Viro litterarum humaniorum studiosissimo Thomae Rolando
Thomas Farnabius

Présentation du paratexte

Farnaby, l’éditeur, dédicace cette épître à Thomas Rolandus, dont l’identification est difficile, mais qui apprécie la « philosophie en cothurnes » de Sénèque. Farnaby présente son travail, qui notamment consisté en la rédaction de notes marginales, et senti comme une impérieuse nécessité de transmettre le message des tragiques, à la suite d’autres érudits.

Traduction : Pascale PARE-REY

Viro litterarum humaniorum studiosissimo Thomae Rolando

À un homme très éminent dans la littérature profane, Thomas Rolandus1

Quod antiquis, apud quos nihil nisi auspicio prius sumpto gerebatur, factitatum, ut, ex more, nuptiis auspices interpositi, quamuis auspicia desiissent, ipso tamen nomine ueteris consuetudinis uestigia usurparent 2 (Val. Max. II, 1) : hoc plerisque nostrum quos uexat insanabile hoc scribendi cacoëthes usu uenit, ut quamuis patronorum exoleuerit cum autoritas, tum benignitas, non citra ambitionem tamen summis et grauibus uiris periturae chartae tutelam obtrudamus.

Ce qu’on faisait souvent chez les anciens, chez qui on n’accomplissait rien sans avoir pris les auspices, pour que, selon la coutume, des auspices étant intervenus pour des mariages, bien que les auspices aient disparu, des traces de l’ancienne coutume soient cependant visibles dans leur nom même : c’est passé en usage chez la plupart des nôtres qu’agite cette fâcheuse manie, incurable, d’écrire, à savoir que, malgré la disparition tant de l’autorité que de la bienveillance des patrons, nous soumettons à la tutelle d’hommes importants un écrit voué à disparaître.3

Mihi tamen illud hic necessario aduenit.

C’est ce qui m’arrive nécessairement tout de même.

Epistolam namque accipiebant olim tragoedi, quibus pro se (Martialis epist. ad 2. lib. epigr.) loqui non licuit 4 (ex sua scilicet persona, in poemate dramatico).

Et en effet, autrefois, les tragiques rédigeaient une adresse (Martial, Épigrammes, II), eux à qui il n’était pas possible de parler pour eux-mêmes (c’est-à-dire en leur nom propre, dans un poème dramatique).

Quam uocalissimus aliquis e curionibus eligebatur qui legeret (Plinius epist. 4. lib. 7) 5 , si quid esset, quod uel a principe petitum, uel populo commendatum uellent.

Un homme, doté de la meilleure voix, était choisi pour lire (Pline, IV, 7), s’il y avait quelque chose qu’ils voulussent demander au prince ou recommander au public.

Quidnam igitur id est quod tragicorum nomine per epistolam ego quasi theatralis praeco exsequi uelim ?

Y a-t-il donc une raison pour que je veuille les suivre, presque comme un héraut au théâtre, au nom des tragiques, à travers une adresse ?

Ipsorum equidem tragicorum dignitati parum consulere, politioris litteraturae uirorum iudiciis et quantum ubique est uenustiorum hominum ingeniis diffidere uiderer, si in tragoediae late patentes laudes discurrerem ; de harum tamen autoribus et ordine sunt quae lectorem moneam, sed pro more, seorsim.

Je semblerais me soucier trop peu de la dignité des tragiques eux-mêmes, me défier des jugements des héros d’une littérature assez élégante et, dans la mesure où il en existe partout, des talents d’hommes charmants, si je dissertais sur les mérites largement évidents de la tragédie ; cependant, c’est de leurs auteurs et de leur classement que j’instruirai mon lecteur, mais, à mon habitude, séparément.

Cum uero eo sit malignitatis uentum, ut bonas litteras (quae sibi olim infularum loco) non aliud maneat praemium quam conuicium, neque id a Momis modo, sed et Archilochis, dum τέττιξ μὲν τέττιγ’ ἐχθρος, μύρμακι δὲ μύρμαξ, 6 Tutani, uel ἀλεξικωτάτου7 patrocinium frustra inuocem.

Mais comme on en est venu à ce point de malveillance que, pour ce qui est des belles lettres (qui autrefois tenaient lieu d’objets de vénération), il ne reste pas d’autre récompense que l’insulte, et ce, non seulement des Momus mais aussi des Archiloque, en attendant que, "cigale ennemie de la cigale, fourmi de la fourmi", j’invoque en vain le patronage de Tutanus8 ou d’un "talisman"9.

Si tamen laruas et romanae orchestrae syparia minus infeliciter sublata uiderit delicata huius aetatis iuuentus, cui cum Grammatico illo τὸ μέγα βιβλίον ἶσον τῷ μεγαλῷ κακῷ 10 et quae librum (qualem illo puellam, Nolo,inquit, nimis facilem difficilemue nimis. Nec uolo quae satiet nec uolo quae cruciet 11 ) librum, inquam, probet, qui ingenium acuat, non torqueat, non obtundat.

Si la délicate jeunesse de cette époque voyait cependant des fantômes et des rideaux de l’orchestre romain enlevés avec moins de bonheur, elle pour qui, avec ce grammairien, « un grand livre vaut un grand malheur », et qui, ce livre (comparable à la jeune fille de ce vers : « je ne la veux pas, dit-il, trop facile ou trop difficile. Je ne veux ni une femme qui rassasie ni une femme qui torture »), ce livre, dis-je, elle l’approuve, parce qu’il aiguise son talent, sans le tordre ni l’émousser.

Si hic reperiat aequanimus spectator unde nec queratur lumbos sedendo, oculos spectando dolore 12 , neque sibi opus esse Thespidis plaustris quae tricubitales commentarios, otiosa scholia, uoluminosas criticorum animaduersiones et cetera uehant, cum illi rusticanti uel etiam peregrinanti ad manum, imo in manu sit tragoediarum Latinarum decas expeditiori elucidata13 opera, habebit, de quo illi gratias agat, cuius auspiciis publicum ( a Callimacho apud Athenaeum, I, 3 14 ) indipiscuntur ad marginales isti ignaui15 et ocliferia, quae lectoris, non omnino ab his studiis feriati, aurem uellant.

Si le spectateur bienveillant trouve ici de quoi ne pas avoir à se plaindre « de douleurs lombaires en s’asseyant ni de douleurs oculaires en regardant », ni d’avoir besoin des chariots de Thespis qui transportent des commentaires de trois coudées, des scholies oiseuses, des remarques des critiques etc., alors qu’une dizaine de tragédies latines mises en lumière de façon plus brève sont à sa main, mieux, dans sa main quand il est à la campagne ou en voyage, il aura de quoi témoigner de la reconnaissance à celui grâce aux auspices duquel un bien public (d’après Callimaque chez Athénée, I, 3) est accessible à ces paresseux jusqu’aux marginales et à ces signes tape-à-l’œil propres à casser les oreilles du lecteur, qui n’est pas absolument détaché de ces études.

Tu autem (uir humanissime) cui gratissimam semper fuisse norim ipsam cothurnatam philosophiam, nec apparatum hunc utcunque rudem, faeces, caespitesque aspernare, et hoc qualecunque cape eo quo offertur animo, simplici, candido, facili ; quod autem ab ingenio meo habet leue, genio tuo pensa, et feliciter uale.

Quant à toi, à la parfaite humanité, que je saurais dépositaire éternel de cette merveilleuse philosophie en cothurnes16, que je saurais dénué de mépris envers cette présentation en tout cas rudimentaire, envers ces scories et ces mottes de terre, prends ce cadeau, quoi qu’il vaille, du cœur avec lequel il t’est offert, simple, naïf, facile, mais la légèreté de mon esprit, apprécie-la par ton génie, et porte-toi bien.

Officioso amore tibi deuinctissimus, Thomas Farnaby.

Celui qui t’est attaché entre tous par une obligeante affection, Thomas Farnaby.


1. Il est un Roland de Parme, médecin, actif au milieu du xve s., dont on voit assez mal comment il aurait pu être lié à Farnaby. Il existe également un Joachim Rolandus (1496-1558) / Joachim Roelants / Taurapis Melchinensis, auteur d’arguments aux comédies de Térence (in singulas comoedias argumenta) dans l’édition parue chez Ambroise Girault, à Paris, en 1538. Mais il ne porte pas le prénom mentionné ici. Aucun personnage ne s’inscrit dans le contexte anglais qui est celui de Farnaby.
2. Val. Max., Dictorum factorumque memorabilium libri 2.1.1.. Apud antiquos non solum publice, sed etiam priuatim nihil gerebatur nisi auspicio prius sumpto. Quo ex more nuptiis etiam nunc auspices interponuntur, qui, quamuis auspicia petere desierint, ipso tamen nomine ueteris consuetudinis uestigia usurpantur, « 1. Chez nos ancêtres on n'entreprenait aucune affaire publique ni même privée, sans avoir auparavant pris les auspices. De là vient que même aujourd'hui des prêtres nommés auspices interviennent dans les mariages. Quoiqu'ils aient cessé de prendre les auspices, cependant dans leur nom même on saisit la trace de l'ancienne coutume. » (traduction Nisard, Paris, Dubochet, 1850 et Classiques Garnier, Paris, 1935).
3. Phrase citée par P. Bayle dans son Dictionnaire historique et critique à l’article « Farnabe (Thomas) » (p. 1156) et interprétée ainsi : « il vaut dire que toute la réalité des épîtres dédicatoires a péri et que néanmoins la coutume n’en est point passée. »
4. Mart., Ep. 2.. Video quare tragoedia aut comoedia epistolam accipiant, quibus pro se loqui non licet: epigrammata curione non egent et contenta sunt sua, id est mala, lingua: in quacumque pagina uisum est, epistolam faciunt. « Que les poètes tragiques mettent des prologues en tête de leurs pièces ; on le conçoit, puisqu'ils ne parlent pas en leur nom ; mais des épigrammes n'ont pas besoin d'un interprète, et savent très bien s'expliquer elles-mêmes dans leur langage satirique. Chaque page, à la volonté de l'auteur, devient une épître. » (traduction F. Lemaistre Paris Garnier Frères, Librairies-Éditeurs 1864).
5. Plin., Ep. 4.7.. Scripsit publice, ut a decurionibus eligeretur uocalissimus aliquis ex ipsis, qui legeret eum populo: factum est. « Il a écrit officiellement aux décurions de choisir parmi eux celui qui a la voix la plus belle, pour la lire au peuple; c'est fait. » (traduction C. Sicard, Paris, Garnier, 1954).
6. Thcr., Id. 9.31.
7. La forme n’est pas attestée, mais semble formée sur ἀλεξικακος
8. Divinité tutélaire à Rome.
9. En grec dans le texte.
10. Ath., Deipn. 2.1.. Athénée citant Callimaque frg. 359.
11. Mart., Ep. 1.57.2 et 4.. Les vers subissent des modifications substantielles par rapport aux éditions courantes.
12. Pl., Men. 882-883. (SENEX) Lumbi sedendo, oculi spectando dolent, / manendo medicum, dum se ex opere recipiat.
13. Correction pour educidata.
14. La référence demeure introuvable.La référence est introuvable ; elle disparaîtra d’ailleurs dans ses éditions ultérieures.
15. Correction pour ignarii.
16. On retrouvera cette expression marquante dans l’adresse au lecteur contenue dans l’édition de Farnaby de 1631 (L. et M. Annaei Senecae Tragoediae, post omnium editiones recensionesque editae denuo, et notis Tho. Farnabii illustratae. Nunc primum in Gallia editae) : Namque hic philosophia dominatur cothurnata, personata regnat Stoa.