Amplissimo nobilissimoque uiro Iohanni Milandro Domino de Poederoeyen illustrissimi principis Mauritii a Nassou a consiliis et secretis Daniel Heinsius salutem dicit
Daniel Heinsius

Présentation du paratexte

Heinsius s’adresse, dans cette longue épître dédicatoire, à Johannes Milander, au secrétaire de Maurice de Nassau, prince d’Orange, dont il écrira l’oraison funèbre. Il présente classiquement une introduction générale sur la non séparation, dans l’Antiquité, entre les philosophes et les puissants, puis énumère quelques exemples, chez les Latins puis chez les Grecs, avant de revenir aux Latins et aux tragiques, dont la liste se clôt sur Sénèque. L’épître se termine par les éloges conjoints du prince dont le dédicataire est le secrétaire, de Sénèque et de Johannes Milander.

Bibliographie :
  • , , pubPlace, publisher, date,
  • Paré-Rey, Pascale, Histoire culturelle des éditions latines des tragédies de Sénèque, 1478-1878, Paris, Classiques Garnier, « Histoire culturelle » 20, 2023
Traduction : Pascale PARE-REY

Amplissimo nobilissimoque uiro Iohanni Milandro Domino de Poederoeyen illustrissimi principis Mauritii a Nassou a consiliis et secretis Daniel Heinsius salutem dicit

Daniel Heinsius, au très important et au très noble Johannes Milander 1, seigneur de Poederoeyen 2, conseiller et secrétaire de Maurice de Nassau, salut

Tragoediam conscribere, inter curas reipublicae principum olim erat, uir amplissime, aut philosophorum.

Écrire une tragédie, ô très important personnage, était autrefois, au milieu des charges publiques, l’apanage des princes ou des philosophes.

Quorum alteri sapientiam, alteri rerum experientiam, saepe utrique utramque ad eam adferebant.

Et les uns apportaient leur sagesse, les autres leur expérience, et souvent les uns et les autres l’une et l’autre à la tragédie.

Sunt qui Iulium quoque Caesarem in hoc numero ponant.

Il en est qui mettent à ce nombre Jules César.

Aiacem uero Augusti qui in spongiam incubuisse3 narrant, non conatum illi defuisse sed successum ostendunt.

Ceux qui racontent que l’Ajax d’Auguste « s’était allongé sur une éponge » montrent bien que ne lui avait pas manqué l’intention mais la réussite.

Cui tamen et Achillem tribuunt antiqui.4

Cependant c’est à lui aussi que les Anciens attribuent un Achille.

Neronem uero, in quo nihil praeter potentiam principis, caetera nec hominis fuerunt, non magis tragicum fuisse quam citharoedum gloriamur, ne honestis artibus exemplo suo noceat, qui foedissimas coniunxit, aut uirtutum omnium contemptor, inter professores eius numeretur

Quant à Néron, qui ne montra que la puissance tyrannique du prince et nul trait humain par ailleurs, nous nous félicitons qu’il ne fut pas plus acteur tragique que citharède, pour éviter qu’il ne nuise par son exemple aux beaux-arts, lui qui n’a réuni que les plus hideux, ou qu’on compte parmi ses professeurs un contempteur de toutes les vertu.

Cum hoc tamen et certasse Lucanum, et superiorem euasisse, constat ; Graeci uero sicut alia, ita hanc potissimum illustrem effecere.

Il est cependant clair que Lucain a rivalisé avec celui-ci et s’est révélé supérieur ; mais les Grecs, comme ailleurs, ont fait briller la tragédie au mieux.

Laude militari maximus uir Aeschylus, liberatorem Graeciae totius animum, ad hoc institutum cum adferret, paria dixit ac fecit.

Eschyle, très grand homme par sa gloire militaire5, en apportant à cette institution l’esprit libérateur de la Grèce entière, eut des mots et des actes identiques.

Sane ad tubam etiam scripsisse credas.

On pourrait croire justement qu’il a écrit au son du clairon.

Adeo sublimis in oratione ac grandis, uerbisque quibus utitur, ipsis prope par rebus, heroicam et audacem dictionem effundit.

Il est tellement sublime et grand par son style et par ses mots, se rendant presque égal aux choses elles-mêmes ; il délivre une expression pleine d’héroïsme et d’audace.

Qui castissimis Pythagorae imbutus praeceptis (hanc tum dignam suis moribus philosophiam antiquitas colebat) ad facundiam hanc animum appulit.

Car, imprégné des préceptes très purs de Pythagore (l’antiquité honorait alors cette philosophie digne de ses mœurs), il appliqua son esprit à cette abondance oratoire.

In quo nihil requiras, nisi forte aetatem : quae plerunque inuentis addit, et paulatim omnia absoluit.

Mais en lui, ne cherche rien, sauf peut-être l'ancienneté: c’est elle qui la plupart du temps enrichit les trouvailles, et parachève tout peu à peu.

Ne non serum esset id quod est perfectum, aut ne nimia ingenii confidentia, securitatem iis adderet, quibus sine industria aliena, omnia dedisset.

Mais il se pourrait que fût précoce ce qui est parfait, ou qu’une confiance excessive en son propre talent n’apportât de l’assurance à ceux à qui elle aurait déjà tout donné, sans le concours d’autrui.

Plane ab hoc diuersus Euripides, diffusa eloquentia et magis parabili, primo Anaxagoram, deinde Socratem secutus, scholam ad theatrum transtulit : quem idcirco scenicum philosophum 6 dixerunt.

Euripide, bien différent d’Eschyle, par son éloquence omniprésente et davantage disponible, héritier d’abord d’Anaxagore puis de Socrate, a importé l’école philosophique au théâtre : c’est donc pourquoi on l’a qualifié de « philosophe de la scène ».

Qui tam ardens atque animosus uirtutis fuit praeco, ut cum solem sapientiae Athenienses extinxissent, Socratem, publice hoc illis in tragoedia obiecerit et ingratam ciuitatem reliquis tacentibus coram orbe caedis postularit, omnium hominum sapientissimus, uoce oraculi pronuntiatus, ipse humanae uitae oraculum, ad quod omnes actiones suas domi forisque Graeci dirigebant.

Or il fut un héraut de la vertu si enflammé et passionné que, alors que les Athéniens avaient éteint le soleil de la sagesse, Socrate, il leur a exposé cela dans son œuvre tragique et a poursuivi en justice pour meurtre l’ingrate cité, les autres gardant le silence, à la vue du monde entier, lui qui avait été déclaré par la voix de l’oracle le plus sage de tous les hommes, et étant lui-même oracle de la vie humaine, en fonction duquel les Grecs dirigeaient toutes leurs actions privées et publiques . 7

Rerum autem diuinarum tam profundus indagator ut ne ipsum quidem sanctae trinitatis mysterium, ignotum fuisse illi, Christiani ueteres tradiderint.

Or il explora avec tant de profondeur les choses divines que, selon les anciens Chrétiens, il n’avait pas ignoré le mystère même de la Sainte Trinité.

Quibus sane optimis uiris, cum assidua foris certamina essent, domi pietatem sedulo ac concordiam colerent, omni studio hoc agebant, ut quae aliter ab auersariis non poterant, iudicio ipsorum obtinerent.

Or comme il y avait chez ces hommes vraiment excellents des luttes continues à l’extérieur, qu’à l’intérieur ils cultivaient scrupuleusement la piété et la concorde, ils mettaient tout leur cœur à obtenir de leur propre jugement ce qu’ils ne pouvaient obtenir autrement de leurs adversaires.

Quod an semper illis ut optabant successerit, ignoro : uoluntatem et institutum improbare non possum.

J’ignore si l’issue a toujours été celle qu’ils souhaitaient : je ne peux condamner l’intention et l’organisation.

Paulo autem hoc antiquior Sophocles, magni illius Periclis collega, illustri dignitate in ea urbe, e qua omnes disciplinae primum ac scientiae fluxerunt, et ex ea ipse oriundus, tantam illi maiestatem ac splendorem addidit, ut diu ante inchoato operi manum summam imposuerit ; audacissimos autem quosque, uel ab imitatione deterruerit.

Quant à Sophocle, un peu plus ancien qu’Euripide, collègue du grand Périclès, par sa dignité remarquable dans une ville d’où tous les savoirs et toutes les sciences sont sortis, et où il devait naître lui-même, il a apporté tant de solennité et de splendeur qu’il a mis la dernière main à la dernière main à une œuvre commencée longtemps auparavant ; quant aux plus audacieux, il les a dissuadés de pratiquer l’imitation.

Proximi ab isto inter Romanos Varius ac Naso putantur, quorum utriusque, huius quidem certe, parem uerius quam similem fuisse laudem arbitramur.

On considère Varius et Ovide comme les plus proches d’Euripide, chez les Romains ; et nous pensons que la gloire de ces deux-là, du dernier surtout, lui a été, plus que similaire, authentiquement égale.

Nam Pacuuius, Ennius, et cui omnes principatum aeui sui tribuebant Accius, saepius interpretes Graecorum quam nouorum operum autores fuerunt.

Car Pacuvius, Ennius, et celui à qui tous attribuaient la prééminence sur sa génération, Accius, ont plus souvent interprété les Grecs que produit de nouvelles œuvres.

Quorum inaffectatam elegantiam, in paucissimis fragmentis ut magis admiremur, reliquorum desiderium facit.

Donc le regret que nous avons du reste fait que nous admirons davantage l’élégance sans afféterie de leurs très rares fragments.

Digni sane uiri, quorum numeros potius grammatici culparent, quam sermonem sapientes reprehenderent.

Ces hommes méritent vraiment les blâmes que les grammairiens donnent à leurs rythmes plus que les reproches que les sages font à leur style.

Claudii uero tempore illustrissimum Lucii Annaei Senecae exstitit ingenium.

Mais au temps de Claude a surgi le génie brillantissime de Lucius Annaeus Sénèque.

Qui cum Stoicae, Pythagoricae ac Cynicae philosophiae operam dedisset, neque parum e Zenonis ac Cleanthis, Metrodori quoque scriptis profecisset, non modo eruditionem, sed et ex professione pondus ad tragoediam attulit.

Et, comme il s’était consacré à la philosophie stoïcienne, pythagoricienne et cynique, et qu’il n’avait pas peu avancé grâce aux écrits de Zénon et de Cléanthe, ainsi que de Métrodore, il apporta à la tragédie non seulement son érudition mais aussi le poids de son métier.

Quod potissimum Neroni dedisse existimatur.

Et on estime qu’il en a fait profiter Néron avant tout.

Cui cum uenisse carminum amorem, ut est apud Tacitum, uidisset, simul et occasionem istam occupauit, et austeritatem disciplinae, quia uti non poterat, prudenter temperauit.

Car comme Sénèque s’était rendu compte que Néron en était venu à aimer la poésie, comme cela apparaît chez Tacite, il se saisit de cette occasion et en même temps eut la clairvoyance de modérer l’austérité de la discipline, parce que Néron ne pouvait en faire preuve.

Ne exulceratum lubidine animum, nec iuuaret, et remediis praecluderet.

De sorte qu’il n’encourageât pas son esprit, irrité par la passion, mais qu’il le contraignît par des remèdes.

Huius tres extare hodie existimamus.

Et nous estimons qu’aujourd’hui restent trois tragédies de lui.

Quae sermonis castitate et sententiarum grauitate facile id euincunt.

Et elles l’emportent facilement par la pureté de l’expression et par le poids de leurs pensées.

Vitam autem tum ciuilem, tum priuatam, prudentissimis praeceptis informant.

Elles accompagnent la représentation tantôt de la vie publique, tantôt de la vie privée, des plus clairvoyants préceptes.

Reliquas summorum quoque autorum esse foetus apparet.

Il est clair que les tragédies restantes sont le fruit d’insignes auteurs également.

Hos scriptores cum in gratiam typographorum recenseremus paucas Scaligeri adiunximus notas, et occasione hac nostras.

Comme nous recensions ces écrivains pour les imprimeurs, nous avons ajouté des notes de Scaliger en petit nombre et, à cette occasion, les nôtres.

Ea autem omnia nomini inscribimus tuo, cuius uirtutem et eruditionem saepe admirati, beneuolentiam non raro experti sumus.

Mais nous écrivons tout cela en ton nom, nous qui avons souvent admiré ta vertu et ton érudition, et avons fait plus d’une fois l’expérience de ta bienveillance.

Tot iam annos eo cum principe uixisti, cum quo comparandum antiquitas uix habuit.

Tu as vécu depuis tant d’années aux côtés de ce prince8, avec lequel l’antiquité aurait du mal à soutenir la comparaison.

Qui uictoriarum magnitudine, spatium terrarum a natura sibi datum excessit, numero autem, uitae prope annos aequauit.

Car par l’ampleur de ses victoires, il a augmenté l’espace des terres que la nature lui avait donné, et par leur nombre, il a presque égalé les années de sa vie.

Non ut multi ex antiquis, cum hominibus, sed cum ipsis urbibus congressus, quas ut fulmen quoddam aut uis maior uidit prope eodem tempore ac profligauit.

Non pas en ayant combattu, comme beaucoup chez les Anciens, avec les hommes, mais avec les villes elles-mêmes, villes que, comme un éclair ou une force supérieure, il a vues et terrassées presque en un même temps.

Cuius impetum non saxa, non muri, non munitiones ullae sistere hactenus aut inhibere potuerunt, quin uotorum compos, teste Europa hac, euaderet.

Et nulles pierres, murailles, fortifications n'ont pu jusque-là soutenir son assaut ou empêcher que celui qui a vu ses vœux réalisés, notre Europe en est témoin, ne s’en tirât 9 .

Cuius machinis non aer, non terra obstitit, quam paucissimis diebus saepe effossam meminimus, pugnam exspectante frustra aduersario.

Et ne peuvent s’opposer à ses engins ni l’air, ni la terre, qui a souvent été, nous nous le rappelons, creusée en très peu de jours, alors que l’adversaire attendait en vain le combat.

Qui dum armis omnia muniret, iam ab hoste uictus erat, quem sub pedibus habebat.

Or pendant qu’il fortifiait et armait tout, il était déjà vaincu par un ennemi qui lui passait sous les pieds.

Horum tu omnium testis ac comes, saepius militiae quam domi, eas artes adiunxisti quas in otiosis miramur.

Or toi, témoin et compagnon de tous ces faits, plus souvent en temps de guerre qu’en temps de paix, tu as ajouté ces arts que nous admirons chez ceux qui ne sont pas impliqués en politique.

Negotiis uero non tam parem quam superiorem ostendisti.

Mais dans les affaires tu ne t’es pas tant montré proche que supérieur.

Testantur id faceti non minus quam eruditi sermones, quibus non tam animi intensionem remittis, quam maioribus reseruas.

En témoignent les entretiens spirituels tout autant que savants, par lesquels tu délasses autant les esprits tendus que tu ne les restaures par des discours plus importants.

Meliores autem litteras et ipsam philosophiam quam intelligas, aliud agendo ostendis.

Tu montres, en faisant autre chose, une littérature et une vraie philosophie, de meilleure qualité que tu ne le croies.

Accipe ergo hoc opusculum, summae meae in te obseruantiae testimonium : maxima ex parte ab eo conscriptum, quo Romani paucos potentiores, neminem unquam sapientiorem habuerunt.

Reçois donc ce petit ouvrage, témoin de mon insigne considération envers toi : en très grande partie, ce sont les textes d’un homme en comparaison duquel il y eut peu de gens plus puissants et personne de plus savant chez les Romains.

Qui in aula orbis terrarum omnem aetatem transegit, quamuis tam aduerso successu cum deterrimo tyranno, quam tu hactenus feliciter cum fortissimo principe uixisti.

Et celui-ci passa toute sa vie à la cour de l’univers, même si c’est avec autant d’insuccès, auprès d’un tyran si effroyable, que tu as vécu, toi, de succès auprès du plus fort des princes.

Vale. Lugduni Batauorum M DC XI

Salut. À Leyde, en 1611.


1. 1542-1621, secrétaire des princes d’Orange ; voir sur la famille Milander E. Bartholomaüs Hessische Familienkunde, fasc. 2 et Verein für nassauische Altertumskunde und Geschichtsforschung, Wiesbaden, LXIV, 1963, p. 197-199.
2. Ou Poederoijen, village néerlandais de la commune de Zaltbommel, situé dans la province du Gueldre
3. Suet., Aug. 85.3. Allusion à la tragédie Ajax qu’Auguste avait commencée puis détruite : Nam tragoediam magno impetu exorsus, non succedenti stilo, aboleuit quaerentibusque amicis, quidnam Aiax ageret, respondit, Aiacem suum in spongeam incubuisse, « Il avait commencé une tragédie d'Ajax avec beaucoup d'enthousiasme ; mais, n'étant pas content du style, il la détruisit. Ses amis lui demandèrent un jour comment se portait Ajax. “Mon Ajax, répondit-il, s'est précipité sur une éponge” ». L’exemple est également cité dans Sq1513_Farnabius_p2.
4. Suid., Lexicon a.4412.
5. Il prit notamment part aux batailles de Marathon et de Salamine.
6. Ath., Deipn. 4.158. Voir Soph1556_Camerarius_p3.
7. Il y a dans cette phrase un glissement de l’auteur, Euripide, à son personnage, Socrate, déclaré le plus sage par l’oracle et guide de ses concitoyens.
8. Maurice de Nassau, au service duquel le destinataire se trouve.
9. Allusion à la poliorcétique de Maurice de Nassau, à qui rien ne lui résistait : il creusait des tunnels pour passer sous les murailles.