Présentation du paratexte
Josse Bade ouvre son commentaire aux comédies de Térence par une longue introduction qu’il nomme lui-même Praenotamenta. Il s’agit de « notes préliminaires » plutôt que d’une « préface » à proprement parler.
Cette section est composée de 26 chapitres qui forment un traité de poétique en miniature auxquels il adjoint une série de remarques préliminaires sur le prologue et la première scène de l’Andrienne. L’humaniste y développe une ample réflexion sur la comédie. Partant d’une définition de la poésie, Bade aborde ensuite l’origine de la comédie, ses caractéristiques et mène une longue réflexion sur la scénographie antique. Les deux derniers chapitres traitent de la vie et des œuvres de Térence.
Bibliographie :- Philippe Renouard, Bibliographie des impressions et des œuvres de Josse Badius Ascensius, Paris, E. Paul et fils et Guillemin, 1908, 3 vol.
- M. Lebel, Les préfaces de Josse Bade (1462-1535) humaniste, éditeur-imprimeur et préfacier, Louvain, Peeters, 1988
- Paul White, Jodocus Badius Ascensius. Commentary, Commerce and Print in the Renaissance, Oxford University Press, 2013
- L. Katz, La presse et les lettres. Les épîtres paratextuelles et le projet éditorial de l’imprimeur Josse Bade (c. 1462-1535), thèse de doctorat soutenue à l’EPHE sous la direction de Perrine Galand, 2013
- G. Torello-Hill et A.J. Turner, The Lyon Terence. Its Tradition and Legacy, Leiden/Boston, Brill, 2020
Quid sit poeta et quanta eius dignitas. Caput I.
Chapitre 1. Le poète et sa dignité.
Poeta proprie is dicitur qui, excellenti ingenio praeditus diuinoque furore concitus, et maiora quam quae solo humano ingenio excogitari posse uideantur eleganti carmine conscribens ad diuinum artificium proxime accedit.
Est précisément appelé poète celui qui, doué d’un génie exceptionnel et animé d’une fureur divine, écrit en un élégant poème des choses trop élevées pour qu’on les considère comme pouvant avoir été conçues par le seul génie humain et s’approche au plus près d’une création divine.
Quod Horatius primo Sermonum sic dicit :
C’est ce que dit Horace au livre I des Satires :
« D’abord, je me retrancherai, pour ma part, du nombre de ceux que je reconnaîtrai poètes ; car, pour l’être, tu ne saurais dire qu’il suffise de remplir la mesure du vers ; et, si quelqu’un écrit, comme moi, des phrases voisines du langage de la conversation, tu n’iras point le tenir pour un poète. Celui qui a du génie, celui que les dieux animent et dont la bouche est faite pour les hauts accents, à celui-là tu réserveras l’honneur de ce nom. Voilà pourquoi on s’est demandé si la comédie était, oui ou non, un poème, parce que l’inspiration vigoureuse et la force ne s’y rencontrent ni dans la forme, ni dans le fond ; et, si elle ne différait d’une conversation par les règles du mètre, ce serait conversation pure. »1
Haec ille.
Voilà ce qu’il dit.
Quibus attestatur non mereri poetam
dici qui non habeat praecipue tria, uidelicet ingenium et ingenitam uirtutem
excogitandarum rerum et mentem diuiniorem quam ceteri, ita ut sit diuino interdum
furore concitus uique adeo ut supra se nonnunquam dicat atque de poemate suo dicere
possit cum Ouidio : « Plus sibi commisit compositore suo
Il prouve ainsi qu’on ne mérite pas d’être appelé poète si on ne possède pas avant tout trois qualités : le génie, un talent naturel pour inventer des choses et un esprit plus divin que la moyenne ; il est par exemple animé parfois d’une fureur et d’une puissance divines au point qu’il en arrive à dire des choses qui le dépassent. Et avec Ovide on peut dire à propos de son poème : « Il a accompli plus que son auteur ».
Vnde idem de poetis : « Est deus in nobis agitante calescimus illo
C’est pourquoi le même auteur dit des poètes : « Il y a un dieu : quand il s’agite en nous, nous nous échauffons etc… »
Et « os magna sonaturum » et cum « diuite uena » et habere ingenio artificium praestans ; quorum alterum non sufficere, idem sic attestatur in De arte poetica :
Qu’il ait à la fois « une bouche faite pour les hauts accents » et un art remarquable avec « une riche veine » et du talent et que l’un des deux ne suffise pas, le même auteur en témoigne dans l’Art poétique :
« Est-ce la nature qui rend le poème digne de louanges ou est-ce l’art ? Telle fut la question ; selon moi je ne vois pas ce que peut un travail sans une riche veine, ni un génie brut ; chacun des deux réclame le soutien de l’autre et ils forment un couple d’amis ».
Quod ergo dicit alibi idem Horatius : « Non satis est puris uerbis perscribere uersum
C’est ce que dit ailleurs le même Horace : « Il ne suffit pas d’écrire un vers avec des mots purs ».
Quia tamen auctor noster se poetam in primo uerbo operis sui censet, sciemus quod de poeta dupliciter loqui possumus generaliter et specialiter.
Cependant comme notre auteur estime qu’il est poète dès le premier mot de son œuvre, nous découvrirons que nous pouvons parler de deux manières du poète : en général et en particulier.
Generaliter autem omnis is poeta dicitur qui saluo rerum et uerborum decoro artificiosa carmina facit.
Or en général est dit poète tout homme qui façonne des poèmes pleins d’art en respectant le decorum des choses et des mots. 4
Nam a faciendo poeta dictus est.
Car le mot poète vient de « façonner ».
Sonat enim poeta idem quod « factor », et a uerbo Graeco poeio, quod est « facio » seu « creo », deflectitur.
En effet « poète » a le même sens que « créateur » et est dérivé du mot grec « poeio » 5, c’est-à-dire « je fais » ou « je crée ».
Et hoc non qui sine figmento poetae scribunt, si artificium et decorum carminis seruant, poetae appellari possunt, ut Lucanus, quem, ut dicit Seruius6, et etiam in distichis attestatur Martialis7, ideo multi negant esse poetam quod historiam sine figmentis descripsit narrando res mere ut gestae sunt.
Et il n’est pas possible que ceux qui écrivent sans la fiction poétique, s’ils gardent l’art et le decorum du poème, soient appelés poètes, comme Lucain à qui, comme le dit Servius et comme en témoigne même Martial dans ses distiques, beaucoup refusent le titre de poète parce qu’il a écrit une histoire sans fictions en racontant les choses exactement comme elles se sont passées.
Similiter qui citra poeticum furorem
atque altisonum stilum scribunt, si aptissime decorum seruant, poete uocari possunt,
ut comici et satyrici ; dico « si aptissime » quia licet in aliis artibus mediocres
laudentur iuxta quod dicit Philosophus : « mediocre laudamus tamquam bonum
De la même manière ceux qui écrivent, si de très près ils respectent le decorum, peuvent être appelés poètes, commes les poètes comiques et satiriques par exemple ; je dis « si de très près », parce que dans d’autres arts toutefois les gens moyens reçoivent des éloges selon ce que dit le Philosophe : « nous louons le moyen comme un bien ».
In poetica tamen nullus laudatur nisi in suo genere scribendi ad summam usque perfectionem uenerit.
En poésie cependant, nul ne reçoit d’éloges s’il ne parvient dans son genre littéraire jusqu’à la perfection suprême.
Vnde enim illud Horatii
De arte :
C’est pourquoi Horace dit dans l’Art poétique : « Mais être moyen n’a été permis aux poètes ni par le public, ni par les dieux, ni par les colonnes ».
Hoc est neque dii, neque homines, neque columnae in quibus solebant affigi poetarum scripta concedunt poetis esse mediocribus, imo necesse est ut summi sint aut a poetica professione abstineant.
C’est-à-dire que ni les dieux, ni les hommes, ni les colonnes sur lesquelles les écrits des poètes étaient habituellement affichés ne permettent aux poètes d’être moyens ; il est au contraire indispensable qu’ils soient excellents ou qu’ils se tiennent à l’écart de la profession de poète.
Hi ergo qui humilia scribunt ut quilibet speret se idem posse scribere, si tamen poetae appellari mereantur, necesse est ita oeconomiam in seriem et ordinem nectant ut uix aliquis, nisi peritissimus fuerit, eos imitari possit.
Ceux donc qui écrivent des choses humbles si bien que le premier venu espère pouvoir écrire la même chose, si toutefois ils méritent d’être appelés poètes, doivent impérativement ficeler la composition de leur œuvre avec ordre et méthode de telle sorte que presque personne, à moins d’être très expérimenté, ne puisse les imiter.
Et quod ibidem dicit Horatius :
C’est ce que dit Horace dans la même œuvre :
…,
« … si bien que tout le monde espère en faire autant, sue beaucoup et trime en vain en ayant les mêmes audaces, tant ont d'importance le choix et l'arrangement des termes ».
E contrario autem sunt qui spiritum et furorem poeticum habent, sed non carmine, immo soluta oratione eloquuntur sic tamen ut furore poetico accensi uideantur.
Il y en a au contraire qui ont le souffle et la fureur poétique mais parlent non en vers mais en prose de telle sorte toutefois qu’ils semblent embrasés par la fureur poétique.
Et hi potius uates et prophetae uocantur quam poetae, eo quod poetarum officium sit facere diuina carmina.
Et ces hommes sont appelés devins et prophètes plutôt que poètes parce que c’est le travail des poètes que de façonner des poèmes divins.
Inter quos frater Baptista
Mantuanus carmelita uir nostra tempestate facile doctissimus diuum
Augustinum connumerandum dicit pro eo sermone de epyphania
qui incipit « Post miraculum uirginei partus
Parmi eux, selon le frère Baptiste de Mantoue8, carmélite, l’homme sans peine le plus savant de notre époque, il faut compter le divin Augustin pour son sermon sur l’Epiphanie qui commence par "Après le miracle de l’enfantement de la Vierge", où Augustin dit les mots suivants :
« Tunc luna recedentibus astris per mediam caeli semitam pulchris aurea
motibus ibat, et iter suum radiis aperiens, patentes campos placidis
accessibus honestabat. Dum ergo roseae polum faces et noctem fulgurantia
astra discernunt, tunc insolitum morem extimuit. Pauit subito stellifer axis
et astra tremula famulantur ad cunas
« Alors la lune, tandis que les étoiles disparaissaient, avançait d’une course splendide sur un chemin au milieu du ciel, toute d’or, et ouvrant de ses rayons sa voie, embellissait les plaines découvertes de sa marche tranquille. Pendant donc que des torches roses marquaient le ciel et les étoiles éblouissantes la nuit, alors on eut peur de ce phénomène inhabituel. Soudain la voûte céleste fut frappée d’épouvante et les étoiles tremblantes s’inclinèrent devant le berceau ».
Huc usque Augustinus.
Voilà pour Augustin.
De quibus Mantuanus :
A ce sujet Spagnoli dit :
« Vides », inquit, « haec uerborum series quanta eloquentiae spuma luxuriet, quanto dicendi feratur impetu, quanto rutilet illustrata splendore. Quis neget hunc fuisse poeticum furorem ? Poterat tunc ueraciter de se dicere : ‘Est deus in nobis, agitante calescimus illo’ ». 10.
« Tu vois combien cet enchaînement de mots déborde d’une éloquence pleine d’écume, par quel immense élan oratoire il est porté et de quel puissant éclat il brille et est illuminé. Qui pourrait nier que c’est là la fureur poétique ? Il pouvait alors dire de lui sans se tromper : « Il y a un dieu en nous, quand il s’agite, nous nous échauffons ».
Haec ille.
Voilà ce qu’il dit.
Non semper ergo diuinus ille furor qui poetis datur carmine exprimitur.
Ce n’est donc pas toujours cette fureur divine conférée aux poètes qui s’exprime dans un poème.
Verum, ut dicit Horatius in Sermonibus, facile agnoscitur quod a poetico spiritu dictum est.11
Mais, comme le dit Horace dans ses Satires, on reconnaît sans peine ce qui a été dicté par le souffle poétique.
Nam licet ordo et compositio uersus destruatur, tamen inuenies in eo disiecti membra poetae12.
Car bien que l’ordre et la composition du vers soient déconstruits, tu y trouveras toutefois les éléments d’un poète dispersé.
Frequentissime autem euenit quod qui eum spiritum habuerunt carmine usi sint, ut patet de delphicis oraculis, quem Apollo qui a gentilibus pater et praeses poetarum dicitur, olim dabat in heroico carmine.
Or il est très souvent arrivé que ceux qui ont possédé ce souffle aient eu recours au vers, comme le montrent les oracles de Delphes qu’Apollon, qui est appelé par les païens père et prince des poètes, rendait jadis sous forme de poème héroïque.
Vnde Plinius in Naturali historia dicit heroicum carmen ab oraculis primo inuentum esse13.
C’est pourquoi Pline dit dans son Histoire naturelle que le poème héroïque a été à l’origine inventé par les oracles.
Vnde etiam Horatius in eodem libro De arte poetica :
C’est pourquoi Horace lui aussi dit dans son même Art poétique :
« … Les oracles étaient dits en vers, on montrait le chemin de la vie et obtenait la faveur des rois en respectant la mesure des Muses » ; et il dit encore : « que ne te fassent pas honte la Muse habile à la lyre et le chanteur Apollon ».
Item prophetiae et responsa Sybillarum etiam carmine dabantur, sicut plurima scripta Hebreorum prophetarum, unde canit Ecclesia.
De même, les prophéties et les réponses des Sibylles étaient aussi données en vers, tout comme de nombreux écrits des prophètes hébreux. C’est pourquoi l’Eglise chante.
Si non suis uatibus credant uel gentilibus sybillinis uersibus haec predicta, sunt ergo uates apud Iudeos qui carmina scripserunt.
Ces prédictions ont été faites en vers sybillins pour le cas où ils ne croiraient pas à leurs propres prophètes ou aux prophètes païens. Il y a donc chez les Juifs des prophètes qui ont écrit en vers.
Nam ut Beroaldus uir multo omnium doctissimus attestatur, prophetarum princeps Dauid psalterium suum numeris poeticis concinauit.
Car comme l’atteste Beroaldo, le plus savant de tous, David le roi des prophètes a composé son psautier avec des rythmes poétiques. 14
Quod, ut inquit Hieronimus, in morem Horatii Flacci et Pindari, nunc iambo pede currit, nunc alcaico uersu
personat, nunc saphico tumet, nunc semipede ingreditur.
Comme le dit Jérôme, à la manière d’Horace et de Pindare, tantôt il court en vers iambiques, tantôt il résonne en vers alcaïques, tantôt il se gonfle en saphiques, tantôt il avance en demi-pieds.
Item Esaye, Iob et Salomonis luculenta uolumina hexametris et pentametris uersibus, ut Iosephus et Origenes scribunt, apud Hebreos composita decurrunt.15
De même les brillants écrits d’Isaïe, de Job et de Salomon courent en hexamètres et en pentamètres, comme l’écrivent Flavius Josèphe et Origène, à travers les compositions hébraïques.
Quinetiam, ut Cassiodorus testatur, omnis poetica elocutio a diuinis scripturis sumpsit exordium.16
En outre, comme l’atteste Cassiodore, tout langage poétique tire son origine des divines Ecritures.
De Christianis autem certum est Paulinum Nolanae urbis episcopum Hieronimi contemporaneum et familiarem carmina poetica quae adhuc extant scripsisse similiter et Ambrosium Mediolanensem archiepiscopum hymnos tanquam ex Pindari optimi lyrici poetae officina profectos scripsisse.
Parmi les chrétiens, il est certain que Paulin, évêque de la ville de Nole, contemporaint et ami de Jérôme, a écrit des poèmes qu’on lit encore, et de même Ambroise, archevêque de Milan, a écrit des hymnes qui semblent sortis de l’atelier de l’excellent poète lyrique Pindare.
Similiter et Fortunatum elegiacos uersus et uenerabilem Bedam presbyterum de componendis uersibus libellum studiose composuisse.
De même Fortunat a composé des vers élégiaques et le prêtre Bède le Vénérable a composé un petit livre sur la versification 17.
Sed quid multa ?
Mais pourquoi continuer ?
Nonne leges, nonne decreta poetarum dictis tanquam ab oraculo prolatis fulciuntur ?
Est-ce que les lois, est-ce que les décrets ne reposent pas sur les paroles des poètes, proférées comme par un oracle ?
Nonne etiam Augustinus, Hieronymus et Lactantius, tria Christiani dogmatis lumina clarissima, scatent auctoritatibus poetarum ?
Augustin, Jérôme et Lactance, les trois lumières les plus éclatantes du dogme chrétien, ne fourmillent-ils pas de références aux poètes ?
Sed quid maius loquar, cum apostolus Paulus, uas electionis, tuba euangelii et sanctarum scripturarum armarium poetas studiose lectitasse uidetur ?
Mais pourquoi parler davantage puisque l’apôtre Paul, vase d’élection, trompette de l’évangile et coffre-fort des saintes Ecritures semble avoir lu avec beaucoup de soin les poètes ?
Qui ad Titum
scribens uersiculum usurpat Epimenidis poetae :
« Cretes semper mendaces male bestie uentres pigri
18
Ecrivant à Tite, il recourt à un vers du poète Epiménide : « Les Crétois sont toujours des menteurs, de méchantes bêtes, des ventres paresseux ». Dans ce passage, certains lisent cependant Cretenses et uentris pigri.
Et in alia epistola Menandri comoediarum principis carmen allegat :
Et dans une autre lettre il cite un vers de Ménandre, prince des comédies :
« Corrumpunt bonos mores confabulationes pessimae
20
« Les mauvaises conversations corrompent les bonnes mœurs ».
Et apud Athenienses in Areopago hoc est in Martis curia disputans Aratum poetam testem citat21.
Et devant les Athéniens sur l’Aréopage, c’est-à-dire dans la curie de Mars, il cite comme témoin dans le débat le poète Aratos.
Ex quibus omnibus patet diuinos plane uiros et diuino spiritu efflatos carmina ut plurimum edidisse et sanctissimos illis studuisse.
De tous ces exemples il ressort clairement que des hommes tout à fait divins et inspirés par l’Esprit Saint ont très souvent produit des poèmes et que des hommes très saints s’y sont intéressés.
Quocirca quamquam generaliter poetae dici possunt qui in solo artificio et apto decoro carminum praestant sine diuino illo furore et poetico figmento, item qui soluta oratione locuti sunt admiranda quodam poetico furore profecta, tamen specialiter uerus et perfectus poeta dicitur qui utrumque habet et sententiarum admirabilem dignitatem Spiritu Sancto cooperante compositam et orationis decentem maiestatem, quem quidem poetam in principio huius capituli descripsimus.
C’est pourquoi bien qu’en général puissent être appelés poètes ceux qui se distinguent par leur seul art et la seule convenance appropriée de leurs poèmes, sans cette fureur divine et la fiction poétique, bien que le même nom puisse être donné à ceux qui ont exprimé en prose des choses admirables, animés d’une certaine fureur poétique, dans des cas particuliers toutefois est appelé poète véritable et parfait celui possède les deux qualités, à la fois la dignité admirable des pensées avec l’aide de l’Esprit Saint et la majesté décente du discours. Tel est le poète que nous avons décrit au début de ce chapitre.
Ad quam descriptionem nunc reuertor.
J’en reviens maintenant à cette définition.
Dixi itaque quod poeta is proprie dicitur qui excellenti ingenio est praeditus.
J’ai ainsi affirmé qu’est appelé à juste titre poète celui qui est doué d’un génie exceptionnel.
Requiritur enim in primis quod poeta habeat perspicax ingenium, hoc <est> excellentes uires sibi a natura ingenitas ad admirandas et nouas res inueniendas et ad inuentas debite exprimendas conuenientes.
En effet il faut avant tout que le poète possède un génie pénétrant, c’est-à-dire des forces exceptionnelles que la nature a fait naître en lui pour qu’il découvre des choses nouvelles et admirables et pour qu’après les avoir découvertes, il les exprime comme il convient.
Ideoque uulgo dicitur quod poeta nascitur et orator fit, hoc est quod poeta beneficio solius naturae et ingenii sine doctore aut magistro perfectus esse potest, eo quod spiritum poeticum et excellentiam in rebus excogitandis non a doctore sed a Deo et eius ministrice natura recipiat.
C’est pour cette raison qu’on dit communément qu’on naît poète et qu’on devient orateur, c’est-à-dire qu’on peut être un poète accompli grâce au bienfait de la seule nature et de son seul génie, sans professeur ni maître parce qu’on reçoit le souffle poétique et l’excellence dans la conception des choses non pas d’un professeur, mais de Dieu et de la nature, son auxiliaire.
Cui opinioni uidentur consensisse antiquissimi et summi poetae, Hesiodus apud Graecos et Ennius apud Romanos.
Cette opinion semble avoir été approuvée par les plus anciens et plus grands poètes, Hésiode chez les Grecs et Ennius chez les Romains.
Nam Hesiodus dicit se non labore et studio poeticam artem acquisiuisse, sed cum oues suas iuxta Ascram ageret, quodam tempore a Musis fonte quem caballinum uocant potum ; unde statim poeta prodiit.22
Car Hésiode dit qu’il n’a pas acquis l’art de la poésie par le travail et l’étude, mais en menant ses brebis boire un jour à proximité d’Ascra, à la fontaine appelée source du cheval, consacrée aux Muses 23 ; et il en ressortit aussitôt poète.
Et Ennius dicit se somniasse in monte Parnaso quod animum Homeri in se susciperet24.
Et Ennius dit qu’il rêva sur le mont Parnasse qu’il recevait en lui l’âme d’Homère.
Quo suscepto statim poeta euasit.
La recevoir fit aussitôt de lui un poète.
Quam rem sibi non euenisse dicit Persius in principio operis sui sic :
Mais Perse dit au début de son œuvre qu’une telle chose ne lui est pas arrivée :
« Je n’ai pas baigné mes lèvres à la source Hippocrène, je ne me souviens pas avoir rêvé sur le Parnasse au double sommet au point de me retrouver aussitôt poète ».
Addo « diuino furore concitus », hoc est quando poetica carmina facere uelit, rapiatur a diuino furore, hoc est, ut dicit Horatius, quod mens sit ipsi diuinior quam aliis hominibus.25
J’ajoute « animé d’une fureur divine », c’est-à-dire que quand il veut composer des vers poétiques, il est saisi d’une fureur divine, c’est-à-dire, comme le dit Horace, qu’il possède un esprit plus divin que les autres hommes.
Ideoque perfectissimi poetae de quibus nunc loquor, quando poeticum opus facere proposuerunt, inuocabant semper Musas et scientiarum inuentrices, hoc est spiritum diuinum sine quo id perficere non possent.
C’est pourquoi les poètes les plus accomplis dont je parle maintenant, quand ils avaient comme projet de façonner une œuvre poétique, invoquaient toujours les Muses qui ont inventé les sciences, c’est-à-dire l’esprit divin sans lequel ils n’auraient pas pu accomplir cela.
Tam[en] enim necessario requiritur poeticus furor, ut Plato et Democritus dicere soleant quod frustra poeticas fores pulset qui compos est sui26, hoc est quod frustra ad poeticas fores acccedit ut poeta fiat cuius animus non est a diuino furore captus.
En effet la fureur poétique est à ce point une condition nécessaire que Platon et Démocrite ont coutume de dire que frapperait en vain aux portes de la poésie celui qui est maître de lui-même, c’est-à-dire qu’arrive en vain aux portes de la poésie pour devenir poète celui dont l’esprit n’a pas été saisi d’une fureur divine.
Vnde est illud horatianum in libro de arte poetica sepe allegato in quo irridet quosdam stultos qui se poetas dicunt sic dicens :
D’où cette affirmation d’Horace dans l’Art poétique, ouvrage souvent cité : il y moque certains imbéciles qui se disent poète quand il dit :
Parce que Démocrite considère le génie comme plus favorisé par la fortune que l’art et ses misères et qu’il exclut de l’Hélicon les poètes sensés, une bonne partie d’entre eux ne se soucient pas de soigner leurs ongles et leur barbe, cherchent des lieux retirés et évitent les bains. En effet on obtiendra le précieux nom de poète si on ne confie jamais au coiffeur Licinus une tête que les trois Anticyre auraient peine à guérir 27.
Quia, inquit, Democritus philosophus credit ad hoc, ut quis sit poeta, ingenium esse fortunatius arte, hoc est plus facere quam artem quae per studium acquiritur et quia idem excludit ab Helicone monte poetis sacro, hoc est a consortio poetarum, omnes uiros sanae mentis.
Parce que, dit-il, le philosophe Démocrite croit en outre que pour que quelqu’un soit poète, le génie est un meilleur atout que l’art, c’est-à-dire que le génie fait plus que l’art qui s’acquiert par le travail et parce que le même auteur exclut de la montagne de l’Hélicon consacrée aux poètes, c’est-à-dire de la communauté des poètes, tous les hommes sains d’esprit.
Multi, dicit, hodiernis temporibus simulant se stultos et insanire.
Selon lui beaucoup de gens à notre époque font semblant d’être fous et de délirer.
Putant enim nomen et laudem poetae se merituros si non raserint caput suum, quod tam freneticum et furibundum habent ut non possit purgari, si totum helleborum quod crescat in tribus Anticyris haberent, cum tamen helleborum quod in una insula Anticyra dicta nascitur aptissimum sit ad superfluos humores qui furorem et insaniam faciunt excitandos.
En effet ils pensent qu’ils mériteront le nom et la gloire du poète s’ils ne rasent pas leur tête qu’ils ont si frénétique et furibonde qu’on ne peut la soigner, s’ils prennent tout l’hellébore qui pousse dans les trois Anticyre, bien que l’hellébore qui prend racine dans une seule île appelée Anticyre ait pleinement la capacité d’éveiller les humeurs excessives qui produisent la fureur et la folie.
Quibus uerbis non uult Horatius quod ad poetam non requiratur poeticus furor, sed uult quod stulti sunt qui putant se poetas quando ex defectu rationis aut ex leuitate morum insaniunt.
Par ces mots Horace ne veut pas dire que la fureur poétique n’est pas indispensable au poète, mais il veut dire que sont stupides ceux qui pensent être poètes quand ils délirent par manque de raison ou par faiblesse de caractère.
Non enim poeticus furor humana industria acquiritur, sed a Spiritu Sancto tunc datur quando homo totus raptus est et Deus ab eo susceptus rationem humanam comprimit, ut uerius a Deo quam ab homine dictum uideatur.
En effet la fureur poétique ne s’acquiert par un effort humain, mais elle est conférée par l’Esprit Saint quand l’homme tout entier est saisi et que Dieu soutenu par l’Esprit arrête la raison humaine au point qu’on pourrait la dire davantage d’origine divine qu’humaine.
Ideoque antiqui poetae iuxta lectum suum ceratos parietes et stilum habuerunt ut quotiens spiritum illum poeticum haberent, recenter scriberent, quod etiam ipsi qui composuerant et scripserant admirabantur et uix intelligebant.
C’est pourquoi les poètes anciens avaient près de leur lit des tablettes de cire et un poinçon afin que, chaque fois qu’ils possédaient cet esprit poétique, ils écrivent aussitôt des choses qu’eux-mêmes qui les avaient composées et écrites admiraient et comprenaient à peine.
Et sine poetico furore nemo poeta est.
Et sans la fureur poétique personne n’est poète.
Ideo a poetis dictare poetica carmina
insanire dicitur ut in Virgilio in carmine
bucolico : « Insanire libet quoniam
C’est pour cette raison que les poètes disent que composer des vers, c’est délirer, comme chez Virgile dans les Bucoliques : « Puisque tu te plais à délirer… »
Et de Sibylla tertio Aeneidos : « Insanam uatem aspicies
Et à propos de la Sibylle au chant III de l’Enéide : « Tu apercevras une prophétesse en délire… »
Ideo autem prophetantes insanire debent qui, si sanae mentis essent, non a Deo sed ab homine dictum putarentur.
C’est donc pour cette raison que les prophètes doivent délirer : s’ils avaient l’esprit sain, on penserait que ce n’est pas Dieu mais un homme qui l’a dit.
Et propterea non habebatur fides prophetis nisi raptis illo furore.
Et c’est pourquoi on ne croyait pas les prophètes s’ils n’étaient pas ravis par cette fureur.
Scias tamen prophetas saepe esse interpretes atque nuntios eorum quae Deus ipsis dixerit.
Sache cependant que souvent les prophètes sont des interprètes et des messagers des choses que Dieu leur a dites.
Et tunc non debent furere sed solum quando Spiritus Sanctus per os eorum loquitur.
Et alors ils ne doivent pas être fous mais seulement quand l’Esprit Saint parle par leur bouche.
« Aliud enim » (inquit Hieronimus) « est esse uatem, aliud interpretem.
Ibi », id est in uate,« Spiritus uentura
praedicit, hic eruditio et uerborum copia ea quae intelligit
transfert ».
« En effet c’est une chose », dit Jérôme, « que d’être un prophète, c’en est une autre d’être un interprète. Dans un cas », c’est-à-dire chez le prophète, « l’Esprit prédit l’avenit, dans l’autre son savoir et son abondance oratoire traduisent ce qu’il comprend ».
Haec ille.
Voilà ce qu’il dit.
Et quod Spiritus ille mentem capiat et
insanire quodammodo faciat, patet etiam primo Regum XIX, ubi de Saule
dicitur quod postquam Spiritum prophetae receperat, « expoliauit etiam se uestimentis suis et prophetauit cum ceteris coram
Samuel, et cecinit nudus tota die illa et nocte etc. »
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Et que l’Esprit se saisisse de l’âme et fasse en quelque sorte délirer, est une chose évidente aussi dans le premier livre des Rois, chapitre XIX, quand il est dit à propos de Saul qu’après avoir reçu l’Esprit des prophètes, « il se dépouilla de ses vêtements, prophétisa avec tous les autres devant Samuel et chanta nu ce jour et cette nuit-là ».
Quod certe diuini furoris indicium fuit.
C’est assurément un signe de la fureur divine.
Quo quidem furore apostoli rapti uideri
potuerunt, dum, ut habetur Actuum II, « irridentes [eos] dicebant quia musto pleni sunt isti
C’est par cette fureur que les apôtres ont pu sembler être ravis quand, comme on le rapporte au chapitre II des Actes, « ils disaient en se moquant d’eux qu’ils étaient pleins de vin doux ».
Verum ut ad poetas reuertar, Virgilius de hac causa sexto Aeneidos dicit Sibyllam, dum Aeneae responsa daret, etiam inuitam a deo possessam, sic quod furere tota uidebatur.
Mais pour en revenir aux poètes, Virgile à ce propos dit au chant VI de l’Enéide que la Sibylle, en donnant des réponses à Enée, était possédée par la divinité, même malgré elle, au point qu’elle semble être complètement folle.
Verba eius sunt :
Voici ses mots : « On était arrivé au seuil, lorsque la vierge déclara : ‘C'est le moment d’interroger les destins ; le dieu, voici le dieu !’ Pendant qu’elle parlait ainsi devant les portes, subitement ses traits et son teint se décomposent, ses cheveux se dénouent ; mais sa poitrine se fait haletante, son coeur sauvage se gonfle de rage, et elle apparaît plus grande ; sa voix n'est plus d'une mortelle, quand l’atteint le souffle puissant du dieu maintenant tout proche ».
Et paulo post :
Et un peu plus loin : « Mais, dans son antre, ne subissant pas encore de Phébus l’immense emprise, la prêtresse s’agite, comme si elle pouvait secouer de sa poitrine le grand dieu, qui de plus belle harcèle sa bouche écumante, dompte son cœur farouche, et la maîtrise en la pressant ».
Ex quibus omnibus satis habetur prophetam, quando futura praedicit, a Spiritu excitari, similiter et diuinum poetam, quando grauissima et plenissima carmina quibus delphica quaedam et oraculo digna sensa continentur ingenti ore effundit, diuino quodam furore supra se rapi et Deo proximum fieri.
De tout cela on déduit aisément que le prophète, quand il prédit l’avenir, est stimulé par l’Esprit et que de la même manière le poète divin, quand il répand de sa bouche immense des chants très puissants et très riches qui contiennent des pensées pour ainsi dire delphiques et dignes d’un oracle, est ravi au-dessus de lui-même par une sorte de fureur divine et se rapproche au plus près de Dieu.
Sed quia de furore loquimur, sciendum est, ut supra diximus, quod duplex est furor : malus et bonus.
Mais puisque nous parlons de la fureur, il faut savoir, comme nous l’avons dit plus haut, que la fureur est double : mauvaise et bonne.
Malus is est qui ex humorum perturbatione aut ex nimio immoderato circa quamuis rem studio nascitur et hominem in insaniam trahit.
Est mauvaise celle qui naît de la perturbation des humeurs ou d’un goût excessif, immodéré pour quelque chose et qui entraîne l’homme vers la folie.
Bonus autem furor qui diuinitus infuditur, is est qui hominem supra hominem erigit et Deo proximum dum illo efflatur reddit.
Est une bonne fureur celle qui est répandue par une inspiration divine, c’est-à-dire celle qui élève l’homme au-dessus de l’homme et le rapproche de Dieu lorsqu’il la lui insuffle.
Quapropter apud Platonem quattuor diuini furoris species ponuntur30, quas ne longus nimis fiam sic habeto.
C’est pourquoi chez Platon sont définies quatre espèces de fureur divine. Pour ne pas être trop long sur le sujet, voici ce qu’il faut en savoir.
Primus est in amore atque pulchritudine, secundus in deuotione ac mysterio, tertius in harmonia et poesi, quartus in uaticinio et prophetia.
La première espèce se trouve dans l’amour et la beauté, la seconde dans la dévotion et le mystère, la troisième dans l’harmonie et la poésie, la quatrième dans la divination et la prophétie.
His autem quattuor furoribus bonis alii quattuor qui hos falso imitantur opponuntur.
A ces quatre bonnes fureurs s’opposent quatre autres fureurs qui imitent les premières de manière fausse.
Nam quotiens ex uisibilium decore atque pulchritudine rapimur ad contemplandam diuinam pulchritudinem Eius qui haec omnia fecit, incendimur quodam igni amoris atque desiderii, ita spiritus noster corporis huius carcere euolasse uidetur atque Illi adhaerere Qui omnium pulcherrimus est, cum Quo dum animus uersatur omnes corporei sensus occlusi sunt, ita ut furere et insanire uideamur.
Car chaque fois que nous sommes transportés de l’éclat et de la beauté des choses visibles vers la contemplation de la beauté divine de celui qui a fait toute chose, nous sommes enflammés pour ainsi dire du feu de l’amour et du désir, notre esprit semble s’envoler de la prison de ce corps d’ici-bas et rejoindre Celui Qui est le plus beau de tous et avec Qui tous les sens du corps sont enfermés, quand notre âme est avec Lui, si bien que nous semblons être fous furieux et délirer.
Quem quidem furorem pauci atque adeo perfectissimi in terris percipiunt.
Mais cette fureur, peu de gens la perçoivent, et seulement les plus parfaits sur terre.
Huic amori, qui ex uisibilium pulchritudine ad inuisibilem Dei decorem desiderandum nos ducit, impedimento est amor libidinosus et lubricus quo rerum, quae oculis cernuntur, pulchritudine amandi continemur nec ultra consurgimus.
A cet amour qui nous conduit de la beauté des choses visibles au désir de l’éclat invisible de Dieu fait obstacle l’amour sensuel et lascif par lequel nous sommes réduits à aimer la beauté des choses qui sont vues par les yeux, sans nous élever plus haut.
Et is profecto manifestus furor est.
Et il s’agit assurément d’une fureur manifeste.
Vnde dicitur in secunda comoedia
Terentii : «
C’est pourquoi Térence dit dans sa deuxième comédie : « Maître, une chose qui en soi ne comporte ni raison ni mesure, aucune, tu ne peux pas la régler par la raison ».
Quanta autem mala ex furore inepti amoris oriantur, nemo nescit.
Quels grands maux découlent de la fureur de l’amour inapproprié, personne ne l’ignore.
Quantum uero dulcedinis, quantum boni
in illo diuino amore est, nemo scit nisi paucissimus quisque qui illo furore raptus
fuerit, qualiter uirgo Maria quando ait : « Et exultauit spiritus meus in Deo salutari meo
Mais quelle grande douceur, quel grand bien résident dans cet amour divin, personne ne le sait sauf le très petit nombre de ceux qui ont été ravis par cette fureur comme la Vierge Marie quand elle dit : « Et mon esprit a exulté en Dieu mon sauveur ».
Secundus amor huic similis est qui illis datur qui in Dei mysterio ita attenti sunt ut supra se quoque rapiantur atque caelestia dumtaxat contemplentur ita ut terrenorum omnium immemores sint.
Le second amour, semblable à ce dernier, est celui qui est donné à ceux qui sont tellement plongés dans le mystère de Dieu qu’ils sont aussi ravis au-delà d’eux-mêmes et contemplent seulement les choses célestes au point d’oublier toutes les choses terrestres.
Quo quidem furore Maria Magdalena rapta fuit dum immemor pristinae pompae suae prostrauit se ad pedes Domini quos lacrimis suis irrigatos capillis tersit, item quando in deserto ab angelis exalta, humano non eguit alimento.
C’est bien de cette fureur que Marie Madeleine fut prise quand, oubliant son ostentation passée, elle se prosterna aux pieds du Seigneur qu’elle baigna de ses larmes et essuya de ses cheveux, de même quand dans le désert elle fut élevée par les anges, elle n’eut pas besoin d’aliment humain.
Hoc etiam furore tactus erat diuus Franciscus dum omnium minimum se gereret et tam ardenter Christi uulnera meditaretur ut eorum stigmata suo ipsius corpori infigeret.
C’est aussi de cette fureur que fut touché saint François quand il se comportait comme le plus petit de tous et méditait les plaies du Christ avec tant d’ardeur qu’il en imprima les stigmates sur son propre corps.
Huic autem sanctae religionis et deuotionis furori obest superstitio quae est uana religio quae est saepe in hominibus ex antiquitate delirantibus.
Mais à cette fureur de la sainte religion et de la devotion s’oppose la superstition qui est une religion trompeuse qu’on rencontre souvent chez les gens qui délirent depuis l’Antiquité.
Quinetiam ex nimia deuotione interdum homines in corporis insaniam uertuntur ; quocirca canone cautum est ut regulata sit deuotio.
En outre les hommes parfois passent d’une dévotion excessive à une folie du corps ; c’est pourquoi le droit canon a veillé à ce que la dévotion soit encadrée.
Tertius furor qui in harmonia est generatur in nobis quotiens ex concentu et composita sonoritate modulorum quos hic auribus percipimus trahimur desiderio caelestis harmoniae quae in motu caelestium sphaerarum Platonici dicunt sic quod omnes corporeorum sensuum uires quasi uinctae uidentur nosque toto spiritu ad eam musicam et melodiam percipiendam anhelamus in morem amentium et insanientium.
La troisième fureur qui se trouve dans l’harmonie est produite en nous chaque fois qu’à partir de l’accord et de la sonorité concertée des mesures (rythmiques) que nous percevons ici-bas par les oreilles, nous sommes saisis par le désir de l’harmonie céleste qui selon les platoniciens se trouve dans le mouvement des sphères célestes de telle sorte que toutes les énergies des sens corporels semblent comme entravées et que nous avons tout notre souffle coupé pour percevoir cette musique et cette mélodie, à la manière des égarés et des fous.
Et is furor est qui diuinis poetis datur qui perfecto concentu numerorum uersus altisonos rapti in spiritu edunt.
Et c’est cette fureur qui est donnée aux poètes divins qui par un accord parfait des nombres produisent des vers sublimes en étant ravis spirituellement.
Huic autem est contrarius leuis ille et inanis cantus quem solis auribus percipimus.
Mais il existe une fureur contraire à celle-là qui consiste en un chant léger et vain que nous percevons seulement par les oreilles.
Quartus furor qui in uaticinio consistit satis ex superioribus manifestus est.
La quatrième fureur qui consiste dans la divination se déduit assez clairement de ce qui précède.
Illi autem contra ponuntur sapientia et sagacitas.
On lui oppose la sagesse et la sagacité.
Nam si futura praedicimus diuino spiritu concitati a quo, ut dixi supra, nos rapimur et furore sacro incendimur, iam uaticinium et prophetiam facimus.
Car si nous prédisons l’avenir en étant mus par l’esprit divin qui, comme je l’ai dit plus haut, nous ravit et nous fait brûler d’une fureur sacrée, nous faisons alors une divination et une prophétie.
Quod si factura quae sunt quadam sagacitate prospicimus, prouidentia dicitur, non uaticinium.
Mais si nous prévoyons ce qui va se passer grâce à une forme de sagacité, on parle de prévoyance et non de divination.
Similiter si aut coniecturis aut signis naturalibus, ut astris, auibus, elementis aut aliis quibusuis futura praedicimus, non tamen prophetae erimus quia ea ratione, non furore concipimus.
De même si nous prédisons l’avenir à partir soit de conjectures, soit de signes naurels comme les astres, les oiseaux ou les éléments ou n’importe quels autres, nous ne serons pas des prophètes parce que nous concevons ces choses au moyen de la raison et non d’une fureur.
Sed haec satis de furore ut uero ad poetam reuertar.
Mais en voilà assez sur la fureur ; j’en reviens maintenant au poète.
Scies quod uerus poeta et musico furore qui in harmoniis est rapitur ; quocircirca Musae poetis praesunt.
Tu sauras que le vrai poète est aussi ravi par la fureur musicale qui se trouve dans les harmonies ; c’est pourquoi les Muses commandent aux poètes.
Nam et poetae ipsarum sacerdotes sunt.
Car les poètes aussi sont des prêtres à leur service.
Vnde Virgilius in Georgicorum libro
secundo : «
C’est pourquoi Virgile au livre II des Géorgiques : « Que d'abord les Muses, plus douces que toute chose, dont je porte les insignes, frappé au cœur d’un immense amour pour elles, m’accueillent et me montrent les routes du ciel et les constellations »
Interdum furore qui in uaticinio est ; nam saepe uates, id est propheta, nuncupatur.
Il est parfois en proie à la fureur qui se trouve dans la divination ; car il est souvent appelé devin (uates), c’est-à-dire prophète.
Quocirca in tutela Apollinis est qui utrique praeponitur, et uaticinio et harmoniae.
C’est pourquoi il se trouve sous la protection d’Apollon parce qu’il est préposé à la fois à la divination et à l’harmonie.
Nam, ut dicit Virgilius, « in medio residens complectitur omnia Phoebus
Car, comme le dit Virgile, « demeurant au milieu, Phébus embrasse tout ».
Quicquid, inquit, particulatim Musae inuenerunt et continent, hoc Apollo seu Phoebus, qui in earum medio residet, complectitur.
Tout ce que, dit-il, les Muses ont inventé chacune en particulier et tout ce qu’elles contiennent, Apollon ou Phébus, qui demeure au milieu d’elles, l’embrasse.
Quare autem in medio Musarum ponitur, poteris secundum Platonicos respondere qui Musas in orbibus caelestibus posuerunt.
A la question de savoir pourquoi il est placé au milieu des Muses, tu pourras répondre en suivant les platoniciens qui ont placé les Muses dans les sphères célestes.
Dicunt enim, ut auctor est Macrobius, « singulis orbibus » « singulas (…) sirenas »
Il disent en effet, comme en témoigne Macrobe, que « chaque sirène », c’est-à-dire chaque musicienne du dieu, préside « à une sphère différente ».
Inter planetarum autem orbes medius est solis ; sunt et aliae rationes quae ad hunc locum non pertinent.
Et au milieu des sphères des planètes se tient le soleil ; et il y a aussi d’autres arguments qui ne concernent pas notre sujet.
Item quia poetae sacerdotes sunt, ut paulo post latius dicam, sacerdotes autem sacris et mysticis praesunt quibus Bacchus dux est.
De même comme les poètes sont des prêtres, idée que je vais développer dans un instant, ils président comme prêtres les cérémonies mystiques dont Bacchus est le chef.
Ideo etiam in tutela Bacchi reponuntur.
C’est pourquoi ils sont aussi placés sous la tutelle de Bacchus.
Nam et ueri poetae nunquam religionis expertes fuerunt.
Car les vrais poètes eux aussi n’ont jamais été étrangers à la religion.
Quin ipsi fuerunt qui diuina officia instituerunt et hymnos et cantica in Dei laudem concinuerunt.
Il y en eut même qui instituèrent des offices divins et chantèrent des hymnes et des cantiques à la gloire de Dieu.
Quocirca et mystico furore poetam semper concitari certissimum.
C’est pouquoi le fait que le poète soit toujours agité aussi par une fureur mystique est absolument certain.
Et si tris diuinos illos furores poetis dederis, scio quod primum qui in amore est non negaueris.
Et si on accorde au poètes ces trois fureurs divines, je sais qu’on ne lui refusera pas la première qui se trouve dans l’amour.
Si enim poeta ingenio et scientia ceteris praestare debet, certum est quod eorum quae uidet perfectius quam ceteri pulchritudinem discernit.
En effet si le poète doit surpasser tous les autres par son talent et son savoir, il est certain qu’il aperçoit la beauté des choses qu’il voit de manière plus parfaite que le reste des hommes.
Quanto autem quid intensius noscitur, eo uehementius amatur.
Plus on connaît intensément, plus on aime passionnément.
Nam ut uulgo dicitur, oportet prius noscere quam amare.
Car comme on dit couramment, il faut connaître avant d’aimer.
Quia ergo omnem rerum pulchritudinem poeta perfectissime noscit, amat.
Donc comme le poète connaît toute la beauté des choses de manière tout à fait parfaite, il aime.
Hinc euenit quod saepe etiam humano amori inseruit.
De là vient que souvent il est mêlé à l’amour humain.
Verumtamen quia poeta harmoniae numeros quibus deus secundum Platonicos et caeli et hominum compaginem composuit, latissime perspicit.
Cependant c’est aussi parce que le poète possède une perception très large des rythmes de l’harmonie grâce auxquels Dieu selon les platoniciens a réalisé l’assemblage du ciel et celui des hommes.
Nam ad eorum similitudinem uersus suos modulatur.
Car c’est à leur ressemblance qu’il module ses vers.
Deinde quia diuino spiritui, quo ad futura praedicenda saepe concitatur, familiare praebet pectoris sui habitaculum.
Ensuite c’est parce qu’il offre la demeure familière de son cœur à l’Esprit divin qui l’excite souvent à prédire l’avenir.
Et tertio quia religionis et sacrificiorum maxime peritus esse debet, ut qui Dei sacerdos est et officiorum scriptor.
Et troisièmement, c’est parce qu’il doit être très expérimenté en matière de religion et de sacrifices en tant que prêtre de Dieu et rédacteur des devoirs de sa charge.
Hinc est quod pulchritudinis, scientiae et bonitatis diuinae perfectissimus cognitor et scrutator esse debet et per consequens etiam amator ingens usque adeo ut prae diuino amore furere quandoque uideatur.
De là vient qu’il doit être le plus parfait connaisseur et explorateur de la beauté, de la science et de la bonté divines et par conséquent aussi être tellement pris par l’amour qu’il semble parfois délirer sous l’effet de l’amour divin.
Vnde illud quod dixit Virgilius in primo Georgicorum : « quarum sacra fero ingenti perculsus amore
D’où ce vers de Virgile dans le premier livre des Géorgiques : « et je porte leurs insignes sacrés, frappé d’un immense amour (pour elles) »
Si ergo quattuor illi diuini furores poetae conceduntur, recte dicimus quod poeta est diuino furore concitus maxime propter uaticinandi furorem et quia concentu in furorem excitatur propter harmoniam cuius poesis principalis pars est.
Si donc on accorde ces quatre fureurs divines au poète, nous affirmons avec raison que le poète est animé d’une fureur divine surtout en raison de la fureur divinatoire et parce que c’est un accord qui l’amène à la fureur en raison de l’harmonie dont la part principale est la poésie.
Quo quidem furore raptus habet, ut
dicit Flaccus, « os magna sonaturum
C’est parce qu’il est ravi par cette fureur qu’il possède, comme le dit Horace, « une bouche faite pour les hauts accents ».
Ideo subieci et altiora atque diuiniora quam quae a solo humano ingenio excogitari posse uideantur, eleganti conscribens carmine etc.
C’est pour cette raison que j’ai ajouté que des choses plus élevées et plus divines que celles qu’un esprit humain peut en apparence concevoir, il les écrit en un élégant poème etc. 34
Quia licet omnis uerus poeta diuino furore concitetur, non tamen continuo sequitur quod omnis poeta aeque elegans atque disertus sit.
Car bien que tout véritable poète soit animé d’une fureur divine, il ne s’ensuit pas toujours que tout poète soit aussi élégant et éloquent.
Spiritus enim ille diuinus poetis sensum, non uerba infundit, ideoque ut quisque in dicendo studio et arte factus sit eruditissimus, ita doctissime locutus est.
En effet l’Esprit divin insuffle aux poètes les idées, non les mots, et pour cette raison plus on devient grâce à l’étude et la technique formé à l’art de parler, plus on parle habilement.
Quamobrem Hieronymus in prologo Hieremie
dicit : « Hieremias sermone quidem apud Hebreos Esayae et Oseae et quibusdam aliis
prophetis uidetur esse inscitior, sed sensibus par est, quippe qui eodem
spiritu prophetauerit. Porro simplicitas eloquii de loco et in quo natus est
accidit
C’est pourquoi Jérôme dans le prologue du livre de Jérémie dit : « Jérémie par son style semble être plus maladroit auprès des Hébreux qu’Isaïe, Osée et certains autres prophètes, mais il les égale par ses idées parce qu’il a fait des prophéties sous l’action du même Esprit. Assurément la simplicité de son éloquence découle du lieu dans lequel il est né.
Haec ille.
Voilà ce qu’il dit.
Recte ergo Horatius dicit ad poetam perfectum requiri studium et eruditionem.35
C’est donc à juste titre qu’Horace dit que l’étude et la formation sont requis pour produire un poète accompli.
Nunc ergo, ut tandem finem faciamus, ad ultimam particulam ueniamus qua, ut dicitur, poeta ad diuinum artificium proxime accedit.
Maintenant, pour clore enfin notre exposé, venons-en au dernier point : le poète, dit-on, approche de très près l’œuvre divine.
Ad quam declarandam non indignum puto quedam Dei artificia sub oculos nostros referre.
Pour le montrer clairement, il ne me semble pas inopportun de présenter à notre examen quelques-unes des œuvres de Dieu.
Quorum illud primum quod solus Deus omnipotens omnia et uisibilia et inuisibilia ex nihilo creauit.
Première de ces œuvres : seul Dieu tout-puissant a créé à partir du néant toutes les choses visibles et invisibles.
Secundum quod in admiranda totius uniuersi machina nihil est quod non quadret atque cum aliis praesentibus consentiat et numeri, ponderis et mensurae rationem contineat.
Deuxième œuvre : quand on contemple le mécanisme de l’univers tout entier, on ne trouve rien qui ne corresponde ni ne s’accorde aux autres éléments présents, qui ne renferme le nombre, le poids, la mesure justes.
Tertium quod in tanta rerum multitudine atque uarietate, nihil sit quod non suum usum suamque pulchritudinem habeat ; cui addi potest tam iusta atque ordinata rerum temporumque uicissitudo.
Troisième œuvre : au milieu d’un si grand nombre et d’une si grande variété de choses, il n’est rien qui n’ait son usage et sa beauté propres ; on peut y ajouter la succession si juste et si ordonnée des choses et des saisons.
Quartum quod solus Deus animam peccato mortuam ad uitam per gratiae largitionem uocare potest ; qua in re diuus Augustinus non putauit minus esse miraculi quam in mundi ex nihilo creatione.
Quatrième œuvre : seul Dieu, par le don de la grâce, peut rappeler à la vie l’âme morte à cause du péché ; en quoi saint Augustin a pensé qu’il ne s’agissait pas moins d’un miracle que lors de la création du monde à partir du néant.
In mundo enim creando nihil erat
resistentiae cum nulla esset praeiacens materia ; in anima autem peccatrice
iustificanda saepe resistit mala uoluntas nostra, quia certum est, ut idem dicit,
quod « Qui fecit te sine te, non saluabit [te] sine te
En effet, lors de la création du monde, il n’y avait aucune résistance puisqu’il n’y avait aucune matière pré-existante ; mais dans la justification de l’âme pécheresse, notre volonté mauvaise résiste souvent, parce qu’il est certain que, comme le dit le même auteur, « Celui qui t’a fait sans toi ne te sauvera pas sans toi ».
Quintum quod solus Deus quae nobis incerta atque contingentia sunt, Sua prouidentia certa discernit et certe futura esse praedicere potest.
Cinquième œuvre : seul Dieu discerne avec certitude grâce à Sa providence ce qui pour nous est incertain et contingent et peut prédire avec certitude que cela arrivera.
Sextum quod solus Deus bene sancteque uiuentibus mercedem condignam et aeternam uitam retribuere potest.
Sixième œuvre : seul Dieu peut récompenser d’un salaire tout à fait digne et de la vie éternelle ceux qui vivent bien et saintement.
Qualia quidem officia diligentissimus quisque in Deo multo plura inueniet.
Assurément à propos des œuvres de ce genre, n’importe quelle personne attentive découvrira qu’elles sont bien plus nombreuses quand il s’agit de Dieu.
Sed nos ea posuimus poeta ad quae prime accedit.
Mais nous avons exposé celles dont le poète s’approche surtout.
Vnde quod tum ad primum artificium pertinet, scies quod sicut Deus omnia ex nihilo creauit, ita poetae maxime comici, ex argumento hoc est materia rei non gestae, sed quod geri potuit, opus suum tam subtiliter construunt ut quicumque ipsum legerit, rem gestam et non fictam continere putet.
C’est pourquoi, en ce qui concerne la première œuvre, il faut savoir que, de même que Dieu a tout créé à partir du néant, les poètes, surtout les poètes comiques, construisent leur œuvre en prenant comme matière non un événement qui s’est déroulé, mais un événement qui aurait pu se dérouler, et cela avec tant de finesse que n’importe quel lecteur pense qu’il s’agit d’un événement réel et non fictif.
Quinetiam perfectissimi poetae qui in altissimo stilo uersantur, ut heroici et tragici, saepe fabulas tam artificiose componunt ut quod neque factum est neque fieri potest sine ullo mendacio factum esse dicere uideantur.
En outre, les poètes les plus accomplis qui pratiquent le style le plus élevé, héroïque ou tragique par exemple, composent souvent leurs récits avec tant d’art qu’ils semblent dire sans mensonge ce qui n’a pas eu lieu ni ne peut avoir lieu.
Sed ut de hac re etiam aliquid dicam, scies ut innuit Cicero in primo rhetoricorum ad Herennium quod narrationum quae in negotiis sunt, triplex est materia.
Mais pour dire encore quelque chose à ce sujet, il faut savoir que Cicéron affirme dans le premier livre de la Rhétorique à Hérennius que la matière des narrations qu’on rencontre dans les procès, est triple.
Aut enim historia contexitur, aut argumentum componitur, aut fabula fingitur.
En effet, soit on tisse une histoire, soit on compose un récit vraisemblable, soit on invente un récit mythologique.
« Historia », inquit, « est res gesta sed ab aetatis nostrae memoria
remota. Argumentum est ficta res quae tamen fieri potuit, uelut argumenta
comoediarum. Fabula est quae neque ueras neque uerisimiles continet res, ut
hae quae a tragoediis traditae sunt ».
« L’histoire est », dit-il, « un événement qui s’est déroulé, mais éloigné de la mémoire de notre époque. Le récit vraisemblable est un événement imaginé qui aurait pu toutefois avoir lieu, comme les sujets des comédies. Le récit mythologique, comme ceux tirés des tragédies, ne contient des événements ni vrais ni vraisemblables ».
Haec Cicero.
Voilà ce que dit Cicéron.
Ex quibus habetur quod qui scribunt, aut omnino ueritatem sine aliquo figmento sequuntur, ut sunt historiographi, quos Lucanus imitatur (quapropter multi eum poetam negant, et Quintilianus oratori quam poetae magis imitandum dicit36), aut partim ueras, partim fictas scribunt, ut poetae qui cum rebus gestis fabulas admiscent, quales sunt poetae heroici qui, regum et principum gesta describentes, diuinas personas intermiscent.
Il s’ensuit que les écrivains soit suivent complètement la vérité sans recourir à aucune fiction, comme les historiens, que Lucain imite (c’est pourquoi beaucoup de gens affirment qu’il n’est pas poète et Quintilien dit qu’il constitue un modèle davantage pour l’orateur que pour le poète), soit écrivent pour partie des choses vraies et pour partie des choses fictives, comme les poètes qui mêlent des récits fabuleux aux événements qui se sont déroulés ; les poètes héroïques, par exemple, tout en décrivant les actions des rois et des princes, ajoutent des personnages divins.
Sub quarum praetextu fingunt fabulosa et que neque uera sunt neque uerisimilia, saltem ut narrantur quales sunt fabulae de deorum adulteriis, de incestu Iouis, nunc in cygni, nunc in tauri, nunc in pluuiae aureae, nunc in alterius specie uersi et de bellis a deo cum mortalibus gestis.
Ces derniers leur servent d’habillage pour forger des histoires merveilleuses, qui ne sont ni vraies, ni vraisemblables, comme, par exemple, les récits fabuleux ayant pour sujets les adultères des dieux, l’inceste de Jupiter qui prend l’apparence tantôt d’un cygne, tantôt d’un taureau, tantôt d’une pluie d’or, tantôt d’autre chose et les guerres menées par un dieu contre les hommes.
Item de hominibus uolantibus aut in fluuios, arbores aut belua uersis et de eiusmodi aliis multis quae a poetis finguntur.
De même pour les hommes volants ou changés en fleuves, en arbres ou en animaux et pour les autres choses de ce genre qui sont inventées par les poètes.
Quocirca multi eos aspernantur
tanquam mendaces et uanos, adducentes illud Aristotelis : « Multa mentiuntur poetae
Admiranda canunt, sed non credenda poetae
C’est pourquoi beaucoup les méprisent et voient en eux des menteurs et des fourbes, avançant cet argument d’Aristote : « les poètes mentent beaucoup » et celui-ci qu’on trouve chez Caton : « les poètes chantent des choses dignes d’admiration, mais pas de confiance ».
Quibus poetarum criminatoribus Baptista Mantuanus egregie respondet dicens : « Quid ad hoc aliud respondebo <quin> quod a Lactantio Firmiano uiro et Christianissimo et doctissimo in Diuinarum Institutionum libro dictum reperi 39 ? Dicam igitur poetas ueracissimos esse, sed oportere uolentem eos intelligere praemonitum esse non nomina solum sed res ipsas apud poetas et sacros codices aliquando significare res alias et sic fieri ut consideranti tantum uoces et prima uocum significata non solum poetarum sed Scripturae Sacrae textus insulsi falsique uideantur » 40.
A ces détracteurs des poètes, Battista Spagnoli répond de manière admirable : « A cela que répondrai-je d’autre que ce que j’ai trouvé dans le livre des Institutions divines de Lactance, homme très chrétien et très savant ? Je dirai donc que les poètes sont tout à fait véridiques, mais que qui veut les comprendre doit être averti que ce ne sont pas seulement les mots, mais les choses elles-mêmes qui chez les poètes et dans les livres sacrés possèdent parfois une autre signification si bien qu’à celui qui considère seulement les mots et le sens littéral des mots, les textes non seulement des poètes, mais aussi de l’Ecriture sainte semblent fades et faux ».
Haec ille.
Voilà ce qu’il dit.
Veri sunt ergo poetae, sed non uere ab omnibus intelliguntur.
Les poètes sont donc véridiques, mais ils ne sont pas véritablement compris par tout le monde.
Nam sub poetico figmento saepe res diuinae latent, saepe naturales ut hi sciunt qui quid deorum nominibus apud poetas intelligatur cognoscunt.
Car sous la fiction poétique se cachent souvent des réalités divines, souvent des réalités naturelles, comme le savent ceux qui apprennent ce que les poètes laissent entendre par les noms des dieux.
Saepe ergo poetae cum ueris non falsa sed ambigua et quae sane intelligi uolunt admiscent.
Souvent donc les poètes mêlent au vrai non le faux, mais l’ambigu et ce qu’ils veulent vraiment laisser entendre.
Nam poetae, nacti historiam ueram, multa figmenta adiciunt ad exornandos uersus suos.
Car les poètes, s’emparant d’une histoire vraie, y ajoutent beaucoup de fictions pour orner leurs vers.
Quae quidem figmenta, si ad litteram intelligantur, fabulosa sunt, hoc est neque uera neque uerisimilia ; sed si latentem sensum decerpere uoluerimus, tunc maxime ueros diceremus quando eos mendaces alii somniant.
Ces fictions, si on les comprend à la lettre, possèdent un caractère fabuleux, c’est-à-dire ni vrai, ni vraisemblable ; mais si nous voulons en saisir le sens caché, nous dirons alors que les poètes sont pleinement vrais alors que d’autres les imaginent menteurs.
In hoc enim quod obscure loquuntur, prophetas imitantur.
Car c’est dans la mesure où ils parlent obscurément qu’ils imitent les prophètes.
Vnde de Sybilla dicitur in sexto
Aeneidos quod erat « obscuris uera inuoluens
C’est pourquoi il est dit de la Sybille au chant VI de l’Enéide qu’elle était « en train d’enrober le vrai d’obscurités ».
Vnde etiam oracula Apollinis semper uera apud antiquos credebantur, sed ut plurimum obscura et ambigua.
C’est pourquoi aussi les oracles d’Apollon étaient, croyait-on dans l’Antiquité, toujours vrais, mais la plupart du temps obscurs et ambigus.
Alii autem rem quae nequaquam gesta est, quotidie tamen fieri potest, ita componunt ut gesta credatur, ut in comoediis in quibus boni mores et uiuendi normae docentur, materia tota ficta est ab ingenio factoris seu poetae.
Par ailleurs d’autres écrivent une histoire qui ne s’est pas du tout produite mais qui pourrait arriver tous les jours de manière à ce qu’on croit qu’elle est réellement arrivée, comme dans les comédies, où sont enseignées les bonnes mœurs et les règles de vie, toute la matière a été inventée par l’esprit de l’auteur ou du poète.
Non tamen dicetur propterea factor ipse mendax quia non ut rem gestam sed ut eam quae geri potest narrat.
Cependant on ne dira pas pour autant que l’auteur est un menteur parce qu’il raconte non pas une histoire qui s’est produite, mais une histoire qui pourrait se produire.
Imitantur ergo saepe poetae Deum in hoc quod non modo materiam gestam exornant, sed interdum totam fingunt sicut Deus non solum per naturam facit ut similia ex similibus procreentur sed primam quoque materiam omnium rerum ex nihilo fecit.
Les poètes imitent donc Dieu en ce que non seulement ils ornent la matière de l’histoire, mais aussi parfois la forgent entièrement, tout comme Dieu non seulement crée par l’intermédiaire de la nature pour que des choses semblables soient engendrées par des choses semblables, mais a aussi fait la matière première de toute chose à partir de rien.
Quocirca apud Graecos eodem uocabulo factor caeli et terrae et factor poematis appellatur, uidelicet poeta.
C’est pourquoi chez les Grecs on appelle du même nom de « poète » (poïétès) à la fois l’artisan du ciel et de la terre et l’artisan de poèmes, à savoir le poète.
Nam in symbolo apostolorum ubi ecclesia nostra canit modo factorem modo creatorem caeli et terrae, Graeci psallunt poetam.
Car dans le symbole des apôtres où notre église latine chante tantôt l’artisan, tantôt le créateur du ciel et de la terre, les Grecs disent dans leur cantique « poète » (poïétès).
Item quo ad secundum sicut Deus omnia quae fecit licet multa inter se contraria sunt, quadam proportione inter se quadrare fecit atque congruere ut licet particularium rerum fiat generatio et corruptio, totum tamen uniuersum permaneat in esse suo, sic poeta totam compositionem suam quamuis ex uariis collectam, ut pote ex diuinis et humanis fabulosis et omnino ueris, sic construit ut seruet illud quod Horatius praecipit.
Même chose concernant le second point : de même que Dieu a fait en sorte que toutes les choses qu’il a faites, bien que beaucoup soient contradictoires entre elles, s’agencent harmonieusement entre elles et s’accordent de telle sorte que malgré la génération et la corruption des éléments particuliers, l’univers tout entier garde toutefois son être de manière permanente, de même le poète construit l’ensemble de sa composition, bien qu’elle soit un assemblage d’éléments variés, comme par exemple des éléments divins et humains, fabuleux et pleinement vrais, de telle sorte qu’il respecte les recommandations d’Horace :
« Et il ment de telle manière, mêle le faux au vrai si bien que le milieu est n’est pas en désaccord avec le commencement et la fin avec le milieu »,
hoc est poeta ea quae praeter historicam ueritatem inserit atque commiscet, sic inquit, conficiet ne principium discrepet medio, nec medium fini, hoc est ut omnia compossibilia sint.
c’est-à-dire que le poète compose les éléments qu’il insère en sus de la vérité historique et qu’il mêle, tels sont ses mots, de manière à ce que le début ne soit pas en désaccord avec le milieu, ni le milieu avec la fin, c’est-à-dire que tous les éléments soient compatibles entre eux.
Neque, quamquam poetis licitum est fingere, propterea quae contra naturam sunt aut quae secum pugnantia sunt fingent.
Et, bien qu’il soit permis aux poètes d’imaginer, ils n’imagineront pas pour autant des choses contraires à la nature ou contraditoires entre elles.
Vnde idem Horatius : …
D’où le même Horace : « Les peintres et les poètes eurent toujours le juste pouvoir d’ajouter ce qu’ils voulaient. Nous le savons et c’est un privilège que nous réclamons et que nous accordons tour à tour, mais non jusqu’à mettre ensemble animaux paisibles et bêtes féroces, jusqu’à apparier les serpents avec les oiseaux, avec les tigres les agneaux ».
Dicet, inquit, forte aliquis quod pictoribus et poetis semper licitum fuit operi suo aliquid addere et fingere pro libito, quomodo ergo praecipi<t> Horatius quod opus poeticum erit ubique sui simile et consonum.
Quelqu’un dira peut-être, affirme-t-il, que les peintres et les poètes ont toujours eu le droit d’ajouter quelque chose à leur œuvre et d’imaginer à loisir ; voilà donc comment Horace recommande que l’œuvre poétique soit toujours semblable à elle-même et en harmonie avec elle-même.
Respondet : nos scimus quod licitum est poetis et pictoribus fingere et addere operi suo aliquid quod de necessitudine non est, et hoc concedimus aliis poetis.
Il répond : nous savons que les poètes et les peintres ont le droit d’imaginer et d’ajouter à leur œuvre quelque chose qui ne soit pas indispensable, et nous le concédons aux autres poètes.
Et si idem facimus, petimus ut nobis etiam uenia concedatur.
Et si nous faisons la même chose, nous demandons que ce privilège nous soit aussi accordé.
Non tamen sic licitum est poetis aut pictoribus addere ut cum placidis ponantur immitia, ut si cum serpentibus socientur aues et cum tigribus agni, hoc est sicut ab hominibus damnaretur pictura in qua lupus aut tigris, quae ferocissima bestia est, staret innocuus aut innocua inter agnos et aues, ut ciconia et ibis, ponantur inter serpentes nec deuorent eas, aut e contrario dracones feroces cum paruis auibus ponantur innocui.
Cependant les poètes et les peintres n’ont pas le droit d’ajouter des éléments de telle sorte qu’ils placent les sauvages avec les paisibles, comme s’ils associaient des oiseaux avec des serpents et des agneaux avec des tigres, c’est-à-dire que de même que le public condamnerait une peinture dans laquelle le loup ou la tigresse, qui sont les bêtes les plus féroces, se tiendrait inoffensif ou inoffensive parmi les agneaux et dans laquelle les oiseaux, comme la cigogne et l’ibis, seraient placés au milieu des serpents sans les dévorer ou au contraire des dragons féroces placés avec de petits oiseaux sans leur faire de mal. 43
Sic deridendus esset poeta si aliquid scriberet quod non esset uerisimile, aut si in una parte operis sui poneret contrarium eius quod in alia positum esset, aut si alte ut auis primum uolauerit et postea ut serpens in terris repserit, hoc est si principium operis in alto stilo componat et medium aut finem in humili aut mediocri.
Ainsi il faudrait se moquer du poète s’il écrivait quelque chose qui ne serait pas vraisemblable, ou si dans une partie de son œuvre il mettait le contraire de ce qu’il a mis ailleurs, ou s’il a d’abord volé dans les hauteurs tel un oiseau et ensuite rampé à terre tel un serpent, c’est-à-dire s’il compose le début de son œuvre en un style élevé et le milieu ou la fin dans un style bas ou moyen.
Necesse enim est ut totum opus poeticum sit compossibile et quadrans et ubique sui consimile, licet uarias res contineat.
Il est en effet nécessaire que l’œuvre poétique tout entière soit possible, harmonieuse et semblable à elle-même en tout point bien qu’elle contienne des éléments variés.
In qua re artificium Dei imitatur poeta ut dictum est.
En cela le poète imite l’œuvre de Dieu, comme on l’a dit.
Quantum autem ad tertium artificium Dei, quo omnia quae fecit miro ordine distinxit, mira pulchritudine exornauit et admiranda uirtute consolidauit, dicere possum poetam omnium mortalium maxime opus suum et rerum et personarum et uerborum decoro exornare.
En ce qui concerne la troisième œuvre de Dieu par laquelle il a distingué en un agencement admirable toutes les choses qu’il a créées, les a parées d’une beauté admirable et affermies d’une puissance remarquable, je peux dire que le poète, plus que tout autre mortel, pare son œuvre de la convenance des choses, des personnes et des mots.
Nullus enim tot sententiarum salibus, compositionum figuris, dicendi ornamentis, orationum flosculis, prouerbiorum exornationibus, dictorum facetiis et reliquis omnibus fucis, pulchritudinibus, leporibus, charitibus atque id genus dulcoribus sermonem suum exornat ut poeta.
En effet personne ne pare son discours de formules piquantes, de figures de style, d’ornements du discours, de fleurs de rhétorique, de beaux proverbes, de jeux de mots et de tous les autres parures, beautés, charmes, grâces et douceurs de ce genre autant que le fait le poète.
Vnde dicit Horatius :
C’est pourquoi Horace dit : « Ce n’est pas assez que les poèmes soient beaux : qu’ils soient agréables et conduisent à leur gré les sentiments de l’auditeur »,
hoc est non sufficit ad elegantiam operis poetici quod plenitudinem artificii in se habere significet.
c’est-à-dire qu’il ne suffit pas pour l’élégance de l’œuvre poétique qu’elle montre qu’elle possède en elle la plénitude de l’œuvre (divine).
Nam ultra hoc requiritur quod habeat quendam dulcorem et quandam gratiam suauitatis qua alliciat et attrahat ad se animum auditoris.
Car outre cela il est requis qu’elle possède une certaine douceur et une certaine grâce suave par laquelle elle charme et s’attire les sentiments de l’auditeur.
Sicut enim inter pictores multi artificiosi sunt, sic qui omnem mensuram obseruant, colores quoque debitos adhibent, situm personarum aut aedificiorum non male ponunt atque ita opus pulchrum in oculis artificis faciunt, non tamen uulgo placent, quia non sciunt admiscere dulciter colores suos ita ut manum duriorem habere uideantur, sic inter poetas et oratores doctos et litteratos multi omnem quae praecipi potest artem obseruant in opere suo, et tamen non omnibus placent, quia non sunt dulces et non attrahunt animum auditorum quadam uerborum illecebra qua Virgilius suos auditores attrahit.
En effet de même que parmi les peintres beaucoup œuvrent avec art en respectant toutes les proportions, en appliquant aussi les couleurs appropriées, en situant assez bien les personnes et les édifices et créent ainsi une œuvre belle du point de vue de l’artisan, sans plaire toutefois à la foule parce qu’ils ne savent pas mélanger agréablement leurs couleurs au point qu’ils semblent avoir une main trop grossière, de même parmi les poètes et les orateurs savants et lettrés beaucoup suivent dans leur œuvre les règles qu’on peut prôner et toutefois ne plaisent pas à tous parce qu’ils ne sont pas agréables et ne captivent pas les auditeurs par un certain charme des mots comme le fait Virgile avec les siens.
Si nunc quo modo poeticum opus exornandum esset dicere incipiam, neque scientiae neque temporis satis mihi esset.
Si maintenant je devais commencer à dire de quelle manière il faut parer l’œuvre poétique, je n’aurais ni assez de connaissance, ni assez de temps.
Pro instituto autem satis dictum est.
Or j’en ai dit assez par rapport à mon projet.
Nam nemo dubitat poetam in ornando opere suo omnes uincere.
Car personne ne doute que le poète dans l’ornementation de son œuvre surpasse tout le monde.
Quartum autem officium Dei posui peccatorum remissionem et animae per peccatum mortuae in uitam resuscitationem.
J’ai défini comme quatrième œuvre de Dieu la rémission des péchés et le retour à la vie de l’âme morte par le péché.
Quod quidem officium quamquam poeta sibi usurpare non potest, tamen Deus saepe utitur poeta tanquam ministro atque instrumento, cuius gratiam hanc hominibus concedit.
Bien que le poète ne puisse pas accomplir lui-même cette œuvre, Dieu souvent se sert du poète comme intermédiaire et instrument : ce dernier44 dispense aux hommes la grâce du premier45.
Nam certum est quod per uerbum Dei animae dum in corpore sunt licet per peccatum mortuae frequentissime ad uitam uocantur.
Car il est certain que par le verbe de Dieu les âmes, quand elles sont dans les corps, quoique mortes par le péché, sont très souvent rappelées à la vie.
Ideoque saluator noster dum eiusmodi medicos per uniuersum mundum mittere uoluit, spiritum ueritatis sub linguis in apostolos misit.
Et c’est pourquoi notre sauveur, quand il voulut envoyer dans le monde entier des médecins de ce genre, envoya sur les apôtres l’Esprit de vérité sous la forme des langues.
De quo Dauid :
« Spiritu principali confirma me. Docebo iniquos uias tuas et impii ad te
conuertentur
A ce sujet David dit : « Fortifie-moi par l’esprit souverain. J’enseignerai tes voies aux méchants et les impies se convertiront à toi ».
Et alibi : « Qui emittit eloquium suum terrae, uelociter currit sermo eius
Et ailleurs : « Celui qui envoie sa parole sur la terre, possède un discours qui court rapidement ».
At si per eloquentiam cui sapientia et uitae sanctitudo coniuncta est, animae morbi maxime sanantur, quis negabit poetas optimos esse animarum medicos ?
Et si l’éloquence à laquelle se joignent la sagesse et la sainteté de la vie, guérit tout à fait les maladies de l’âme, qui dira que les poètes ne sont pas les meilleurs médecins des âmes ?
Dicet nunc forte aliquis Musarum poetarumque hostis et expers poetas eloquentes quidem esse, sed neque sanctos neque sancta praecepisse, ut qui in fabulis et figmentis uersati nihil unquam ad animae curationem ediderint.
Quelque ennemi des Muses ou quelqu’un qui leur est étranger dira peut-être que les poètes sont certes éloquents, mais ni saints, ni professeurs de sainteté au motif qu’occupés à leurs fables et à leurs fictions, ils n’ont jamais rien produit pour soigner les âmes.
Cui certe repondebo illud horatianum in libro de arte
poetica : «
A celui-là je répondrai assurément par ces mots d’Horace dans l’Art poétique : « Les hommes vivaient dans les bois quand un personnage sacré, un interprète des dieux, Orphée, les détourna du meurtre et d’une nourriture infâme, et c’est à partir de là qu’on a dit qu’il domptait les tigres et les lions féroces ; et d’Antiphion48 aussi, fondateur de la ville de Thèbes, on a dit qu’il remuait les pierres au son de la lyre et, par la douceur caressante de sa prière, les conduisait où il voulait. Telle était autrefois la sagesse : distinguer l’intérêt public de l’intérêt privé, le sacré du profane ; faire cesser les unions vagabondes, fixer un droit pour le mariage ; bâtir des places ; graver des lois sur le chêne. C’est ainsi que la gloire, ainsi que le nom de divins furent acquis aux poètes inspirés et à leurs chants. Après eux brilla Homère, et, par ses vers, Tyrtée anima aux combats de Mars les mâles courages. C’est en vers que les oracles furent rendus ; le chemin de la vie fut montré, la faveur des rois sollicitée sur les rythmes Piériens ; on inventa les jeux scéniques, délassement après les longs travaux. Qu’on n’aille donc pas rougir de la Muse adroite à manier la lyre ni d’Apollon musicien ».49
Qui uersus hoc sonant : quando homines adhuc in siluis habitarent et passim ut fere uagarentur, Orpheus, sacerdos et interpres uoluntatis Dei, dulci suo eloquio deterruit eos a turpi uictu, quoniam carnibus crudis et etiam humanis uescebantur, item ab homicidio et ferocitate.
Et ces vers ont la signification suivante : quand les hommes habitaient encore dans les forêts et erraient çà et là comme des bêtes sauvages, Orphée, prêtre et interprète de la volonté de Dieu, par la douceur de son éloquence les a détournés d’un mode de vie indigne puisqu’ils se nourrissaient de viandes crues et même de chairs humaines ; il les a aussi détournés de l’homicide et de la sauvagerie.
Et ideo poetae qui omnia in admirationem trahunt, finxerunt quod Orpheus traheret dulcedine cantus sui post se siluas et leones et tigres.
Et c’est pourquoi les poètes qui attirent toute chose pour la faire admirer, ont imaginé qu’Orphée attirait par la douceur de son chant les forêts, les lions et les tigres qui le suivaient.
Per quae omnia intelligebant homines feroces in siluis habitantes quos ad construendam ciuitatem et ad obseruandas leges dulcedine uerborum commouit.
Par ces trois éléments ils entendaient les hommes sauvages habitant dans des forêts qu’il incita par la douceur de ces mots à construire une cité et à observer des lois.
Item quod Amphion poeta Thebanus effecit eloquentia sua quod homines, qui ante in siluis et lustris ut fere habitarant, ad ciuitatem Thebanam construendam lapides et ligna conuoluerent.
De même, parce que le poète thébain Amphion fit en sorte par son éloquence que les hommes qui avaient auparavant habité dans les forêts et les lieux sauvages comme des bêtes, pour construire la cité de Thèbes fassent rouler des pierres et du bois.
Finxerunt poetae quod Amphion saxa ad constructionem murorum concurrere fecisset.
Les poètes ont imaginé qu’Amphion avait fait se rassembler les pierres pour la construction des murs.
Et ne quis illud officium a poetis alienum putet, dicit quod olim erat sapientia, hoc est sapientum studium, scire discernere rem publicam a re priuata, item religiosam et sacram a non sacra, item prohibere homines a uago concubitu et ordinare iura matrimonii, construere ciuitates, describere leges in tabellis quas publice edebant.
Et pour que nul ne considère cette tâche comme étrangère au poète, il dit qu’il y avait jadis de la sagesse, c’est-à-dire la science des sages qui consiste à savoir séparer le public du privé, de même le religieux et le sacré du non-sacré, de même à interdire aux hommes les unions libres et régler les droits du mariage, édifier les cités, inscrire les lois sur des tablettes qu’on publiait officiellement.
Et quod hoc fecerunt poetae, honor et bona fama uenit carminibus et poetis, hoc sonant usque illum locum.
Et c’est parce que les poètes accomplirent tout cela qu’eux-mêmes et que leurs poèmes acquirent considération et bonne réputation qu’ils font entendre tout cela jusqu’à nous.
Post hos insignis Homerus quem postea declarabo, sed prius de hoc quod dictum est plura dicam.
Après eux vint le remarquable Homère dont je parlerai plus tard ; mais d’abord je vais en dire davantage à propos de ce dont je viens de parler.
Et primum assumam testimonium a
Cicerone qui in prologo rhetoricorum idem fere
dicit hoc modo : « At si uolumus huius rei quae est eloquentia considerare principium,
reperiemus id ex honestissimis causis atque optimis rationibus perfectum.
Nam fuit quondam tempus cum in agris homines passim bestiarum more
uagabantur et sibi uictu ferino uitam propagabant nec ratione animi
quicquam, sed pleraque uiribus corporis administrabant, nondum diuinae
religionis, non humani officii ratio colebatur. Nemo nuptias uiderat
legitimas, non certos quisquam aspexerat liberos, non ius aequabile quid
utilitatis haberet, acceperat ita propter errorem atque inscitiam caeca ac
temeraria dominatrix animi cupiditas ad se explendam uiribus corporis
abutebatur perniciosissimis satellitibus. Quo tempore quidam magnus
uidelicet et sapiens cognouit quae materia esset et quanta ad maximas res
opportunitas animis inesset hominum, si quis eam posset elicere et
percipiendo meliorem reddere. Qui dispersos homines in agris et in tectis
siluestribus abditos ratione quadam compulit in unum locum et congregauit et
eos in unamquamque rem inducens utilem atque honestam primo propter
insolentiam reclamantes, deinde propter rationem atque orationem studiosius
audientes ex feris et inmanibus mites reddidit et mansuetos. At mihi quidem
uidetur hoc non tacita neque inops dicendi sapientia perficere potuisse, ut
homines a consuetudine subito conuerteret et ad diuersas rationes uitae
traduceret, et reliqua
Et je prendrai pour commencer le témoignage de Cicéron qui dans le prologue de son traité de rhétorique dit à peu près la même chose de la manière suivante : « Si vous voulez remonter à l'origine de ce qu'on appelle éloquence, soit que vous la regardiez comme un fruit de l'étude, un effet de l'art ou de l'exercice, ou un talent naturel, vous trouverez qu'elle doit sa naissance à la plus noble cause et aux motifs les plus honorables. En effet, il fut un temps où les hommes, errant dans les campagnes comme les animaux, n'avaient pour soutenir leur vie qu'une nourriture sauvage et grossière. La raison avait peu d'empire ; la force décidait de tout. Ces barbares n'avaient nulle idée de leurs devoirs envers la divinité ni envers leurs semblables ; point de mariage légal, point d'enfants dont on pût s'assurer d'être le père ; on ne sentait point encore les avantages de l'équité. Aussi, au milieu des ténèbres de l'erreur et de l'ignorance, les passions aveugles et brutales asservissaient l'âme, et abusaient, pour se satisfaire, des forces du corps, leurs pernicieux satellites. Sans doute, dans ces temps de barbarie, un homme s'est rencontré d'une sagesse et d'une vertu supérieures, qui reconnut combien l'esprit humain était propre aux plus grandes choses, si l'on pouvait le développer et le perfectionner en l'éclairant. A sa voix, les hommes dispersés dans les champs, ou cachés dans le fond des forêts, se rassemblent et se réunissent dans un même lieu. Il inspire tous les goûts honnêtes et utiles à ces coeurs farouches, qui veulent rejeter d'abord un joug dont la nouveauté les révolte mais qui pourtant, sensibles à l'éloquence de la sagesse, deviennent enfin humains et civilisés, de féroces et barbares qu'ils étaient auparavant. Et ce n'était point, ce me semble une sagesse muette et sans éloquence, qui pouvait opérer une révolution si prompte, arracher les hommes à l'empire de l'habitude, et les amener à un genre de vie si différent du premier,50 etc. »
Ex quibus patet quod prima uitae reformatio primaeque ciuitatis constructio per eloquentiam uiri sapientis erat inuenta.
C’est pourquoi il apparaît que la première réforme de la manière de vivre et la construction de la première cité ont été obtenues grâce à l’éloquence d’un homme sage.
Eiusmodi autem sapientes uiros Horatius (ut uerisimile est) dicit uetustissimos poetas fuisse51 quales sunt Linus, Orpheus, Musaeus quos etiam Christiani ut diuus Augustinus atque alii sacerdotes appellant et sacros uates.
Quant aux hommes sages de ce genre, Horace selon toute vraisemblance dit que les plus anciens ont été des poètes, comme Linus, Orphée, Musée, que même les chrétiens, comme saint Augustin et d’autres prêtres, appellent aussi des prophètes sacrés.
Ideoque Vergilius in sexto Aeneidos dicit eos
in Elisiis campis, hoc est in paradiso (quod uocabulum hortos deliciarum
significat), ab Aenea compertos sub his uerbis : «
C’est pourquoi Virgile, au sixième livre de l’Enéide, à propos des poètes quand Enée les rencontre aux Champs Elysées, c’est-à-dire au paradis (ce mot désigne le jardin des délices), parle en ces termes : « Voici la troupe de ceux qui furent blessés en combattant pour leur patrie, et ceux qui, durant leur vie terrestre, furent des prêtres vertueux, et les poètes pieux, dont les dires furent dignes de Phébus52 ».
Hoc est in loco beatissimo et reperiebantur omnes illi qui pro patria fortiter pugnando uulnerati fuerant, omnes casti sacerdotes, omnes pii et ueraces uates, hoc est prophetae et poetae.
En d’autres termes on retrouvait dans un lieu bienheureux tous ceux qui en combattant avec courage pour la patrie avaient été blessés, tous les saints prêtres, tous les devins pieux et véridiques, c’est-à-dire les prophètes et les poètes.
Et postea nominat Musaeum poetam praecipue.
Et surtout il cite ensuite Musée comme poète.
Si itaque sapientes poetae olim bestialem hominum uitam ad ciuilem traxerunt, certum est quod multum poetis debemus et quod male grati sunt qui tam sanctum et uenerabile nomen execrantur et in derisionem ducunt.
Si donc les sages poètes ont jadis transformé la vie bestiale des hommes en vie civile, il est certain que nous devons beaucoup aux poètes et que sont terriblement ingrats ceux qui maudissent ce nom si vénérable et si sacré et le tournent en dérision.
Dices id poetas suis uitiis nunc mereri quia plurimi luxuriosi homines inter poetas sunt.
Tu me diras que les poètes méritent cette réputation par leur vices parce que de nombreux hommes parmi les poètes sont des débauchés.
At si libere respondere ausim, dicerem non multos esse uitiosos poetas quia nunquam multi simul fuerunt.
Mais si j’osais te répondre avec franchise, je dirais que les poètes vicieux ne sont pas si nombreux parce que jamais il n’y eut beaucoup de poètes à une même époque.
Omne enim quod apprime bonum est paucis datum reperitur.
En effet tout ce qui est suprêmement bon se trouve être accordé à un petit nombre.
Multi autem sunt qui, postquam nescio quos uersiculos extorquere possunt, se poetas gaudent appellari, stultum et insanum genus hominum qui nesciunt quantum nesciunt quod poetam scire oporteat.
Mais il y en a beaucoup qui, comme ils peuvent accoucher au forceps de je ne sais quels vers de mirliton, se targuent d’être appelés poètes, espèce sotte et folle d’hommes qui ignorent la mesure de leur ignorance de ce qu’il faut qu’un poète sache.
Sed tamen non omnino nego inter eos qui spiritum poeticum habuerunt atque ab omnibus poetae approbantur nonnullos malos fuisse.
Mais je ne nie pas complètement que parmi ceux qui eurent l’inspiration poétique et sont unanimement reconnus poètes, quelques-uns furent mauvais.
Sed cui ordini defuerunt unquam mali ?
Mais dans quelle société les méchants ont-ils été toujours absents ?
In caelo peccauerunt angeli, in paradiso terrestri quotquot fuerunt Adam et Eua, in coetu apostolico Iudas.
Au ciel ont péché les anges, au paradis terrestre tout ce qu’il y a eu d’humain, Adam et Eve, et lors de la réunion des apôtres Judas.
Non ergo dico poetas omnes sacros, sed poeticam artem esse sacram et uenerabilem quamuis ea non pauci abutuntur.
Je ne dis donc pas que tous les poètes sont sacrés, mais que l’art poétique est sacré et vénérable bien qu’un nombre non négligeable en abuse.
Nam, ut dicit Origenes, res quae per
naturam bonae sunt, dum his male utimur, nos ad peccata deducunt.
Car, comme le dit Origène, les choses qui sont bonnes par nature, quand nous en faisons mauvais usage, nous conduisent au péché.
Quod si quis rem sanctam nonnisi sanctis uiris datam dicat, quaeram an spiritus prophetiae sanctus, at is Balaamo gentili et Caiphe perfido datus est.
Et si on n’appelle saintes que les choses données par des hommes saints, je me demanderai si l’esprit de la prophétie est saint bien qu’il ait été accordé au païen Balaam et au perfide Caïphe. 54
Quaeram an religionis professio sancta sit et quot perditos in ea offendimus.
Je me demanderai si le métier de religieux est saint tant nous rencontrons de dépravés dans ce métier.
Quaeram an apostolus sanctus sit et Iudas tamen damnatus est.
Je me demanderai si un apôtre est saint bien que Judas ait été damné.
Simili autem modo si poetae officio abutuntur, ipsi quidem mali sunt, sed non continuo poesis mala.
De la même manière si les poètes abusent de leur fonction, ils sont eux aussi mauvais, mais la poésie n’en est pas mauvaise pour autant.
Qui si officium suum obseruarent, sanctissimi nimirum essent.
S’ils remplissaient bien leur fonction, ils seraient assurément très saints.
Nam, ut dicit Seruius, apud Romanos nullum olim opus bonum reputabatur per quod non optime reipublicae consultum erat.55
Car, comme le dit Servius, chez les Romains jadis aucun ouvrage n’était considéré comme bon s’il n’était pas d’un intérêt souverain pour l’Etat.
Ideoque Vergilius, ut reipublicae consuleret quae tunc maxime beata erat quoniam homines optime uiuebant, in sexto Aeneidos omnia uitia mortalia eodem ordine quo Christiani damnat et poenas sceleratorum mercedemque bonorum diligentissime perscribit.
C’est pourquoi Virgile, pour veiller à l’intérêt de l’Etat qui à l’époque connaissait un très grand bonheur puisque les hommes vivaient au mieux, au livre VI de l’Enéide condamne tous les vices mortels56 dans le même ordre que les chrétiens et expose de manière très précise les châtiments des criminels et les récompenses des bons.
Verum ut officium poetarum melius
noscatur, audiamus Horatium qui hoc dicit in libello
de arte poetica : «
Mais pour mieux faire connaître la
fonction des poètes, écoutons Horace qui dit dans son livre sur l’Art
Poétique :
Poetae, inquit, aut uolunt prodesse tantum, ut illi qui aliquam doctrinam aut ad uiuendum aut ad cognoscendum seuere perscribunt, aut uolunt delectare tantum ut qui cantica iocunda edunt, aut uolunt utrumque facere ut qui utilem rem et sanctam iocunde perscribunt.
Les poètes, dit-il, soit veulent seulement être utiles, comme ceux qui exposent avec rigueur un savoir utile à la vie ou à la connaissance, soit veulent seulement charmer, comme ceux qui produisent des pièces agréables, soit veulent faire les deux comme ceux qui traitent de manière agréable un sujet utile et saint.
Inter quos ne quis dicat eos qui delectare uolunt inutiles et respuendos esse.
Que personne ne dise que parmi eux ceux qui veulent charmer sont inutiles et à rejeter.
Sciemus diuersis diuersa congruere.
Nous allons voir que la même chose ne convient pas à chacun.
Nam hominum alii paene languoribus errorum conficiuntur ignorantiaeque caecitate offuscantur.
Car parmi les hommes, les uns sont accablés par la maladie de l’erreur et frappés par l’aveuglement de l’ignorance.
Alii e contrario ad perfectum uirtutis gradum conscenderunt.
D’autres au contraire se sont élevés jusqu’au degré parfait de la vertu.
Alii adhuc militant, nam neque perfecti sunt neque omnino uitiis obnoxii.
D’autres enfin luttent, car ils ne sont ni parfaits, ni complètement assujettis aux vices.
Ita operae pretium fuit triplicem eis proponere poesim.
Ainsi il a semblé utile de leur proposer trois sortes de poésie.
Qui enim omni modo in uitiis sunt occaecati, illis opus puro lumine doctrinae et seueriori castigatione.
En effet ceux qui sont de toute manière enfermés dans l’aveuglement de leurs vices ont besoin de la lumière pure de la doctrine et d’un châtiment assez sévère.
Ideoque datur illis seuerum poema
quale illud quod Catoni ascribitur : « Si deus est animus
C’est pourquoi on leur propose un poème sévère comme celui qui est attribué à Caton : « Si Dieu est l’âme… ».
In quo utilitatis et bonae doctrinae plurimum, iucunditatis uero nihil inest.
Dans ce poème il y a beaucoup d’utilité et de bonne science, mais aucun agrément.
Itaque prodest, non delectat.
C’est pourquoi il est utile sans charmer.
Et qui omnino perfecti sunt, non egent medico.
Quant à ceux qui sont absolument parfaits, ils n’ont pas besoin de médecin.
Ideoque ne animus nimia rigiditate rumpatur, operae pretium est ut iucunda lectione recreetur quibus grata est iucunda poesis.
C’est pourquoi pour que leur âme ne soit pas anéantie par une trop grande rigueur, il est utile qu’elle trouve une distraction dans une lecture agréable puisque la poésie agréable plaît à ces hommes.
Qualis est eorum qui iucundos sales amantiumque proteruias pudenter perscribunt, qualia Cantica canticorum quae diuus Hieronymus ad consummatum uirum pertinere pari modo censet57.
Telle est la poésie de ceux qui écrivent avec retenue des bons mots agréables et des aventures amoureuses, comme le Cantique des Cantiques dont saint Jérôme pense qu’il est aussi destiné à l’homme accompli.
Qui uero lubrica et impudica componunt, omnino damnandi atque inutiles sunt.
Mais ceux qui composent des œuvres lubriques et impudiques doivent absolument être condamnés et sont inutiles.
Contra quos Baptista
Mantuanus opusculum egregie composuit cuius initium est : « Sunt quibus eloquii datur aurea uena poetae, sed cadit in sordes
inficiturque luto
C’est contre eux que Baptiste de Mantoue a composé de manière remarquable un petit ouvrage qui commence ainsi : « Il y a des poètes à qui est accordée la mine d’or de l’éloquence, mais ils la laissent dans les ordures et la souillent de boue ».
Qui autem iam militant, poterunt mixta poesi recreari.
Quant à ceux qui luttent encore, ils pourront trouver une distraction dans la poésie mixte.
Sed dum de singulis aliquid dicere conamur, nihil satis dixisse uidebimur et tamen longiores fuisse.
Mais en nous efforçant de dire quelque chose sur chaque catégorie, nous allons paraître n’en avoir pas dit assez et avoir toutefois été trop long.
Vt ergo ad intentum reuertar, uidemus poetas bonos imitari Deum optimum in hoc quod suis eloquiis errantes in uiam reuocant quoniam, ut uisum est, primi mores bonos instituerunt.
Donc pour revenir à notre dessein, nous voyons que les bons poètes imitent Dieu excellent en ce que par leurs paroles ils ramènent dans le droit chemin les égarés puisque, comme on l’a vu, ils sont les premiers à avoir instauré les bonnes mœurs.
Nunc uero ut quid amplius effecerint
sciamus, reuertor ad illam particulam Horatii
exponendam qua dicit : « Post hos
Maintenant, pour que nous sachions ce qu’ils ont réalisé en outre, j’en reviens à l’explication du passage d’Horace où il dit : « Après eux… »
Post illos qui rempublicam et bonos mores primum instituerunt uenit insignis Homerus ingeniorum et omnis artis princeps et pater qui, laudando et approbando heroicas uirtutes uirorum fortium, effecit ut multi consimilis laudis auidi fortiter agerent ut de Alexandro magno late patet qui talem suorum gestorum praeconem multis uotis nequicquam exoptauit.
Après ceux qui les premiers organisèrent l’état et instaurèrent les bonnes mœurs vint le célèbre Homère, prince et père des génies et de tous les artistes qui, en louant et en approuvant les vertus héroïques des hommes courageux, fit en sorte que beaucoup de gens avides d’une gloire semblable agirent avec courage, comme c’est tout à fait évident pour Alexandre le grand qui n’a nullement appelé de ses vœux un tel héraut de ses propres exploits.
Venit etiam Tyrtaeus poeta animi pulchritudine praeualens, licet corpore debilis qui fortis animos in proelia acuit.
Vint ensuite le poète Tyrtée, qui se distingue par la beauté de son âme ; malgré la faiblesse de son corps, il incita avec courage les esprits au combat.
De quo, quoniam multi mendose legunt Dyrchaeus, nunc historiam recensebo ut refert Iustinus in tertio libro Historiarum.
A son propos, puisque beaucoup lisent son nom de manière fautive, Dyrchée, je rapporterai son histoire comme la rapporte Justin dans le livre III des Histoires.
Lacedaemonii cum in bello plurimos amisissent, adierunt oracula Apollinis quaesiueruntque quomodo uictores euadere possint. Responsum autem datum est eos posse uincere si Atheniensem ducem haberent. Quapropter licet pro antiqua emulatione et similis gloriae inuidia Athenienses non multum amarent, tamen ut oraculi mandata complerent oratores miserunt ad Athenienses humiliter supplicantes ut sibi uirum quemuis dignum pro duce concedere dignentur. Athenienses uero antiquo adhuc odio liuentes miserunt ipsis non Martis sed Musarum militem, hoc est poetam quendam qui Tyrtaeus uocabatur. Is autem erat acuto ingenio et praesenti facundia, sed altero pede claudus.59
Comme les Lacédémoniens avaient perdu beaucoup d’hommes au combat, ils allèrent consulter l’oracle d’Apollon et lui demandèrent de quelle manière ils pourraient sortir vainqueurs. Or il leur fut répondu qu’ils pouvaient gagner s’ils avaient un chef athénien. C’est pourquoi, bien qu’ils n’aimassent guère les Athéniens en raison d’une ancienne rivalité et d’un même désir de gloire, ils envoyèrent, pour accomplir les exigences de l’oracle, des députés aux Athéniens afin de les supplier humblement de daigner leur concéder n’importe quel homme digne d’être chef. Mais les Athéniens, encore jaloux sous l’effet de leur ancienne haine, leur envoyèrent un soldat non de Mars, mais des Muses, c’est-à-dire un poète, qui s’appelait Tyrtée. Il possédait un esprit vif et une éloquence efficace, mais il boitait d’un pied.
Lacedaemonii autem qui oraculo crediderunt laete hunc uirum acceperunt et ne ab extraneo regerentur, ciuem fecerunt.
Or les Lacédémoniens, qui avaient confiance dans l’oracle, accueillirent cet homme avec joie et le firent citoyen afin d’éviter d’être gouverné par un étranger.
Qui ciuis effectus et ducatum obtinens statim in contione admonuit eos pristine cladis obliuisci oportere uiresque resumere, neque turpe duci in bello fortiter cadere, imo ualde gloriosum esse et, ne gloriae et laudis quam meruerint expertes essent, admonuit ut nomina sua et maiorum suorum in laminis ferreis scripta brachiis suis interioribus affigerent, ut, post multa saecula repertis eorum ossibus, laus quam tunc meruerant reuiuere posset.
Celui-ci, devenu citoyen et chargé du commandement, les avertit aussitôt dans une assemblée qu’ils devaient oublier leur défaite passée, recouvrer leurs forces et considérer non comme honteux, mais bien plutôt comme glorieux de tomber avec vaillance au combat. Et pour qu’ils ne soient pas privés de la gloire et de la louange qu’ils auraient méritées, il les engagea à fixer à l’intérieur de leurs bras, leurs noms et ceux de leurs ancêtres inscrits sur des plaques de fer afin que plusieurs siècles plus tard, quand on retrouverait leurs ossements, puisse revivre la gloire qu’ils avaient jadis méritée.
Quod ubi effecerant, tantum animi resumpserunt ut qui mori parati erant uictoriam summam consequerentur.
Alors qu’ils avaient fait cela, les cœurs furent tant ragaillardis que, prêts à mourir, ils remportèrent une très large victoire.
De qua re apud Plutarchus plura leges60.
A ce propos on peut en lire davantage chez Plutarque.
Non ergo respublica solummodo per poetas instituta est, sed etiam defensa et conseruata.
Donc ce furent les poètes qui non seulement organisèrent l’état, mais aussi le défendirent et le maintinrent.
Deinde Horatius ad alias laudes poeticae artis regreditur et dicit quod responsa deorum quibus homines futura sortiebantur etiam per carmina data sunt, ut antea diximus.61
Ensuite Horace revient aux autres mérites de l’art poétique et dit que les réponses divines, qui distribuaient aux hommes leur avenir, furent données sous forme de poèmes, comme nous l’avons dit auparavant.
Similiter omnes bonae uiae uiuendi per carmina poetica descriptae sunt.
De même toutes les bonnes façons de vivre ont été exposées par le biais de pièces poétiques.
Reges item et alii primates uiri per carmina reconciliati in gratiam leguntur.
On lit ainsi que les rois et autres chefs se sont réconciliés par le biais de poèmes.
Ludi plurimi carmine sunt habiti, unde lassis recreatio dabatur.
De nombreux jeux eurent lieu avec des poèmes qui procuraient une distraction aux spectateurs fatigués.
Et ne forte pudori sit tibi Musa, Apollo (qui interpretatur qui solus est secundum Chrisyppum62, ut apud Macrobium etiam uidere licet) erat musicus et poeta.
Et pour que la Muse ne soit pas objet de honte, Apollon, dont le nom, selon Chrysippe, signifie « qui est seul », comme on peut le voir aussi chez Macrobe, était musicien et poète.
Haec hactenus.
En voilà assez.
Si ergo (ut Strabo in primo dicit) poetica prima sapientia fuit63 (et ut in primo Tusculanorum Cicero dicit) primi philosophi poetae erant64 , item si, ut Augustinus attestatur et Flaccus nunc dicit, antiquissimi poetae sacerdotes habebantur65, item si, ut nunc uidimus, et medium et finis bonae uitae per artem poeticam roboratur, quis dubitabit poeticam artem sacram et uenerabilem esse et poetas ad Dei munus, quod est animas ex peccatis reuocare, proxime accedere ?
Si donc, comme Strabon l’affirme dans son livre I, la poésie fut la première sagesse et si, comme le dit Cicéron dans la première Tusculane, les premiers philosophes étaient poètes, de même si, comme en témoigne Augustin et comme le dit Horace lui aussi, les poètes les plus anciens étaient considérés comme des prêtres, de même si, comme nous venons de le voir, les moyens et les fins d’une vie bonne sont affermis par l’art poétique, qui doutera que l’art poétique est sacré et vénérable et que les poètes s’approchent au plus près de la fonction de Dieu qui consiste à détourner les âmes du péché ?
Nunc tempus est ad ultimum eorum quae supra tetigi officiorum Dei uenire.
Désormais il est temps d’en venir à la dernière des œuvres de Dieu que j’ai mentionnées plus haut.
Vnde sicut solus ipse per se merces est condigna beatis in caelesti patria, ita poeta quodammodo dat bene uiuentibus in terris praemia.
Ainsi de même que Dieu seul est en soi et pour soi une récompense que méritent les bineheureux dans la patrie céleste, de même le poète d’une certaine manière donne sur terre des récompenses à ceux qui vivent selon le bien.
Nam licet, ut Homerus inquit, honor a Ioue est solique deo plena gloria competit, qui item solus uerum inuiolatumque honorem conferre potest66, tamen qualem possunt poetae hominibus fortibus laudem, famam et gloriam pariunt.
Car bien que, comme le dit Homère, l’honneur vienne de Jupiter seul et qu’à Dieu seul convienne la gloire dans sa plénitude, lui qui seul peut conférer le véritable et inviolable honneur, les poètes, dans la mesure de leur capacité, procurent (cependant) aux hommes courageux louange, réputation et gloire.
Honor autem uirtutum praemium est neque quicquam praeter uirtutem honorandus est.
Or l’honneur est la récompense des vertus, et rien d’autre que la vertu ne doit recevoir d’honneurs.
Quid autem poetae ad gloriam famamque
acquirendam faciant, satis docet Horatius in quarto
Carminum sub his uerbis : «
En quoi les poètes contribuent à faire acquérir gloire et réputation, Horace le montre bien dans le livre IV de ses Odes par les mots suivants : « Ni ces marbres où sont gravées des inscriptions publiques qui rendent, après la mort, le souffle et la vie aux grands capitaines, ni la fuite rapide et les menaces repoussées d’Hannibal, ni l’embrasement de l’impie Carthage, ne louent plus glorieusement que les Piérides de la Calabre celui qui revint illustré par le nom de l’Afrique domptée. Si les livres se taisent sur les grandes actions, elles ne sont point récompensées. Que serait le fils de Mars et d’Ilia, si un silence envieux se fût opposé aux mérites de Romulus ? La vertu, la faveur et la langue des puissants poètes a consacré, dans les Îles Fortunées, Aeacus arraché par eux aux flots Stygiens. La Muse défend qu'un homme digne de ses louanges meure, et elle lui ouvre le ciel. C’est ainsi que l’infatigable Hercule s’assied aux festins désirés de Jupiter…67 »
Non, inquit, statuae aut tabulae marmoreae a reipublicae magistratibus publice erectae et constitutae titulisque et laudibus alicuius uiri fortis in eis incisis decoratae per quas bonis ducibus qui pugnando pro patria ceciderunt spiritus et uita per famae durationem uidetur redire.
Ce ne sont pas, dit-il, les statues ou les tablettes de marbre érigées et posées officiellement par les magistrats de l’état, ornées des titres de gloire de quelque homme courageux qui y sont gravées, qui permettent aux bons généraux qui sont tombés en combattant pour la patrie de revenir au souffle et à la vie en perpétuant leur renommée.
Non etiam quod Scipio Africanus Hannibalem Karthaginensem saeuissimum Romani nominis hostem totiens fugauit et eius minas retrouertit, non etiam quod Karthaginem impiam deleuit, tantum haec omnia indicant laudes ipsius Scipionis et faciunt ipsum perpetuo uiuere quantum Calabrae Musae, hoc est carmina ipsius Ennii poetae qui ex Calabria fuit et Scipionis maioris laudes descripsit.
Ce ne sont non plus ni le fait que Scipion l’Africain ait tant de fois mis en fuite Hannibal le Carthaginois, l’ennemi le plus cruel du nom romain, et ait retourné contre lui ses menaces, ni le fait qu’il ait détruit Carthage l’impie qui marquent la gloire dudit Scipion et le font vivre éternellement. Ce sont tout autant les Muses de Calabre, c’est-à-dire les poèmes d’Ennius, originaire de Calabre et chantre des louanges de Scipion le premier Africain.
Vnde addit poeta : si cartae in quibus poetae gloriose uiuentium laudes describunt tacerent, tu nunquam acquireres mercedem tuorum beneficiorum ; nam memoria tui periret, quod quidem uerum in terris.
C’est pourquoi le poète ajoute : si restaient muets les livres dans lesquels les poètes décrivent les éloges de ceux qui vivent dans la gloire, on n’obtiendrait jamais la récompense de ses bonnes actions. Car le souvenir de soi périrait, ce qui toutefois est vrai sur terre.
Ideoque dixi poetas facere in terris quod Deus in caelis.
C’est pourquoi j’ai dit que les poètes font sur terre ce que Dieu fait dans les cieux.
Probat hoc Horatius per exempla.
Horace le démontre par des exemples.
Quid esset, inquit, Romulus quem poetae Martis filium dicunt ex Ilia sacerdotissa si de eo poetae nihil scriberent ?
Que serait Romulus, dit-il, que les poètes disent fils de Mars, né de la prêtresse Ilia, si les poètes n’écrivaient rien à son sujet ?
Quid item esset Eacus si Graeci poetae de eo nihil scripsissent, qui nunc tam clarus habetur ?
De même que serait Eaque si les poètes grecs n’avaient rien écrit à son sujet, lui qui aujourd’hui est si célèbre ?
Nec mirum et dicit quia Musa non sinit uirum dignum laude mori, immo locat ipsum in caelis cum deis.
Rien d’étonnant à cela. Et il dit que la Muse ne laisse pas mourir un homme digne de louange ; elle va même jusqu’à le placer aux cieux avec les dieux.
Et ita Hercules, Pollux et Bacchus recepti sunt inter deos, nunc qui a mortalibus inuocantur.
Et ainsi Hercule, Pollux et Bacchus furent reçus parmi les dieux, eux qui sont maintenant invoqués par les hommes.
Quod uero non haberent hic mercedem benefactorum si tacerent Musae.
Mais ils n’auraient pas la récompense de leurs bonnes actions si les Muses restaient muettes.
Probat in alio carmine ubi sic
dicit : «
Il le démontre dans un autre poème où il dit : « Bien des hommes vaillants ont vécu avant Agamemnon, mais tous sont ensevelis, non pleurés et inconnus, dans une nuit éternelle, parce qu’ils manquent d’un prophète sacré ».
Multi fortes uiri fuerunt ante Agamemnonem imperatorem Graecorum qui ante Troiam fuerunt.
Il y eut de nombreux hommes vaillants avant Agamemnon, général grec, qui vécurent avant la guerre de Troie.
Sed omnes illi ignoti sunt nullusque eorum mortem flet quia caruerunt sacro uate.
Mais tous ces gens sont inconnus et nul ne pleure leur mort car ils ont manqué d’un prophète sacré.
Sacer ergo et uenerabilis est poeta bonus et Deo familiaris ad ipsiusque mirabilia proxime accedens.
Le bon poète est donc sacré et vénérable, ami de Dieu, et il parvient au plus près de ses merveilles.
Et haec de hoc capitulo satis dixisse multis forte uideor quamuis uix aliquid quod ad laudem poetarum dicere possem mihi dixisse uidear.
Et beaucoup pensent peut-être que j’en ai assez dit sur ce chapitre bien que je pense avoir à peine dit ce que je pourrais dire pour faire l’éloge des poètes.