Magnifico amplissimoque Ludivico Culmano, serenissimi electoris Palatini Friderici IV, in sanctiore consilio pro praesidi
Ianus Gruterus

Présentation du paratexte

L’épître dédicatoire adressée par Janus Gruterus, l’éditeur, au futur électeur Palatin Frédéric IV, présente l’ouvrage et le replace dans son contexte de fabrication, en citant le nom de son typographe (Muret), et dans son contexte d’édition critique, en faisant mention des éditeurs précédents (Fabricius, Delrio, Lipse, Rapheleng, Commelin).

Bibliographie :
  • Imhof, Dirk. Jan Moretus and the Continuation of the Plantin Press: A Bibliography of the Works Published and Printed by Jan Moretus I in Antwerp (1589-1610). Leiden: Brill : Hes & De Graaf, 2014.
  • Kühlmann, Wilhelm, Volker Hartmann, et Susann El- Kholi. Die deutschen Humanisten: Dokumente zur Überlieferung der antiken und mittelalterlichen Literatur in der frühe Neuzeit Abt. I, Bd. II, Abt. I, Bd. II,. Turnhout: Brepols, 2010.
  • Paré-Rey, Pascale, "Les éditions des tragédies de Sénèque conservées à la Bibliothèque nationale de France (XVe-XIXe s.)", in L’Antiquité à la BnF, 17/01/2018, https://antiquitebnf.hypotheses.org/1643
  • Paré-Rey, Pascale, Histoire culturelle des éditions latines des tragédies de Sénèque, 1478-1878, Paris, Classiques Garnier, « Histoire culturelle » 20, 2023
Traduction : Pascale PARE-REY

Magnifico amplissimoque Ludouico Culmano, serenissimi electoris palatini Friderici IV, in sanctiore consilio propraesidi, Ianus Gruterus.

Au magnifique et grandiose Louis Culman, gardien en chef au vénérable conseil du sérénissime électeur palatin Frédéric IV, Jans Gruter

Habes hic, uir summe, Senecae tragoedias tacito statim uoto ipsismet Kalendis Januariis nomini tuo destinatas, cum eo die forte inter alias de litteris eruditas fabulas, haud obscure prae te ferres, desiderare oculos tuos editionem isto charactere, ista forma.

Voilà pour toi, excellent homme, les tragédies de Sénèque dédiées à ton nom par une promesse tacite, précisément aux Calendes de Janvier, alors qu’un beau jour tu avançais sans t’en cacher entre autres extraits littéraires ces savantes pièces, que tes yeux aspiraient à cette édition, avec ces caractères, avec ces belles formes.1

Neque enim citius ultimam Senecae elocutus fueras syllabam, cum ego recordari operae meae, scriptori illi haud segniter positae ; cuius philosophica, ut ante decennium iuris feci publici, ita poetica domi hactenus pressi, quod sub idem tempus longe optimam adornaret editionem optimus typographorum Moretus.

Et en effet tu n’avais pas aussitôt prononcé la dernière syllabe de « Sénèque » que je me souvins de mon travail consacré non sans acharnement à ce grand auteur ; car de même que j’ai mis au domaine public ses œuvres philosophiques il y a dix ans, de même j’ai fait imprimer chez nous ses œuvres poétiques2 , parce que le meilleur des imprimeurs, Moretus, pouvait préparer de loin la meilleure édition au même moment.3

Quam cum causemini ob molem suam grandiorem, haud etiam commode circumferri inter recisas legationum sarcinas, ecce tibi alteram eius uicariam, tanto quidem procliuius ergastulo suo emancipatam, quod haec qualiacumque iam aliquoties per litteras serio flagitarint uiri harum artium primi, interque eos etiam illud Reipublicae nostrae literariae numen uere tutelare Iosephus Scaligerus quibus si quid operae pretium fecisse putabor, postque uberrimam uindemiam uirorum optime de disciplinis melioribus meritorum, Georgii Fabricii, Iusti Lipsii, Antonii Delrii, Hieronymi Commelini, Francisci Raphelengii, haud omnino paenitendam sub pampinis adhuc latitantem produxisse racemationem, hoc omne tibi, mi Culmanne, libentes meritoque imputabunt.

Or comme vous prétextiez que, à cause sa masse trop importante, elle ne serait pas même facile à transporter au milieu des bagages imposés par les ambassades, même allégés, en voici pour toi une autre, qui la remplace, d’autant plus facilement libérée de l’ergastule que les ont déjà exigées (quoi qu’elles vaillent) des hommes champions de ces beaux arts, et parmi eux même cette divinité vraiment tutélaire de notre République des Lettres, Joseph Scaliger, par lesquels – si je suis à l’avenir considéré avoir fait quelque chose de valeur – et après la vendange très fructueuse des hommes qui ont rendu les plus beaux services aux études humanistes, Georges Fabricius, Juste Lipse, Antonio Delrio, Jérôme Commelin, Franciscus Raphelengius, par lesquels donc elle ne doit absolument pas être blâmée alors qu’elle se cache encore sous les pampres, ils t’imputeront de bon gré et à juste titre, mon cher Culman, que cette cueillette a produit tout cela.

Sin minus, at sic tamen extabunt et tuorum erga me meritorum, et mei in te cultus praecones fidelissimae, quas tandem tandem personare in auribus orbis Europaei cultioris, intererat conscientiae meae.

Dans le cas contraire, du moins ressortiront cependant les hérauts, voix très fidèles de tes mérites envers moi et de mon obligeance envers toi, dont il importe à ma conscience qu’elles résonnent encore et encore4 aux oreilles du cercle de l’Europe plus cultivée.

Quippe iam ab aliquot annis adeo me meosque, non gratia tantum ac beneuolentia, sed dignatione ac beneficentia largiter quotidie excipis, foues, cumulas, ut non tam in te agnoscam affinem indulgentissimum, quam parentem optimum maximum, hoc est, unico magis unicum.

Assurément, depuis plusieurs années déjà, ce n’est pas seulement avec faveur et bienveillance, mais avec considération et bienfaisance que chaque jour tu reçois, entoures, choies avec largesse moi et les miens, au point que je ne reconnais pas tant en toi un parent des plus indulgents qu’un père très bon très grand, c'est-à-dire plus unique qu’unique.

Cui inimitabili affectui tuo, cum una tantum ratione gratitudinis aliquid reponere posse uidear, si me imparem profitear, non solutioni, sed professioni ; mortalium habear oportet impiissimus, nisi hoc, quod mihi in manu est, inuadam atque occupem, quod nunc facio ; eoque libentius, quoniam sic quoque famae meae non leuiter consulam ; cui uidelicet quotquot ab auspicatissimi nominis tui splendore accendent scintillae, totidem etiam glaucoma obiicient saeculi nostri geminae illi pesti, liuori atque inscitiae.

Toi à qui pour ces dispositions inimitables, je semblerais pouvoir rendre un peu de ta gratitude pour une seule raison, si j’avouais que je ne suis pas à la hauteur non pour m’en acquitter mais pour le dire ; il convient de me considérer comme le plus impie des mortels, si je ne m’empare pas et ne prends pas possession de ce qui est à ma portée – ce que je fais en réalité – ; et je le fais d’autant plus volontiers, puisque dans ces conditions aussi je ne m’occupe pas avec légèreté de ma réputation ; toi à qui naturellement en quelque nombre que brillent des étincelles, nées de l’éclat de ton nom béni entre tous, c’est autant de cécité que présentent nos siècles à ce double fléau, l’envie et l’ignorance.

Nihil hic dabo auribus tuis, uir amplissime, sed nemo sane ignorat, qua sis iam per septem amplius lustra, erga illustrissimam domum Palatinem uigilantia ac fide, passimque tota praedicatur Germania, quae tua in electoralibus rebus tractandis religio atque integritas, in exequendis industria ac diligentia, quae in consiliis moderatio et prudentia, quae in desideriis hominum excipiendis candor et dexteritas, quae in omni uita cordis ac linguae concordia, quae denique, in quo insunt omnia recta in Deum pietas.

Je ne livrerai rien ici, à tes oreilles, homme grandiose, mais personne n’ignore vraiment quelles sont tes vigilance et fidélité déjà depuis plus de sept lustres, envers la très illustre maison palatine et qui est vantée à travers la Germanie entière, quels sont tes scrupule et intégrité dans les affaires électorales, ton dévouement et ta diligence dans les contextes funèbres, ta modération et ta prudence dans les délibérations, ta franchise et ta sensibilité pour comprendre les désirs des gens, l’harmonie, durant toute ta vie, entre ton cœur et tes paroles, enfin ta piété envers Dieu en qui tout est juste.

Possem plura ; uolebam etiam, nisi pudoris quoque, caeteris uirtutibus tuis nihilo inferioris, probe meminissem ; sciremque alioquin eam esse tibi indolem, ut, cum Amphiarao, bonus esse malis quam uideri5, ideoque omnem rerum honestarum fructum metiaris non fama, sed conscientia ; quare abrumpo, animo suppleturus quod omisit stylus.

Je pourrais en rajouter ; je le voudrais même, si je ne me souvenais de ta pudeur aussi, en rien moindre que toutes tes autres qualités ; et je saurais du reste que tu as cette nature, en partage avec Amphiaros, que tu préfères être bon plutôt que le paraître, et c’est pour cela que tu mesures chaque résultat d’actes honnêtes non d’après la réputation, mais d'après l’intention ; c’est pourquoi je m’arrête, tout en continuant d’avoir à l’esprit ce que le stylet omet.

Cui animo ut deinceps quoque faueas, ne petam quidem, eo ipso futurus naturae tuae bonitati insignite iniurius, sed magis ut hunc qualemcunque libellum magnae gratitudinis exiguum argumentum, aut potius specimen, aequi bonique facere, ac magis mei in te affectus, quam sui pretii aestimatione pendere digneris.

Et si c’était dans cet esprit pour qu’ensuite tu sois favorable aussi, sans que j’aie à le demander, à cela même, je serai remarquablement trop injuste envers ta bonté naturelle, mais c’est pour que tu juges digne de faire de ce petit livre, de quelle qualité qu’il soit, un petit argument, ou plutôt un exemple de ce qui est juste et bon, et de l’apprécier en considération de mon affection envers toi davantage que de son prix.

E regno meo, cui nemo inuidet, nemo inhiat, puto Bibliothecam Palatinam, die XX. Martii M DC IV.

Depuis mon royaume, que personne n’envie, que personne ne convoite, je veux dire, la bibliothèque Palatine, le 20 mars 1604.


1. Jeux de mots avec le vocabulaire technique de l'imprimerie.
2. Gruter fait vraisemblablement allusion à l’édition des œuvres rhétoriques (Controverses, Suasoires), philosophiques (De Prouidentia) et poétiques ( ?) (Apocoloquintose) des Sénèque Père et Fils par Marc-Antoine Muret, auquel il a collaboré : L. Annaeus Seneca a M. Antonio Mureto correctus et notis illustratus [ut et M. A. Senecae Rhetoris Controversiarum libri X, Suasoriarum liber unus]. Accedunt seorsim Animadversiones, in quibus praeter omnes passim hujus superiorisque aetatis doctorum hominum emendationes interpretationesque, quam plurima loca supplentur, confirmantur, corriguntur, illustrantur, ope mss. quae in bibliotheca Electoris Palatini, Jani Gruteri opera, Heidelbergae, ex typographeio H. Commelini, 1594 : « La première partie comprend le texte des deux Sénèque d'après l'édition de Muret, suivi des notes de celui-ci, à la fin desquelles a été imprimé : M. Antonii Mureti Disputatio habita cum Senecae de Providentia librum interpretatus esset Romae, III. non. Juniis 1575. La deuxième partie a pour titre : Jani Gruteri Animadversiones in L. Annaei Senecae Opera... His additae Nicolai Fabri Annotationes ad Senecae patris Controversias et filii Apocolocynthosin [nec non Praefatio ejusdem ad M. A. Senecae Rhetoris libros] et une adresse particulière. » [notice de la BnF].
3. Il s’agit sans doute de Joannes Moretus père (1543-1610), imprimeur-libraire qui travailla au service de Christophe Plantin à qui il succédera en 1589. Les livres des éditeurs scolaires comme Commelinus étaient vendus par la maison Plantin-Moretus à laquelle ils étaient liés. Voir Ian Maclean, Episodes in the life of the early modern learned book, Leiden, Pays-Bas, Etats-Unis d’Amérique, 2021, xii+424 p. p. 118.
4. Forme rare d’insistance, remarquée par Julien de Tolède dans les Catilinaires. Tandem tandem chez Pl., Curc. 7.
5. Eschl., Sept. 592.