. Percallesco : Gell., Noct. 17.17.2 ; 28.1.20.
11. Allusion à la méthode que le littérateur, à la tête de la Bibliothèque au début du règne de Ptolémée Philadelphe, mit au point, avec ses fameux pinakes, étiquettes ou tableaux, qui semblent avoir été composés pour « répertorier le contenu des volumes, renseigner sur l’auteur et enregistrer ce que nous appellerions le “classement par matière” » J. Sirinelli, p. 92. Callimaque fut le troisième bibliothécaire, après Démétrios de Phalère, Zénodotos, spécialiste d’Homère ; lui succédèrent le mathématicien Ératosthène, le poète Apollonios de Rhodes, les grammairiens et philologues Aristophane de Byzance et Aristarque.
12. Sur les bouleversements dans la conception des bibliothèques et dans la conception de l’hellénisme qu’entraînèrent les traductions, non seulement du grec, unique « langue véhiculaire de Naples à Samarkande », mais d’autres langues comme l’hébreu, voir J. Sirinelli, p. 89-91.
13. Il est question ici de la Septante. D’après (Capirossi 2020) p. 166 note 682 : passage inspiré par Giorgio Valla (De expetendis et fugiendis rebus opus, II, XXXVIII De poetica, f. EE7v, Venise, Alde Manue, 1501) – qui traduit un fragment de Tzetzes (Prolegomena de Comoedia, I, X1A, p. 22 Koster) – que Riccardini a certainement lu.
14. Arion, poète et musicien grec de Lesbos, qui s’illustra vers 620 av. J.-C., considéré comme l’inventeur du dithyrambe, dont il reste un Hymne à Neptune, transmis par Élien. Voir Gell., Noct. 16.19 ; Ov., F. 2.79 ; Cic., Tusc. 2.67.
15. Poète tragique du Ve s. dont il ne reste que quelques mots.
16. Allusion à ses récentes publications chez le même Filippo Giunti, à Florence : Horatius, 1503 et Terentianae Comoediae, 1505.