De triplici carminum stilo et pedum ludentium ornamentis. Capitulum III.
Iodocus Badius Ascensius

Présentation du paratexte

Josse Bade ouvre son commentaire aux comédies de Térence par une longue introduction qu’il nomme lui-même Praenotamenta. Il s’agit de « notes préliminaires » plutôt que d’une « préface » à proprement parler.

Cette section est composée de 26 chapitres qui forment un traité de poétique en miniature auxquels il adjoint une série de remarques préliminaires sur le prologue et la première scène de l’Andrienne. L’humaniste y développe une ample réflexion sur la comédie. Partant d’une définition de la poésie, Bade aborde ensuite l’origine de la comédie, ses caractéristiques et mène une longue réflexion sur la scénographie antique. Les deux derniers chapitres traitent de la vie et des œuvres de Térence.

Bibliographie :
  • Philippe Renouard, Bibliographie des impressions et des œuvres de Josse Badius Ascensius, pubPlace, publisher, date, 3 vol.
  • Maurice Lebel, Les préfaces de Josse Bade (1462-1535) humaniste, éditeur-imprimeur et préfacier, pubPlace, publisher, date.
  • Paul White, Jodocus Badius Ascensius. Commentary, Commerce and Print in the Renaissance, pubPlace, publisher, date.
  • Louise Katz Simon, La presse et les lettres. Les épîtres paratextuelles et le projet éditorial de l’imprimeur Josse Bade (c. 1462-1535), thèse de doctorat, EPHE, date, II, p. 28-39.
  • G. Torello-Hill et A.J. Turner, The Lyon Terence. Its Tradition and Legacy, Leiden/Boston, Brill, 2020
Traduction : Laure HERMAND

De triplici carminum stilo et pedum ludentium ornamentis. Capitulum III.

Chapitre 3. Les trois styles de poèmes et les équipements des pieds des acteurs

Vt autem de poetarum operibus expresse loquamur, duo praemittemus, unum de triplici scribentium stilo, alterum de triplici pedum ornamento, quo ludentes pedes suos ornabant.

Mais pour que nous parlions clairement des œuvres des poètes, nous exposerons au préalable deux points, le premier au sujet des trois styles d’écriture, l’autre au sujet des trois ornements des pieds, desquels les acteurs paraient leurs pieds1.

Sicut ergo triplices sunt res, de quibus contingit loqui et scribere, uidelicet sublimes, humiles et mediocres, ita tres sunt figurae seu characteres, seu stili scribentium.

Donc de même qu’il y a trois catégories de choses dont il convient de parler et d’écrire, à savoir les choses sublimes, humbles et moyennes, de même il y a trois figures, caractères ou styles d’écriture.

Nam qui de sublimibus altis et magnificis rebus ut de Dei, heroum, regum principumque clarissimis factis debite tractare uolunt, utuntur altiloquo seu sublimi stilo.

Car ceux qui veulent traiter comme il se doit des choses sublimes, élevées et magnifiques, comme les actions les plus nobles de Dieu, des héros, des rois et des princes, utilisent un style éloquent ou élevé.

Qui uero loquuntur de humilibus rebus ut de iocis, scommatibus, de pastorum uiliumque personarum factis gracili seu humili stilo utuntur, et qui de mediocribus mediocri.

Mais ceux qui parlent de choses humbles comme les plaisanteries, railleries, actions des bergers et des personnages vulgaires utilisent un style simple ou humble, et ceux qui parlent de choses moyennes, utilisent un style moyen.

Item quantum ad secundum oportet scire quod triplex est sermo loquentium.

De même, relativement au second style, il faut savoir que le discours des locuteurs est de trois sortes.

Quidam est prosaicus, hoc est prorsus a numeris, ordine et mensura solutus.

Le premier est la prose, c’est-à-dire un discours en droite ligne, libéré des rythmes, de l’ordre et de la mesure.

Alius est totus metricus id est certa quadam syllabarum et temporum mensura constructus.

Le second est le mètre complet, c’est-à-dire structuré par une mesure fixe des syllabes et des temps.

Tertius est mixtus.

Le troisième est mixte.

Prosaico utimur uulgo loquentes, quando neque uerborum, neque syllabarum, neque temporum numeros aduertimus.

Nous utilisons la prose pour le style familier quand nous ne portons aucune attention aux rythmes ni des mots, ni des syllabes, ni des temps.

Metrico stricte utuntur poetae qui non contenti sunt in uno uersu certum uerborum aut syllabarum numerum comprehendere et obseruare, sed etiam singularum syllabarum tempora, hoc est durationes, in proferendo diligentissime seruant.

Les poètes utilisent de manière rigoureuse le mètre, eux qui ne se sont pas contentés de saisir et d’observer en un seul vers le rythme déterminé des mots ou des syllabes, mais qui aussi respectent avec le plus grand soin dans la prononciation les temps de chaque syllabe, c’est-à-dire leur durée.

Mixto utuntur oratores qui non poeticos sed suos, id est oratorios, numeros et pedes habent, quibus etiam historiographis uti conuenit.

Les orateurs utilisent le style mixte, eux qui possèdent des rythmes et des pieds non pas poétiques, mais propres à eux, c’est-à-dire oratoires, et il convient aussi que les historiens les utilisent.

Quia ergo poetae et oratores loquendo non proruunt, neque praecipites subitique et incompositi saliunt, neque modo currentes, modo repentes prodeunt, sed magnifice incedunt et uniformi processu progrediuntur, ideo dicuntur carmina et orationes habere pedes quibus succinctim clausulatimque progrediantur.

Donc puisque les poètes et les orateurs ne se précipitent pas en parlant, ni ne bondissent la tête la première et de manière brusque et désordonnée, ni ne s’avancent tantôt en courant, tantôt en rampant, mais marchent magnifiquement et s’avancent en une progression uniforme, les poèmes et les discours possèdent, dit-on, des pieds, grâce auxquels ils avancent à petits pas et avec des clausules 2.

Alii tamen sunt numeri et pedes oratorum, alii poetarum ut alibi potius quam hic disquirendum est.

Cependant les rythmes et les pieds des orateurs sont une chose, ceux des poètes en sont une autre, point qu’il faut approfondir de préférence ailleurs qu’ici.

Quia autem poemata pedibus constant, ideo dramaticorum actores et lusores dum agerent pedes suos tripliciter instituebant.

Mais puisque les poèmes consistent en des pieds, les acteurs et les joueurs de poèmes dramatiques en jouant équipaient leurs propres pieds de trois manières.

Nam qui ludos in sublimi seu altiloquo stilo compositos agebant, cuiusmodi sunt tragoedi, utebantur altissimo calceamento qui cothurnus dicitur.

Car ceux qui interprétaient des spectacles composés dans le style sublime ou grandiloquent, tels que les tragédiens utilisaient une chaussure très haute appelée cothurne.

Est enim cothurnus altum genus calceamenti utrique pedi aptum, quod non modo pedes sed etiam suras et tibias ambiebat, et ideo saepe cothurnatum opus dicitur quod in alto stilo compositum est, ut opus Vergilii de Aenea ; quinetiam cothurnus pro ipso altisono stilo capi solet.

En effet le cothurne est un genre de chaussure haute, adaptée aux deux pieds, qui entourait non seulement les pieds mais aussi les mollets et les tibias, et c’est pour cette raison que souvent on appelle « cothurnée » une œuvre qui a été composée dans un style élevé, comme l’œuvre de Virgile au sujet d’Enée ; bien plus on a coutume de prendre le cothurne comme substitut du style grandiose lui-même.

Competit autem, ut dixi, cothurnus tragoedis.

Et le cothurne, comme je l’ai dit, convient particulièrement aux tragédiens.

Tragoedus uero est qui tragoedias agit.

Et le tragédien est celui qui interprète des tragédies.

Tragicus qui tragoedias scribit, sicut comoedus qui comoedias agit seu ut (dicunt uulgatiores) ludit, et comicus qui eas scribit et facit.

Le poète tragique est celui qui écrit des tragédies, de même que le comédien est celui qui interprète des comédies, ou comme on dit en langue vulgaire, les joue, et le poète comique celui qui les écrit et les fabrique.

Quia ergo tragoedi, ut dicemus, res altas ludebant alto calceamento hoc est cothurno utebantur.

Donc puisque les tragédiens, comme nous le dirons, jouaient des hauts faits, ils utilisaient des chaussures hautes, c’est-à-dire les cothurnes.

Qui uero res mediocres agebant utebantur soccis.

Mais ceux qui interprétaient des actions moyennes utilisaient des socques.

Est enim soccus calceamentum rusticum agricolis aptum, et ita competit comoedis qui de mediocribus fortunis hominum res compositas ludebant.

En effet, le socque est une chaussure rustique adaptée aux paysans, et ainsi elle s’accorde aux comédiens qui jouaient des histoires composées sur des destins moyens.

Et quia soccus qui mediocre est calceamentum competit agricolis, ideo recte Vergilius ubi de agricultura loquitur mediocri utitur stilo.

Et puisque le socque, chaussure de qualité moyenne, convient particulièrement aux paysans, c’est à bon droit que Virgile, quand il parle d’agriculture, utilise le style moyen.

Sed qui humillima quaeque ut iocos, sales, scommata, dicteria et ridicula et satis lasciua dicta, tam gestu corporisque uerborum praelatione repraesentabant, planipedes incedebant cuiusmodi sunt mimi.3

Mais ceux qui représentaient toutes les choses les plus viles comme les plaisanteries, les bons mots, les railleries, les sarcasmes, les brocards s’avançaient les pieds nus ; c’est à cette catégorie qu’appartiennent les joueurs de mime.

His uisis uideamus pauca de descriptionibus et differentiis, praecipue tragoediarum et comoediarum.

Après avoir vu ces choses, voyons quelques éléments au sujet des descriptions et des définitions, principalement des tragédies et des comédies.


1. Il ne s’agit pas des pieds métriques comme semble le supposer Maurice Lebel dans sa traduction (« triple arrangement métrique qui agrémentait les vers des acteurs »), mais bien des pieds et de leurs ornements que sont les chaussures, comme en atteste la fin du chapitre. Les trois types d’ « ornement du pied » sont selon Bade les cothurnes, les socques et les pieds-nus, chaque type correspondant évidemment à un genre théâtral, tragédie, comédie et mime, et à chacun des trois styles, sublime, moyen et bas.
2. Voir Matthieu de Vendôme, Ars versificatoria, I, 1, dans E. Faral, Les arts poétiques du XIIe et XIIIe siècles. Recherches et documents sur la technique littéraire du Moyen Âge, Paris, H. Champion, 1924 (rééd. Genève-Paris, 1982, p. 110-111) : Versus est oratio metrica, succinctim (ou succincte) clausulatimque progrediens uenusto uerborum matrimonio.
3. Diom., Ars 490.