Descriptiones et differentiae tragoedia et comoediae. Capitulum IV.
Iodocus Badius Ascensius

Présentation du paratexte

Josse Bade ouvre son commentaire aux comédies de Térence par une longue introduction qu’il nomme lui-même hi. Il s’agit de « notes préliminaires » plutôt que d’une « préface » à proprement parler. Cette section est composée de 26 chapitres qui forment un traité de poétique en miniature auxquels il adjoint une série de remarques préliminaires sur le prologue et la première scène de l’Andrienne. L’humaniste y développe une ample réflexion sur la comédie. Partant d’une définition de la poésie, Bade aborde ensuite l’origine de la comédie, ses caractéristiques et mène une longue réflexion sur la scénographie antique. Les deux derniers chapitres traitent de la vie et des œuvres de Térence.

Bibliographie :
  • Philippe Renouard, Bibliographie des impressions et des œuvres de Josse Badius Ascensius, pubPlace, publisher, date, extent
  • Maurice Lebel, Les préfaces de Josse Bade (1462-1535) humaniste, éditeur-imprimeur et préfacier, pubPlace, publisher, date.
  • Paul White, Jodocus Badius Ascensius. Commentary, Commerce and Print in the Renaissance, pubPlace, publisher, date.
  • Louise Katz Simon, La presse et les lettres. Les épîtres paratextuelles et le projet éditorial de l’imprimeur Josse Bade (c. 1462-1535), thèse de doctorat, EPHE, date.
Traduction : Laure HERMAND

Descriptiones et differentiae tragoediae et comoediae. Capitulum IV

Chapitre 4. Les caractéristiques et différences de la tragédie et de la comédie.

« Tragoedia », ut refert Diomedes, « est heroicae fortunae in aduersis comprehensio » 1 ; dicta autem uidetur a Graecis eo quod tragos Graece dicitur hircus et odae cantus, cantantibus enim tragoediam hircus dabatur in praemium2, ut dicit Horatius.

« La tragédie », comme Diomède le rapporte, « est le condensé d’un destin héroïque dans l’adversité » ; or elle a, semble-t-il, été appelée ainsi par les Grecs parce que tragos en grec signifie « bouc » et ôdê « chant » ; en effet un bouc était donné en récompense à ceux qui chantaient une tragédie, comme Horace le dit.

Comoedia autem est priuatae ciuilisque fortunae sine periculo uitae comprehensio 3

Mais la comédie est « le condensé d’un destin privé et particulier sans danger mortel ».

Dicta ideo quia comae Graece pagi dicuntur, id est conuenticula rusticorum quae uulgariter uillagia dicimus.

Elle a été appelée ainsi parce que les bourgs sont appelés en grec comae c’est-à-dire des lieux de réunions de paysans que nous appelons villages en langue vulgaire.

Nam, ut Varro ait, iuuentus Attica circa uicos et pagos ire solita fuit, et quaestus gratia hoc carminis genus exercebat4, uel quia Athenienses iam intra urbem coacti in uiculis paruarum domuum hunc cantum exercebant, uel dicitur a comou id est a comissatione, quia in comissationibus huiusmodi spectacula primum exhiberi consuerunt.

Car, comme Varron le dit, la jeunesse de l’Attique était habituée à aller autour des villages et des bourgs, et elle pratiquait ce genre de chant en vue du gain, ou parce que les Athéniens contraints déjà à l’intérieur de la ville, travaillaient ce chant dans les petites maisons des bourgades, ou on dit que c’est depuis comou c’est-à-dire depuis festin parce que on joignait des spectacles présentés d’abord dans les festins de cette manière.

Vt uero definitiones ex quibus differentiae apparebunt latius explicentur, sciendum quod tragoedia est quidam ludus metrice compositus in quo principaliter ostenditur fragilitas humanarum rerum.

Mais pour expliquer plus largement ces définitions à partir desquelles des différences entre ces genres apparaîtront, il faut savoir que la tragédie est un premier type de jeu composé avec des mètres dans lequel c’est surtout la fragilité de la condition humaine qui est montrée.

Nam reges et principes, qui se primum perbeatos et perquam felices arbitrabantur, in fine tragoediarum, in extremam miseriam redacti, exclamationibus et dedignationibus caelum et terram confundunt, omniaque et caelestia et terrestria incusant.

Car les rois et les princes qui au début pensaient être très heureux et très chanceux, à la fin des tragédies sont réduits à la plus grande misère, de leurs exclamations et de leurs dédains confondent ciel et terre et accusent tous les éléments du ciel et de la terre.

Comoedia autem est quidam ludus in quo ostenditur uita mediocrium personarum, et patrum filiorumque familias quomodo inter se uiuere debent, neque habet laetum initium sed potius finem, ut latius patebit ex differentiis comoediarum et tragoediarum quarum sit prima.

Quant à la comédie, elle un jeu dans lequel on montre la vie de personnage ordinaires, de pères et de fils, telle qu’ils sont censés la vivre ; et le début n’est pas joyeux mais la fin l’est davantage, comme il apparaîtra plus largement à partir des différences entre comédies et tragédies, dont voici la première.

Tragoedia saepe ex historia et ex re gesta componitur, licet fabulosa admisceantur, comoedia autem de materia ex toto ficta, sed tamen ueri simili.

Souvent la tragédie est composée à partir de l’histoire et d’événements réels, bien qu’on y mêle des éléments fabuleux, tandis que la comédie est composée à partir d’une matière totalement fictive, mais toutefois vraisemblable.

Secunda potest esse quod tragoedia semper est de altissimis personis et in altisono stilo conscripta, comoedia uero de mediocribus et in mediocri stilo facta.

La deuxième différence peut être que la tragédie est tout le temps au sujet de personnes nobles et écrite dans un style noble alors que la comédie est au sujet de personnes ordinaires et dans un style ordinaire 5.

Tertio est quod tragoedia in principio est laeta ostendens pompas, gloriam magnificentiasque magnatium et nobilium, in fine autem tristissima ostendens reges et principes ad mendicitatem usque et ultimam desperationem aliquando redactos, et ita uitam fugiendam continet.

La troisième différence est que la tragédie au début est heureuse montrant l’apparat, la gloire et la magnificence des personnages éminents et des nobles, mais qu’elle est à la fin très triste car elle montre des rois et des princes réduits parfois à la mendicité et au plus grand désespoir, et ainsi elle contient une vie à fuir.

Comoedia autem in principio est suspensa et in medio turbulenta.

Quant à la comédie, elle est au début incertaine et au milieu agitée.

Nam in eo solent omnes personae semel deludi et conturbari.

Car dans celle-ci tous les personnages ont l’habitude d’être trompés et troublés (au moins) une fois.

In fine autem omnes in gratiam redeunt, itaque tragoedia principium laetum et finem tristem habet.

Cependant à la fin tous se réconcilient ; c’est pourquoi la tragédie a un début heureux et une fin triste.

Comoedia contra principium ambiguum et satis triste continet, finem autem laetissimum.

Au contraire la comédie a un début incertain et assez triste, mais une fin extrêmement heureuse.

Ideoque dicitur quod comoedia est priuatae ciuilisque fortunae comprehensio sine periculo uitae. 6

C’est pour cette raison que l’on dit que la comédie est « le condensé d’un destin privé et particulier sans danger mortel ».

Nam et uitam capessendam docet ut pote in qua post errorem reditur in uiam rectam.7

Car elle enseigne qu’il faut embrasser la vie car dans une comédie, après une erreur, on revient dans le droit chemin.

Tragoedia autem est heroicae fortunae in aduersis comprehensio. 8

La tragédie est de son côté le condensé d’un destin héroïque dans l’adversité.

Quapropter cum Archelaus rex Euripidem poetam Graecum rogaret ut de se tragoediam faceret, abnuit poeta precatusque est Deum ne quid regi accideret tragoedia dignum.9

C'est pourquoi lorsque le roi Archelaos10 demanda à Euripide de faire une tragédie à son sujet, le poète refusa et supplia Dieu qu’il n’arrive pas au roi quelque chose de digne de la tragédie.

Et haec hactenus ; nunc de origine et inuentione utrarumque dicendum puto.

Et c’est assez sur le sujet ; maintenant il faut à mon avis parler de l’origine et de l’invention de l’une et l’autre.


1. Diom., Ars 487, .
2. Hor., P. 220. Il s’agit d’une citation d’Horace (A.P., 220). Mais il est probable que c’est chez Diomède que Bade la lit.
3. Diom., Ars 488, .
4. Diom., Ars 488, .
5. Sur Térence comme modèle du style tempéré (mediocris), voir Varron dans Gell., Noct. 6.14.6 : Vera autem et propria huiuscemodi formarum exempla in Latina lingua M. Varro esse dicit ubertatis Pacuuium, gracilitatis Lucilium, mediocritatis Terentium).
6. Diom., Ars 488, .
7. Evanthius, De fabula 4.2, .
8. Diom., Ars 487, .
9. Diom., Ars 488, . Bade suit Diomède qui considère qu’Euripide n’a jamais écrit la pièce commandée par Archélaos. Or nous possédons des fragments d’une pièce intitulée Archélaos, en l’honneur du roi de Macédoine, écrite par Euripide à la fin de sa vie et aujourd’hui perdue (voir Annette Harder, Euripides’ Kresphontes and Archelaos. Introduction, Text and Commentary, Leiden, Brill, 1985, p. 125-272).
10. Archélaos Ier fut roi de Macédoine vers 400 av. JC ; successeur de Perdicas II. Personnage peint comme un monstre de cruauté dans le Gorgias, il était toutefois connu comme un homme de culture, qui fit tout pour montrer que son pays appartenait à la Grèce proprement dite en faisant de sa nouvelle capitale, Pella, un centre pour les artistes, où il reçut Euripide, Agathos, Choerilos de Samos, Timothée, Zeuxis.