Martinus Antonius Delrio lectori salutem dat
Martinus Antonius Delrio

Présentation du paratexte

L’avis au lecteur, de Martín Antonio Delrio, fait écho à l’épître dédicatoire de son frère Jérôme Delrio : Martín Antonio Delrio retrace son parcours de lecture et évoque l’élaboration de sa méthode de travail, la façon dont il est venu à découvrir Sénèque et à éditer ses notes, qui étaient à l'origine des "brouillons" (aduersaria), rédigés « à la va-vite et à l’improviste », en regard du texte dramatique. Cet avis a été rédigé en 1571, soit cinq ans avant la parution de l’édition complète, ce qui ouvre l’hypothèse d’un remaniement de ces notes peut-être pas aussi négligées que Delrio ne le dit.

Bibliographie :
  • Paré-Rey, Pascale, "Les éditions des tragédies de Sénèque conservées à la Bibliothèque nationale de France (XVe-XIXe s.)", in L’Antiquité à la BnF, 17/01/2018, https://antiquitebnf.hypotheses.org/1643
  • Paré-Rey, Pascale, Histoire culturelle des éditions latines des tragédies de Sénèque, 1478-1878, Paris, Classiques Garnier, « Histoire culturelle » 20, 2023
Traduction : Pascale PARE-REY

Martinus Antonius Delrio lectori salutem dat

Martín Antonio Delrio à son lecteur, salut

Puer quondam, humanioribus disciplinis incumbens, praeceptorum meorum consilio, quicquid animaduersione dignum occurrebat in iis quos legebam scriptoribus, confestim illud in quasdam tabulas, huic usui destinatas, referebam, nulla neque ordinis neque loci habita ratione ; paulo autem prouectior aetate et adolescentiae terminos ingressus, antequam me iuri ciuili addixissem, cum scripturae fiducia pauca memoriae inhaesisse, multa effluxisse intellegerem, quo quid scirem, quid memoria tenerem periclitarer, scriptores quosdam assumebam, quos perlustrans, quicquid eorum sententiae congruens ab aliis proditum occurrebat, quicquid ad illorum emendationem aut intelligentiam uidebatur facere, tumultuarie in aduersariis, non in codice diligenter scribebam ; non, Hercle, in publicum aliquando emittendi animo, sed quo memoria assiduo Graecorum et Latinorum librorum studio subacta, nonnihil excoleretur et quodammodo reficeretur.

Quand j’étais enfant, quand je me consacrais à l’étude des belles-lettres, sur le conseil de mes précepteurs, tout ce qui survenait digne d’attention chez les auteurs que je lisais, je le reportais aussitôt sur des tablettes destinées à cet usage, sans aucune considération d’ordre ni de place ; mais quand j’avançai un peu plus en âge et entrai dans la sphère de la jeunesse, avant de me consacrer au droit civil, comme je comprenais que de ce que j’avais confié à l’écriture, peu me restait en mémoire et beaucoup s’en échappait, pour tester ce que je savais, ce que j’avais en mémoire, eh bien, les auteurs que je m’appropriais, que je parcourais, tout ce qui intervenait qui avait été tiré d’autres auteurs concordant avec leur pensée, et même tout ce qui semblait concourir à leur correction ou à leur compréhension, je l’écrivais à la va-vite dans des brouillons, non avec soin sur un livre ; non, par Hercule, dans l’intention de publier un jour, mais pour de cette façon travailler en quelque chose et améliorer en quelque manière ma mémoire, soumise à l’étude assidue des livres grecs et latins.

Fuit inter istos Lucius Annaeus Seneca poeta, cuius propter summam sententiarum copiam et grauitatem lectione mirifice capiebar ; quem dum uoluere ac uersare non desino, et quandoque cum scriptis codicibus atque multarum linguarum scriptoribus cum conferens, quasi per satyram, ut aliud ex alio incidebat, multa ei appono : notae illae, ut fit, adhibita pleniore quorumdam locorum tractatione, in commentariorum iustum paene uolumen excreuerunt.

Il y avait parmi eux le poète Lucius Annaeus Sénèque, par la lecture duquel, en raison de l’abondance et de la gravité de ses sentences, j’étais merveilleusement captivé ; et lui, en ne cessant de le tourner et de le retourner, et en le comparant à l’occasion avec des manuscrits et avec des auteurs aux expressions variées, je lui appose beaucoup de remarques, comme si je composais une satire, à chaque fois qu’une idée en entraînait une autre : ces notes, comme de juste, puisque certains lieux ont été traités assez copieusement, se sont développées jusqu’à atteindre presque la mesure normale d’un volume de commentaires.

Postmodum, successa temporis in quorumdam mihi familiarium manus uolumen illud incidit, qui et iudicio eruditioneque praestabant ; et cum legendo percurrissent, coeperunt uno ore omnes a me contendere, ne huius libri, quem aeternis tenebris consecraram, suppressione studiosae litterarum iuuentutis utilitatem, quam ex eius editione affirmabant manaturam, morarer.

Par la suite, le temps ayant passé, ce volume tomba dans les mains de certains membres de mon entourage, qui se distinguaient par leur jugement et leur culture ; et comme ils l’avaient parcouru à la lecture, ils commencèrent tous, d’une seule voix, à me solliciter pour que je n’empêchasse pas l’utilité de ce livre que j’avais vouée aux ténèbres en laissant de côté une jeunesse intéressée par la littérature, utilité dont ils affirmaient qu’elle devait circuler dès son édition.

Ego nihilo minus obstinatione quadam singulari ipsorum uoluntati reluctabar ; tum quod uererer ne Spartam meam1, quam hoc tempore sum nactus, non modo non ornare, sed etiam deserere male opinantibus uiderer : tum quia tam morosus sum mearum rerum aestimator, ut quantumuis ea ceteris satis faciant omnibus, mihi uni numquam possint satis facere ; tum quia tempus recognoscendi et in ordinem redigendi sparsim ac saltuatim collecta ab studiis meis iurisprudentiae minime concedebatur.

De mon côté, je n’opposais en rien moins de résistance à leur volonté par un quelconque entêtement ; ce que je craignais alors, c’est de sembler non seulement ne pas embellir ma chère Sparte 2sur laquelle je tombai à cette époque, mais même l’abaisser, aux yeux des mauvaises langues : d’une part parce que je suis un juge exigeant de moi-même, dans la mesure où ce qui suffit autant qu’on voudra à tous les autres, à moi seul ne peut jamais suffire ; d’autre part parce que mes études de droit ne m’accordaient pas le temps de retrouver et de rédiger dans l’ordre un ensemble épars et heurté.

Tandem illis pertinacia sua obstinationem meam superantibus, manus amici dedi, passusque sum euincere illorum, quibus nihil pernegare potui – an debuerim nescio – preces et publici boni promouendi cupiditatem ; ut has obseruationes rebus maxime uariis, ueluti uermiculatis emblematis, exornatas palam proferrem ; in quibus operam dedi ut iuxta Horatii praeceptum utile dulci misceretur 3 , neue nimiam ordinis curam et uerborum lenocinium affectans tibi placerem potius quam prodessem.

Enfin, leur persévérance venant à bout de mes réticences, je me suis avoué vaincu devant mes amis, et j’ai supporté que triomphent les prières et le désir de promouvoir le bien public de ceux à qui je n’ai rien pu refuser – j’ignore si j’aurais dû le faire – ; si bien que je divulguais ces observations au grand jour, assorties des points les plus variés, comme des mosaïques ; et c’est à elles que je me suis appliqué, pour, selon le précepte d’Horace, joindre « l’utile à l’agréable », et pour ne pas, aspirant par trop au souci de l’ordre et au charme des mots, te plaire plutôt que t’être utile.

Cur autem aduersaria, non notas, uel obseruationes, uel scholia, uel annotationes, uel commentarium appellauerim, possum hanc et quidem aequissimam causam adferre : iccirco hoc a me factum fuisse, quoniam in ea, ut quaeque a memoria suppeditabantur, ad rem pertinentia uel non pertinentia tumultuarie et (ut ita dicam) αὐτοσχεδίως congessi et quasi stipaui ; quae tu non usu tamtum sed et mancupio accipe, atque ita boni consule si hac parte me non tam gloriae meae quam commodo tu studuisse comperies.

Mais pourquoi les ai-je appelées « brouillons » et non « notes », « observations », « scholies », « annotations », ou « commentaire », je peux en fournir la raison suivante, assurément très légitime : j’ai agi ainsi puisque les éléments que la mémoire me soumettait au fur et à mesure, pertinents ou non, je les ai rassemblés à la va-vite et (pour ainsi dire) grosso modo et je les ai comme entassés ; donc reçois-les non seulement pour ton usufruit mais aussi pour ta pleine propriété, et agrée-les si tu trouves que de ce côté-là j’ai œuvré non tant pour ma gloire que pour ton agrément.

Vale ; Louanii ante diem IIII idus sextilis Anno Salutis nostrae MDLXXI

Adieu ; à Louvain, le 10 août 1571.


1. Erasme, Adagia 1401, .
2. L’idée est que l’on doit embellir, c'est-à-dire bien gérer, les provinces qui nous sont échues.
3. Hor., P. 333.