Ad amplissimum virum, clarissimumque I. C. Ludovicum Delrio, regium consiliarium, libellorumque supplicum magistrum etc. Hieronymi Delrio praefatio
Hieronymus Delrio

Présentation du paratexte

L’épître dédicatoire ouvrant le volume est due au frère de Martín Antonio Delrio, Jérôme Delrio, qui l’adresse à Luίs Delrio, leur oncle, conseiller royal et maître des Requêtes. Elle a été rédigée deux ans avant la publication de l’édition (soit en 1574), par celui qui a poussé Delrio à publier ces notes certes de jeunesse, mais bien utiles. La lettre présente à la fois le contenu du livre et ses aventures en tant qu’objet imprimé.

Bibliographie :
  • Florence de Caigny « Les Syntagma tragœdiæ latinæ de Del Rio (1593-1594) : pour une lecture jésuite des pièces de Sénèque » lors du colloque « Anthropologie tragique et création poétique de l’Antiquité au XVIIe siècle français », Nice, les 24-25-26/11/2016.
  • M. Dreano « Un commentaire des tragédies de Sénèque au XVIe siècle par Martin-Antoine Del Rio » dans Jean Jacquot, Raymond Lebègue, et Marcel Oddon, éd., Les tragédies de Sénèque et le théâtre de la Renaissance (Paris, France: Ed. du Centre National de la Recherche Scientifique, 1964). p. 203-209.
  • Jan Machielsen, Martin Delrio: demonology and scholarship in the Counter-Reformation (Oxford, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord: Oxford University press, 2015, 2015).
  • Paré-Rey, Pascale, "Les éditions des tragédies de Sénèque conservées à la Bibliothèque nationale de France (XVe-XIXe s.)", in L’Antiquité à la BnF, 17/01/2018, https://antiquitebnf.hypotheses.org/1643
  • Paré-Rey, Pascale, Histoire culturelle des éditions latines des tragédies de Sénèque, 1478-1878, Paris, Classiques Garnier, « Histoire culturelle » 20, 2023
Traduction : Pascale PARE-REY

Ad amplissimum uirum, clarissimumque Iuris Consulti Ludouicum Delrio, regium consiliarium, libellorumque supplicum magistrum etc. Hieronymi Delrio praefatio

Au très grand et très brillant jurisconsulte Luίs Delrio1 , conseiller du roi, maître des libelles , des requêtes, etc., préface de Jérôme Delrio

Saepe mirari soleo, Ludouice, uir clarissime, qui fiat, ut cum paene infiniti extiterint hac et superiori memoria docti uiri, qui studium suum posuerunt in poetis explicandis, nullus tamen illorum ad manus peruenerit meas, qui quam ego utilissimam iudico enarrandi rationem fuerit secutus.

Je me demande souvent avec étonnement, très brillant Luis, comment il se fait que, alors que se sont distingués de savants hommes presque innombrables, de cette époque et de celle d’avant, qui se sont consacrés à l’explication des poètes, aucun d’eux cependant ne soit parvenu entre mes mains, qui ait la méthode de commentaire la plus utile selon moi.

Nam qui tantummodo in contextu a mendis uindicando uersantur, quamdiu modum tenent, neque ariolatricem audaciam adhibent ; bene quidem illi communibus studiis consulunt, non tamen interpretis aut scholiastae nomen merentur.

Car ceux qui se préoccupent seulement de soustraire des fautes dans l’ouvrage, aussi longtemps qu’ils tiennent la mesure, ils n’atteignent même pas l’audace des devins ; ils prennent certes bien soin des études communes, mais ne méritent cependant pas le nom d’interprète ou de scholiaste.

Rursus qui nihil mendosum apud scriptores inueniri existimant neque emendari quicquam patiuntur ; nae illi saepenumero egregie operam ludunt, dum, ut quae uere corrupta sunt et obelis indigebant, exponant, nescio quae ingeniosa omnia somnia coguntur excogitare.

En revanche, ceux qui estiment qu’on ne trouve rien de fautif chez les écrivains ne supportent même pas qu’on rectifie quoi que ce soit ; ceux-là, c’est sûr, se jouent remarquablement de l’œuvre bien des fois, en exposant, quand des endroits sont vraiment corrompus et qu’ils ont besoin d’obèles2, je ne sais quels délires de leur génie ils se forcent à concevoir.

Demum si qui utrumque praestiterint, ut et cum necesse fuit emendarint, et ubi non oportebat castigationibus omissis sententiam scriptoris explicarint, hoc sane nomine laudem merentur ; non omni tamen ex parte beati sunt, sed in alias reprehensiones incurrunt, aut enim obscura subterfugientes, in iis solum exponendis operam ponunt, quae uix quisquam ignorabat ; aut ea solum enarrant, quae ipsis hominibus uidelicet eruditis, difficilia uidebantur.

Enfin si ceux qui dépassent l’une et l’autre attitude, c'est-à-dire qui ont rectifié quand ça a été nécessaire, et, là où cela n’était pas opportun, ont expliqué la pensée de l’auteur en s’abstenant de corriger, méritent vraiment l’éloge à ce titre ; ils ne sont cependant pas heureux à tous égards, mais prêtent le flanc à d’autres reproches, ou fuyant les lieux obscurs, mettent toute leur énergie à exposer seulement ce qu’on ignorait à peine, ou expliquent seulement ce qui semblait difficile aux gens apparemment érudits.

Sic fit, ut illos uel mediocriter litterati legere contemnant ; hi nec indoctis, nec iis qui aliquatenus tantum in litteris progressi sunt, magno usui esse queant.

Il arrive ainsi que même des gens moyennement lettrés dédaignent de lire les premiers ; les seconds ne peuvent être d’une grande utilité ni aux ignorants, ni à ceux qui ont avancé seulement jusqu’à un certain point dans les lettres.

Quod si quis forte mihi proponatur in quo nihil eorum, quae dixi, possit culpari ; qualis certe auorum memoria uix unus exstitit, nostra autem aetate ad summum tres uel quattuor inuenio qui in hunc numerum referri debeant ; aliud tamen quiddam in iis non contemnendum liceat desiderare.

Or si par hasard l’on me citait quelqu'un chez qui rien de ce que j’ai dit ne puisse être reproché ; quelqu'un de tel qu’assurément il s’en détache à peine un seul dans la mémoire de nos aïeux, dans la nôtre j’en trouve tout au plus trois ou quatre qui doivent être comptabilisés ; on serait cependant en droit de souhaiter chez eux quelque autre point dont on doive se féliciter.

Quia, cum poetas exponant, id assecuti non sunt, uel certe neglexerunt, quod in eorum explicatione maxime requirebatur, et in quo tota poesis, rei summae et fere diuinae, praestantia consistebat.

Parce que, quand ils éditent les poètes, ils ne recherchent pas, et même négligent, ce que leur explication exigeait le plus, et ce dans quoi la poésie tout entière résidait, c’est-à-dire dans la supériorité d’un sujet sublime et presque divin.

Quid enim aliud est poesis propemodum tota, quam tecta quaedam et inuoluta philosophia ?

Qu’est-ce en effet que la poésie presque tout entière, sinon de la philosophie comme voilée et enveloppée ?

Quam uera lex et magistra uitae, qua ad uirtutes amplectendas, uitia fugienda incitamur, quae quid sit pulchrum, quid turpe, quid utile, quid perniciosum, plenius ac melius omnibus philosophorum libris docet ?

Combien cette vraie loi et maîtresse de vie, par qui nous sommes incités à embrasser les vertus, à fuir les vices, nous enseigne-t-elle ce qui est beau, ce qui est laid, ce qui est utile, ce qui est funeste, plus complètement et mieux que tous les livres des philosophes ?3

Verum praeclari isti interpretes maximopere cauerunt, ne qua moralis uel ciuilis philosophiae scintilla in scriptis ipsorum reperiretur ; hoc est, uidentur curasse, ut quam longissime ab ipsorum poetarum, quos exponebant, scopo aberrarent ; quis eorum mysteria fabularum elicuit, et quae reprehensione digna proponebantur reprehendit, et quae laudem merebantur commendauit ?

Mais ces brillants interprètes ont bien pris garde qu’on ne trouvât pas d’étincelle de philosophie morale ou politique dans leurs écrits ; c'est-à-dire qu’ils semblent avoir pris garde de s’éloigner le plus possible du but des poètes mêmes qu’ils éditaient ; mais qui parmi eux a révélé les arcanes des pièces et a blâmé ce qui était digne de blâme, a recommandé ce qui méritait l’éloge ?

Hoc tamen uel inprimis facere decebat, ut utile dulci misceretur 4, ut puerorum animi a teneris unguiculis cum uoluptate morum praecepta imbiberent.

C’est là cependant ce qu’il fallait faire tout d’abord, afin de mêler l’utile à l’agréable 5 , afin que l’esprit des petits s’imprègne dès leur tendre enfance de préceptes moraux assortis de plaisir.

Quanto illud quaeso utilius futurum sit, quam de uoculae unius proprietate uel syllabae quantitate tam anxie et tot libris disputare ? quam, si dis placet, acutum se, facetum et exercitatum in nescio qua poetae nefanda libidine, aut impura uoce, aut obscaeno dicto enodando ostendere ?

Combien cela serait plus utile, je pose la question, que de délibérer sur la propriété d’un pauvre petit mot ou sur la quantité d’une syllabe si soigneusement et dans tant de livres ? plus utile que – que les dieux me pardonnent – se montrer pénétrant, malin et habitué à je ne sais quel désir sacrilège du poète, ou à un langage impur, ou à démêler quelque parole obscène ?

Equidem mihi semper, idem quod tibi, quod bonis omnibus uisum fuit, hanc nostri temporis turpium poematum explicandorum licentiosissimam diligentiam plurimum mali in rempublicam Christianam intulisse.

Pour sûr, il m’a toujours paru, comme à toi, ce qui a paru à tous les gens de bien : cette attention complètement démesurée dans l’explication des poèmes honteux de notre temps a porté beaucoup de tort à la République chrétienne.

Olim, quia quae non intelligebantur, minus legentium animis irrepebant, parum incommodi adferebat obscaenorum uersuum lectio ; hodie, quoniam nihil tam nequitia foedum est aut scelere inquinatum, quod non doctorum hominum latinissimis scriptis accurate sit explicatum, pueri quibusdam grauissimis flagitiis imbuuntur, quae cum aetate sic crescunt et augentur, ut maxima communis societatis perturbatio consecutura sit aliquando, ni Deus prohibessit, et a tui similibus, qui clauum reipublicae tenent, mature occuratur.

Autrefois, parce que ce qui n’était pas compris s’insinuait moins dans l’esprit des lecteurs, la lecture de vers obscènes apportait peu d’inconvénient ; aujourd’hui puisque rien n’est aussi laid que la bassesse ou aussi ignoble que le crime, comme cela n’a pas été expliqué avec soin dans les textes en pur latin des savants, les enfants sont imprégnés de très lourdes turpitudes, qui s’accroissent et augmentent avec l’âge, de sorte que le trouble de la société civile atteint un jour son comble, si Dieu ne l’interdit pas, et est mis en avant par tes semblables, qui tiennent le timon de l’État.

Ideo sane ita iudico nullam meliorem neque utiliorem cuiuscumque poematis interpretandi rationem excogitari posse ea, quam optimus uiuendi magister Plutarchus tradidit in eo opere, quo de audiendis et legendis poetis disputauit ; quam rationem si quis mordicus retineat, ab eaque auelli se non patiatur ; hic mihi demum optimus interpres et optime de humano genere meritus esse uideatur.

C’est pourquoi c’est vraiment là mon jugement : on ne peut concevoir meilleure et plus utile méthode d’interprétation du poème de n’importe qui que celle que Plutarque, cet excellent maître de vie, a transmis dans l’œuvre où il a réfléchi à la manière dont il faut écouter et lire les poètes6 ; or cette méthode, si quelqu’un y tenait absolument, il ne supporterait pas qu’on l’écarte de celle-là même ; c’est cet homme, définitivement, qui me semble le meilleur interprète et mériter le mieux du genre humain.

Sed quia grammaticorum hoc non fuit praestare, sed philosophorum, nec omnium quidem, sed illorum tantum qui iudicio et ingenio praestantes, omne sibi praeterea scriptorum genus familiare fecerant et nocturna diurnaque manu uersarant : factum est iccirco, ut his munus hoc interpretandi contemnentibus, illis autem tantum pondus subire uerentibus, hactenus nemo hanc prouinciam susceperit.

Mais parce que ce ne fut pas le propre des grammairiens de se distinguer, mais celui des philosophes, et encore pas de tous, mais seulement de ceux se distinguant par leur jugement et leur talent, ils s’étaient dès lors rendu tout genre d’écrits familier et s’y étaient consacrés en y travaillant nuit et jour : il se produisit pour cette raison que pour ceux-ci, qui méprisaient cette tâche d’interprétation, mais pour ceux-là qui redoutaient de subir une si grande charge, personne jusque-là n’a endossé cette mission.

Primus, opinor, frater meus adhuc ea aetate, qua aliorum sententiam alii audire consueuerunt potius quam ipsi suam scriptis prodere, tam graue onus humeris suis aliud agens sustulit, et nisi fallor, sublatum pertulit.

Le premier, je pense, mon frère – alors à l’âge où tout le monde suit en général un avis différent plutôt que d’avancer personnellement le sien dans ses écrits – a porté sur ses épaules un poids bien lourd alors qu’il était occupé à autre chose, et, si je ne me trompe, a supporté jusqu’au bout ce qu’il avait porté.

Fidem faciunt haec aduersaria, in quibus temporum iniuria uel librariorum incuria optimi poetae mendosos locos bene multos satis feliciter restituit ; non pauciores etiam aliorum temeritate et inscitia deprauatos pristinae lectioni asseruit; quaecumque difficultatis aliquid habebant, sic exponuit, ut a quouis nunc facile intelligantur ; adiunxit, ne quid desideraretur, breues de quorumdam uocabulorum ui et scriptura disputationes, nec his contentus, omnia illa Plutarchi praecepta diligenter exsequitur, quae alii interpretes prorsus contemserant, uel sane attingere timuerant ; nam cum uideret in poetarum scriptis utilissima quaeque de moribus et uita instituenda latere documenta, fabulis et poeticis narrationibus contecta, sicuti inter uitis folia et palmites suauissimus plerumque fructus occultatur, diligentissimus fuit ubique, in occultiore fabularum sententia eruenda, et in iis fere totus haeret, quae ad uirtutem ferunt et moribus formandis sunt accomodata ; in quo tam assiduus est, ut philosophum egisse potius quam nudum interpretem queat uideri ; et quamquam iste praecipuus eius finis fuerit, nihil tamen praetermisit eorum quae ad historiae uel antiquitatis cognitionem, uel etiam ad perfectam imitationem (quae ex scriptorum cum inuicem comparatione optime deprehenditur) possit pertinere ; adeo ut in testimoniis et opinionibus adferendis potius modum excellerit, quam omiserit quicquam ; et plures existimem futuros qui diligentiam culpent, quam qui neglegentiam accusent.

Ils sont convaincants, ces « brouillons » dans lesquels malgré les dommages du temps ou l’incurie des libraires, il a restitué bon nombre de lieux défectueux du meilleur poète avec assez de bonheur ; il a même rattaché des lieux, pas moins nombreux, gâtés par l’audace et l’ignorance des autres, à une leçon plus ancienne ; tout ce qui présentait une difficulté, il l’a expliqué de manière à ce que n’importe qui puisse le comprendre facilement ; il a ajouté, pour que rien ne manquât, de brèves discussions sur la force et l’écriture de certains mots ; et, non content de cela, il a suivi scrupuleusement tous les préceptes de Plutarque, que les autres commentateurs avaient absolument négligé, ou avaient vraiment craint de s’y atteler ; car comme mon frère voyait que toutes les leçons les plus utiles sur les mœurs et la vie se cachaient dans les écrits des poètes, dissimulées par les histoires et les narrations poétiques, comme le fruit le plus doux se dérobe la plupart du temps entre les feuilles et les sarments de vigne, il s’est montré partout très scrupuleux pour extirper la morale des fables et il se concentre totalement sur ce qui porte à la vertu et sur ce qui est propre à forger les mœurs ; en quoi il est si vigilant qu’il peut sembler s’être comporté davantage en philosophe qu’en simple commentateur ; et bien que ce dessein ait été le principal, il n’a cependant rien omis de ce qui peut concerner la connaissance de l’histoire ou de l’antiquité, ou même la parfaite imitation (qu’on saisit au mieux en comparant les écrits entre eux) ; au point qu’il a dépassé la mesure en rapportant les témoignages et opinions plutôt qu’il n’en a omis ; et que j’estime qu’il y aura plus de gens pour accuser ses scrupules que pour accuser sa négligence.

Offendent enim delicatulos quosdam, sat scio, tot Latinorum Graecorum, et uulgarium scriptorum uerba aliis displicebit totiens de nonnullis, quae ad ius Romanum pertinent disputari, quos omnes uelim ad titulum operis et epistolam ad lectorem attendere, haec enim illis, si candidi sunt et prudentes, facile satisfactura confido ; sin maleuoli et calumniatores, quia nihil est quod ipsis queat satisfacere, illis scio fratrem meum placere non studuisse, nam non est nescius, cani quam difficile sit lectum sternere.

Tant de mots de Latins et de Grecs et d’écrits en langue vulgaire choqueront en effet quelques petits délicats, j’en ai suffisamment conscience, et il déplaira bien souvent à d’autres au sujet de quelques affaires qui touchent au droit romain, eux dont je voudrais qu’ils prêtent tous attention au titre de l’œuvre et à la lettre adressée au lecteur ; celle-ci effectivement, s’ils sont purs et sages, leur apportera satisfaction, j’en ai la conviction ; mais s’ils sont malveillants et mauvaises langues, parce qu’il n’est rien qui puisse leur apporter satisfaction, je sais qu’il leur plaît que mon frère ne leur ait pas prêté attention, car il n’ignore pas « combien il est difficile de faire le lit d’un chien ».7

Sed ad rem.

Mais revenons au sujet

Haec aduersaria ut forte fortuna in manus meas ab auctore prorsus pro derelicto habita inciderunt, et uiderem ipsum aliquando de iis edendis cogitasse, statim quidem putaui omnino imprimi debere ; sed fratre inulto id facere uerebar ; ab ipso autem facultatem postulare nullo pacto expediebat, siquidem pro comperto habebam illum ea confestim laceraturum.

Ces "brouillons", comme ils sont par un heureux hasard tombés entre mes mains, alors qu’ils étaient considérés par leur auteur comme tout à fait bons à l’abandon, et comme je voyais que lui-même avait pensé un jour à les publier, j’ai aussitôt estimé qu’il fallait absolument les imprimer ; mais je craignais de le faire alors que mon frère était sans défense ; or il n’était pas utile de lui en demander la possibilité d’aucune manière,

Tandem aliquando, uicto metu adductus sum ut ea auspiciis tuis et opera mea in manus hominum uenirent ; etenim quod frater meus, mutato consilio, et quia iurisprudentiae splendore occaecacus, bonarum litterarum studia iampridem coepit fastidire, aeternis tenebris illa deuouerat, mihi quidem ferendum non uidetur.

Finalement, toute peur écartée, je fus enfin déterminé à ce qu’ils vinssent, grâce à tes bons auspices et à mon concours, aux mains des hommes ; et en effet, il me semble bien insupportable que mon frère les ait voués aux ténèbres éternelles8, parce qu’il changea de dispositions et commença voici longtemps, aveuglé par l’éclat du droit, à se lasser les études de lettres.

Existimo enim aequius fore, si cum aliqua ipsius indignatione, publicae utilitatis causa, eos libros liberali affererem manu, quos ipse ante aliquot annos manumiserat, ut apparet ex illa eius epistola, quam subiunxi, ut si mihi uehementius succenseat, hac exceptione utar : non licuisse illi causis ingratitudinis non probatis tam temere et nulla de causa libertatem per epistolam collatam rescindere, et libertos non male de patrono meritos in seruitutem reuocare.

En effet j’estime qu’il sera plus juste, si malgré quelque indignation de sa part, mais pour l’intérêt commun, je portais d’une main libérale ces livres que lui-même avait affranchis quelques années auparavant, comme on le voit d’après une lettre de lui, que j’ai jointe, pour que, s’il s’irritait assez fort contre moi, je fasse valoir cette clause : qu’il ne lui a pas été permis, les motifs d’ingratitude n’ayant pas été prouvés, de briser une liberté stipulée par lettre, ni de rappeler à la servitude des affranchis n’ayant pas démérité de leur patron.

Quod si pertinacius ius suum aduersus me tueri pergat, ad te confugiam, tuumque patrocinium implorabo, ut, qui iuris scientia excellis, mihi caueas, uel auctoritate tua fratrem quicquid se inscio gessi, ratum habere iubeas.

Or s’il continuait d’opposer avec trop d’opiniâtreté ses droits contre moi, je me réfugierai vers toi, et j’implorerai ton patronage, pour que, toi qui excelles dans la science du droit, tu prennes toutes sûretés à mon égard ; pour que tu juges bien par ton autorité que tout ce que j’ai accompli à son insu mon frère le tienne pour ratifié.9

Nam nihil uereor, ne ille tibi non obtemperet, cui nulla non in re cupit obedire, et quem unum prae ceteris maxime colit ac admiratur.

Car je n’ai aucune crainte qu’il te désobéisse, toi envers qui il désire obtempérer en tout, toi qu’il honore et admire au plus haut point, seul au-dessus de tous les autres.

Saepe enim laudes tuas praedicantem audio, saepe affirmantem, alios quidem iuris utriusque prudentia praestare, alios in philosophia excellere, quosdam litterarum peritia laudabiles esse, nonnullos multarum linguarum cognitione perfecta conspicuos inueniri ; sed qui haec omnia coniuncta nouerit ista, ut in singulis integram aetatem triuisse putetur, praeter te neminem se nominare posse.

Je l’entends en effet vanter tes louanges, affirmer souvent que les uns l’emportent en jurisprudence de droit canon et civil, que les autres excellent en philosophie, que certains méritent l’éloge pour leur science des lettres, qu’on en trouve quelques-uns remarquables par leur maîtrise achevée de nombreuses langues ; mais quelqu’un qui connaisse tous ces domaines ensemble si bien qu’on pense qu’il a consacré tout son temps à chacun séparément, il ne peut citer personne à part toi.

Ad haec accedere iustitiam, fortitudinem, prudentiam, fidem, ceteras uirtutes clarissimas, quae in aliis uix singulae, in te uno sic omnes relucent, ut qui te nouerit, non miretur totius Belgii nostri statum plane corruentem, tot iam annis tuo potentissimum et paucorum aliorum consilio ac factis sustineri sic, ut nonnulla bonis omnibus spes affulgeat, aliquam nos aliquando rempublicam habituros.

À cela d’ajouter la justice, le courage, la prudence, la loyauté, toutes les autres brillantes vertus, qui existent à peine séparément chez les autres, mais resplendissent toutes en toi seul, si bien que celui qui aura appris à te connaître ne s’étonnera pas que l’état vraiment croulant de notre Belgique10 entière soit soutenu depuis des années par ton conseil très puissant et par celui de quelques rares autres personnes, de sorte que toutes les honnêtes gens puissent nourrir quelque espoir que nous ayons un jour un gouvernement.

Eo nomine debent tibi multum omnes profecto, ego tamen fraterque meus longe plus ceteris debere nos profitemur.

À ce titre, tous te doivent assurément beaucoup ; mon frère et moi, nous déclarons cependant ouvertement que nous te devons bien plus que tous les autres.

Tu enim fuisti primus qui honores antiquos in familia nostra, ad tempus sola fortunae iniuria intermissos, renouasti, et nouis atque augustioribus quotidie cumulasti.

Tu as en effet été le premier à reconduire les honneurs antiques dans notre famille, interrompus pour un temps par la seule atteinte de la fortune, et tu les as chaque jour augmentés par de nouveaux et de plus vénérables encore.

Quare non despero tua et parentis mei opera uirtuteque nostra factum iri, ut eo aliquando loco apud regem nostrum inuictissimum simus, quo maiores nostros apud alios Hispaniae catholicos reges fuisse recordor.

C’est pour cette raison que je ne désespère pas qu’il arrive, par ton concours et celui de mon père, ainsi que par notre vertu, que nous soyons un jour aux côtés de notre roi très victorieux, là où, il m’en souvient, nos ancêtres ont été aux côtés des rois catholiques d’Espagne.11

Hoc oro te ut facere non desinas, simulque munus istud litterarium, meique animi non ingratam significationem benigne accipias et tuearis ; idque tibi persuadeas, me in his mathematicis et philosophicis studiis quibus incumbo laboraturum, ne spem quam de me concipisti, ulla ex parte fallam.

Je te prie de ne pas cesser d’accueillir favorablement et de protéger en même temps ce présent littéraire et mon assentiment, non dénué de reconnaissance ; et de ne pas cesser de te persuader que je travaillerai aux études mathématiques et philosophiques dans lesquelles je me plonge, pour ne pas tromper en quelque endroit l’espoir que tu as conçu à mon sujet.

Deum optimum maximum precor, ut te qui bonis omnibus, reique publicae, non tibi uiuis, diu seruet incolumem.

Je prie Dieu très bon très grand de te préserver longtemps indemne, toi qui vis au service de toutes les honnêtes gens, au service de l’État et non pour toi-même.

Vale, uir clarissime.

Porte-toi bien, très brillant homme.

Salmanticae.

À Salamanque.

Ad III Kalendas Februarias Anno Salutis Nostrae MDLXXIV

Au 3ème jour avant les calendes de février de l’année de notre salut (le 30 janvier 1574).


1. C’est un cousin de Martίn Delrio, plus exactement conseiller auprès de Fernando Álvarez de Toledo, gouverneur général de la province des Pays-Bas des Habsbourg, sous les ordres de Philippe II d’Espagne. Il a peut-être assisté le gouverneur espagnol qui a institué en 1567 le « Conseil des Troubles » (Tribunal de los Tumultos) pour punir les fauteurs de troubles politiques et religieux aux Pays-Bas.
2. L’obèle, un des signes critiques, est un trait horizontal (uirgula iacens), qui « s’appose aux mots ou aux pensées inutilement répétés ou aux passages où la leçon est marquée de quelque chose de faux » : Isidore de Séville, Etymologiae, 1.21.3 Paris, Belles Lettres, 2020, (traduction O. Spevak).
3. Cette réflexion peut faire penser à celle de Sénèque dans sa correspondance, où il remarque que les mimes de Publilius Syrus, donc un genre dramatique mineur, contiennent plus de sagesse, dans leurs sentences, que bien des écrits philosophiques : Pascale Paré-Rey, Captare flosculos. (De Boccard, 2011), https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01539870.
4. Hor., P. 333-334.
5. Selon le fameux principe horatien : Horace, Ars poetica, v. 333-344 : Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci, lectorem delectando pariterque monendo
6. Partie des Moralia, intitulée Πῶς δεῖ τὸν νέον ποιημάτων ἀκούειν / Quomodo adolescens poetas audire debeat, où Plutarque recommande la lecture des poètes comme propédeutique à la philosophie.
7. Proverbe qu’on trouve aussi sous la forme magnus labor est cani lectum sternere. Il se trouve que c’est une des devises (Cani lectum sternere magnus labor) de l’imprimeur-libraire florentin Cristoforo Zanetti (1520-1582), actif à Venise entre 1546 et 1581, à laquelle J. Delrio adresse peut-être un clin d’œil. Cela signifie qu’il est difficile de faire cette couche car le chien tourne et retourne, et l’on ne sait où placer l’oreiller. C’est une allusion aux gens inconstants, qui vont regretter ce qu’ils n’ont pas et rejeter ce qu’on leur offre. Pétrarque, Fam. 7.9.1 le cite déjà et le commente pour illustrer une lettre, juste après son titre : Apertas inimicitias occultis odiis preferendas.
8. Même expression dans l’adresse au lecteur de M. A. Delrio.
9. Cette phrase et la précédente sont saturées du vocabulaire technique juridique.
10. Quand la lettre est rédigée, on est en pleine « guerre de Quatre-Vingts Ans » (1568-1648), ou « révolte des Pays-Bas », parfois encore désignée comme « révolte des Gueux ». Il est probablement fait allusion à ce soulèvement mené contre la monarchie espagnole par les provinces s'étendant aujourd'hui sur les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg et le nord de la France, qui aboutira à la scission entre une république fédérale au Nord, les Provinces-Unies (Belgica Foederata), protestantes, et, au Sud, des Pays-Bas méridionaux (Belgica Regia), catholiques, toujours dirigés par la couronne des Habsbourg espagnols.
11. Allusion aux alliances politiques, religieuses, et matrimoniales entre les lignées des Rois Catholiques d’Espagne et celles des Habsbourg, dans ce qui était alors le Saint Empire Romain Germanique. Les Pays-Bas Espagnols, États du Saint Empire, furent rattachés à la couronne espagnole sous le règne des Habsbourg entre 1556 et 1714.