De Comoedia Antiqua. Capitulum VI.
Iodocus Badius Ascensius

Présentation du paratexte

Josse Bade ouvre son commentaire aux comédies de Térence par une longue introduction qu’il nomme lui-même Praenotamenta. Il s’agit de « notes préliminaires » plutôt que d’une « préface » à proprement parler.

Cette section est composée de 26 chapitres qui forment un traité de poétique en miniature auxquels il adjoint une série de remarques préliminaires sur le prologue et la première scène de l’Andrienne. L’humaniste y développe une ample réflexion sur la comédie. Partant d’une définition de la poésie, Bade aborde ensuite l’origine de la comédie, ses caractéristiques et mène une longue réflexion sur la scénographie antique. Les deux derniers chapitres traitent de la vie et des œuvres de Térence.

Nous avons choisi de séparer ce très long paratexte, troisième de l’édition badienne, en suivant la division par chapitres de l’auteur.

Bibliographie :
  • Philippe Renouard, Bibliographie des impressions et des œuvres de Josse Badius Ascensius, Paris, E. Paul et fils et Guillemin, 1908, 3 vol.
  • M. Lebel, Les préfaces de Josse Bade (1462-1535) humaniste, éditeur-imprimeur et préfacier, Louvain, Peeters, 1988
  • Paul White, Jodocus Badius Ascensius. Commentary, Commerce and Print in the Renaissance, Oxford University Press, 2013
  • L. Katz, La presse et les lettres. Les épîtres paratextuelles et le projet éditorial de l’imprimeur Josse Bade (c. 1462-1535), thèse de doctorat soutenue à l’EPHE sous la direction de Perrine Galand, 2013
Traduction : Sarah GAUCHER

De comoedia antiqua. Capitulum VI.

Chapitre 6. Sur l’ancienne comédie.

Postquam, ut diximus et autor est Donatus meminitque Vergilius, pro frugibus rustici singulis annis laeta festa Baccho Cererique agere consueuerunt, propter deorum laudes decantata sunt iuterdum ridicula carmina quibus iocose hominum carnalia praecipue uitia notabantur.

Après que, comme nous l’avons dit à la suite de Donat et comme le rappelle Virgile, les paysans eurent pris chaque année l’habitude de célébrer des festivités à Bacchus et à Cérès en échange de récoltes, ils chantèrent à la louange des dieux des poèmes divertissants qui stigmatisaient plaisamment les vices, surtout charnels, des hommes.

Id enim uulgo uidemus quod post comessationes et potationes quibus in illis festis largiter indulgebant, homines carnalia libenter recitent et recitantes audiant.

En effet, nous voyons couramment qu’après les festins et les beuveries auxquels on se livrait à cœur joie dans ces célébrations, les hommes prennent plaisir à réciter des paillardises et à écouter ceux qui les récitent.

Ideoque, ut dicit Horatius, inter pocula laeta et repletas cibo lances de parsimonia et sobrietate frustra disputaretur.1

Et c’est pourquoi, comme le dit Horace, il serait vain de parler de parcimonie et de sobriété au milieu des coupes joyeuses et des plats remplis de nourriture.

Vt autem illa carminum fragmenta quibus iocose uitia carpebantur aliquam moribus utilitatem afferent, surrexerunt Susarion, Nullus2 et Magnes3, poetae clarissimi qui ioculatoria quaedam carmina faciebant in morem integri ludi, sed autem adhuc rudia nec in ordinem digesta.

Pour que ces ébauches de poèmes qui s’attaquaient avec humour aux vices apportent quelque profit aux mœurs, arrivèrent Susarion4, Mullus5, Magnès6, poètes très célèbres qui produisaient des poèmes plaisants ayant l’aspect de pièces complètes, mais encore grossiers et désordonnés.

Postquam uero eiusmodi uisa est multum profuisse moribus, iam secunda aetate scribere coeperunt Eupolis, Cratinus et Aristophanes qui uitia sectati acerbissimas comoedias scripserunt.

Après qu’on eut observé que les poèmes de ce genre étaient fort utiles aux mœurs, dans un deuxième temps, Eupolis7, Cratinos8 et Aristophane commencèrent à écrire : dénonçant les vices, ils écrivirent des comédies très acerbes.

Vnde dicit Horatius in sermonibus :

Voilà pourquoi Horace dit dans ses Satires :

Eupolis atque Cratinus Aristophanesque poetae,Atque alii quorum comoedia prisca uirorum est,Si quas erat dignus describi quod malus aut fur.Aut moechus foret aut sicarius aut alioquando famosus multa cum libertate notabant.Hinc totus pendet Lucilius hosce secutus. Mutatis tamen pedibus numerisque. 9

« Eupolis, Cratinos, Aristophane et les autres poètes de l'ancienne comédie stigmatisaient en toute liberté celui qui méritait d'être mis en scène parce qu’il était méchant, voleur, adultère, sicaire, ou infâme de quelque autre façon. Lucilius procède entièrement d'eux ; il les suit, mais en mètres et en rythmes différents. »

Hoc est Eupolis, Cratinus et Aristophanes poetae et alii omnes quae antiquam comoediam scripserunt, notabant et publice ludere faciebant cum multa libertate, quia licuit eis unumquemque etiam sub proprio nomine reprehendere in ludendo et eius uitia demonstrare.

C’est-à-dire qu’Eupolis, Cratinos, Aristophane et tous les autres poètes qui ont écrit de l’ancienne comédie, stigmatisaient les hommes et faisaient jouer publiquement avec une grande liberté, parce qu’il leur fut même permis sur scène de les réprimander chacun nommément et de donner à voir leurs vices.

Notabant ergo illi publice si quis erat malus et peruersus aut fur, aut moechus aut sicarius aut alio quouis modo infamis.

Ils stigmatisaient donc publiquement ceux qui étaient méchants, voleurs, adultères, sicaires, ou infâmes de n’importe quelle autre façon.

Et illos secutus est Lucilius poeta Romanus qui primus (ut dixi) satyram nouam scripsit ; cuius materiam ex antiquis comoediis sumpsit, sed tamen (ut dixi) stilum et carmen mutauit.

Et Lucilius10, poète romain, qui le premier, comme je l’ai dit, a écrit une satyre nouvelle, les suivit 11 ; il en emprunta le sujet de l’ancienne comédie, mais, comme je l’ai dit, il en changea le style et le mètre12.

Erat autem, ut tetigi, huiusmodi publica notatio multum utilis ad bonos mores, quia plurimi, ne infamia notarentur et poenam saltem infamiae subirent, timuerunt peccare.

Or, comme je l’ai évoqué, ce genre de stigmatisation publique était fort utile aux bonnes mœurs, parce qu’un très grand nombre d’hommes, pour ne pas être touchés par l’infamie et du moins ne pas subir la peine de l’infamie, craignirent de commettre une faute.

Vnde dicit in epistulis Horatius :

C’est pourquoi Horace dit dans ses Épîtres :

Oderunt peccare boni uirtutis amore.Oderunt peccare mali formidine poenae 13.

« Les hommes de bien se gardent de commettre des fautes par amour de la vertu ; les méchants par crainte de la punition. »

Multorum etiam qui tacite peccasse sperauerant, scelera lusores indagabant et in praesentia illorum ludebant.

Les acteurs débusquaient aussi les méfaits d’un grand nombre de gens qui avaient espéré les commettre en catimini et ils jouaient en leur présence.

Quapropter aut paenitentia ducti sunt aut nimio rubore perfusi abstinuerunt.

Aussi ces hommes furent-ils mus par la pénitence ou s’abstinrent-ils de pécher, submergés de trop de honte.

Quam rem dolet Iuuenalis tamen prima satyra sibi non licere, ostendens fructum quem Lucilius moribus bonis ex ea libertate fecit his uerbis :

Cependant, Juvénal se plaint, dans sa première satyre, que cette liberté ne lui soit pas permise, en faisant voir en ces termes le fruit que Lucilius tira de ce franc-parler pour les bonnes mœurs :

Ense uelut stricto quotiens Lucilius ardensinfremuit: rubet auditor cui frigida mens estcriminibus etc. 14

« Chaque fois qu’un Lucilius s’enflamme, empoigne l’épée et se met à gronder, l’auditeur rougit, ses crimes lui glacent l’âme, etc. »

Quotiens, inquit, Lucilius ira accensus est intra peccata et sic infremuit acerbissime scribendo tanquam uellet peccatores ense inuadere, auditores inscii sibi quibus mens erat frigida criminibus erubuerunt et ingenti rubore perfusi oderunt peccare.

Chaque fois, dit-il, que Lucilius s’enflamma de colère contre les méfaits et qu’il fit frémir sa plume avec une remarquable agressivité comme s’il voulait pourfendre de l’épée les malfaisants, les auditeurs ignorants, qui avaient l’esprit froid, rougirent de leurs crimes et, submergés d’une honte extrême, se gardèrent de commettre une faute.

Ea autem libertas publice et nominatim unumquemque nominandi ablata est postquam ea abuti coeperunt poetae.

Cette liberté de nommer tout un chacun publiquement et nommément fut supprimée après que les poètes commencèrent à en abuser.

Nam postmodum poetae aut propria inuidia moti aut pretio producti etiam bonos ciues laedere coeperunt.

En effet, par la suite, les poètes, mus par leur propre envie ou poussés par l’appât du gain, commencèrent à s’en prendre également aux hommes de bien.

Quapropter lata lege cautum est ne quis libellum famosum edat ; quae lex adhuc apud Romanos extat.15

Aussi veilla-t-on, après promulgation d’une loi, à ce que personne ne fasse paraître de libelle diffamatoire ; et cette loi demeure jusqu’à maintenant chez les Romains.16

Postquam lata lege sublata est libertas nocendi, abiit in desuetudinem illa uetus comoedia ortaque est tertia aetate noua comoedia cuius auctores et inuentores apud Graecos fuerunt, Menander et Philemon qui omnem comoediae acerbitatem mitigauerunt ut in comoediis Terentii uidebimus.

Après que, une fois cette loi promulguée, la liberté de nuire fut supprimée, la veille comédie tomba en désuétude et naquit, dans un troisième temps la nouvelle comédie, dont les auteurs et les inventeurs furent, chez les Grecs, Ménandre et Philémon17, qui adoucirent toute l’agressivité de la comédie, comme nous le verrons dans les comédies de Térence.

Vt enim dicit Cicero, comoedia est imitatio uitae, speculum consuetudinis et imago ueritatis.18

En effet, comme le dit Cicéron, « la comédie est l’imitation de la vie, le miroir de l’habitude et l’image de la vérité ».

Nihil enim a communi hominum mediocris status uita recedit ; sed ostendit quomodo parentes filios suos erudire debeant, qualisque sit uita adolescentium et quanta diligentia obseruanda.

En effet, rien ne s’y écarte de la vie de l’homme de condition ordinaire ; au contraire elle montre comment les parents doivent éduquer leurs fils, quelle est la vie des jeunes gens et quel respect ils doivent observer.

Graecorum illorum comoedias Romani transtulerunt primusque Liuius Andronicus de integro fecit.

Les Romains traduisirent les comédies des Grecs et Livius Andronicus19 fut le premier à composer une comédie à nouveaux frais.

Qui quidem Liuius Andronicus seruus fuit Liuii Salinatoris, abs quo ob ingenii meritum quoniam liberos optime erudiebat libertate donatus est olympiade CXLVIII.

Ce Livius Andronius était un esclave de Livius Salinator qui l’affranchit l’année de la cent-quarante-huitième olympiade.20 en récompenses de ses qualités puisqu’il éduquait fort bien ses enfants.

Sunt tamen qui uelint Epicarmum in insula Coa exulantem primum hoc carmen frequentasse et sic a Coo comoediam dictam esse.

Cependant, certains voudraient qu’Épicharme21 fût le premier à avoir pratiqué ce poème alors qu’il était en exil sur l’île de Cos et qu’ainsi on nomme la comédie d’après Cos.

Vt uero Donatus recitat, tragoedia saltem uetus multo ante comoediam fuit22, quod de ea quam nunc habemus indubitatum est, de ea quoque quam secunda aetate Eupolis, Cratinus ceterique fecerunt satis probabile est.

Mais, comme le dit Donat, l’ancienne tragédie a été inventée bien avant la comédie, ce qui est indubitable concernant la comédie que nous possédons maintenant et également assez probable concernant celle que produisirent dans un deuxième temps Eupolis, Cratinos et le reste des poètes.

Antiqua enim tragoedia coepit quo tempore adhuc feri et inculti erant mores hominesque in agris adhuc residebant, sed noua comoedia et etiam illa quae secunda aetate fiebat cepit primum agi quo tempore urbes erant conditae, leges latae et legitimae nuptiae institutae ad quas ut plurimum filii familias a parentibus suis post fatuos amores in comoedis conpelluntur.

En effet, l’ancienne tragédie commença à être jouée au moment où les mœurs étaient encore farouches et sauvages et où les hommes habitaient encore dans les campagnes, mais la nouvelle comédie et également celle qui fut composée dans un second temps commencèrent à être jouées au moment où les villes avaient été fondées, les lois promulguées et des mariages légitimes institués auxquels, dans les comédies, les parents incitent leurs fils après leurs folles amours.

Multi autem homines in agris tanquam siluestres et inculti habitasse memorant antequam in urbibus latis legibus legitimae fierent nuptiae.

Or, un bon nombre de gens se souviennent d’avoir habité dans les champs, comme des hommes des bois et comme des sauvages avant que dans les villes les lois soient promulguées et les mariages légitimes contractés.

Et quamuis, inquit idem Donatus, Thespis primus tragoediae inuentor fuisse putetur et Eupolis cum Cratino et Aristophane comoediae pater habeatur quod de praefecta et consummata in ordinemque redacta tragoedia et comoedia intelligi debet, Homerus tamen qui (ut inquit idem Donatus) omnis fere poeticae largissimus fons est, etiam his, hoc est tragicis et comicis carminibus exempla praebuit. Qui Iliadem in similitudinem tragoediae et Odysseam ad imaginem comoediae fecisse monstratur.23

Et bien que, dit ce même Donat, on ait pensé que Thespis avait été le premier auteur de tragédie et qu’Eupolis, avec Cratinos et Aristophane, soit considéré comme le père de la comédie parce qu’on doit comprendre ce que sont une tragédies et une comédie parfaites, achevées et bien ordonnées, c’est Homère, cependant, qui, comme le dit ce même Donat, est la source la plus abondante de presque toutes les poésies, la leur y compris, c’est-à-dire qu’il a fourni des exemples pour les poèmes tragiques et comiques. Et l’on voit qu’il a écrit l’Iliade sur le modèle d’une tragédie et l’Odyssée à l’image d'une comédie.

Opus enim Iliados, quod de Ilii, hoc est Troiae, obsessione compositum est, multas regum magnatiumque continet infelicitates et tristes exitus : quae tragica est materia.

En effet, l’Iliade, qui traita du siège d’Ilion, c’est-à-dire de Troie, contient les nombreux malheurs des rois et des grands hommes et leurs fins funestes : c’est un sujet tragique.

Odyssea autem de Vlixis composita quodammodo comoediae imaginem prae se fert.

Quant à l’Odyssée, qui traite d’Ulysse, elle donne d’une certaine façon l’image d’une comédie.

Nam sagacitatem Vlixis ut probi patrisfamilias ostendit.

En effet, elle montre la sagacité d’Ulysse comme d’un honnête père de famille.

Amores sociorum eius a Syrenibus et Circe illusorum, multaque id genus ad comica argumenta praetinentia continet.

Elle contient les amours de ses compagnons, séduits par les Sirènes et Circé, et bien des éléments de ce genre qui touchent aux sujets comiques.

Post Homeri ergo tale tantumque documentum ab ingeniosissimis imitatoribus opera tragica et comica digesta sunt in ordinem et diuisa quae tunc passim fiebant impolita et incondita confusaque nec ut nunc propria et peculiari forma decorata.

Donc, après le majestueux et monumental exemple que fournit Homère, des imitateurs pleins de talent ont produit des œuvres tragiques et comiques organisées et divisées, contrairement à celles qui alors étaient partout rudes, sans finesse, confuses et dépourvues des agréments de la forme particulière et caractéristique que l’on connait aujourd’hui.

Vt autem huius capituli tandem finem faciam, liquet ex his quae diximus nullum artificium humana industria effectum primo conatu perfectum prodisse.

D’autre part, pour mettre enfin un terme à ce chapitre, il découle des éléments dont nous avons parlé qu’aucun travail produit par l’activité humaine n’est parvenu du premier coup à la perfection.

Nam primum inuentum erat quoddam genus carminis inconditi ad laudem et gratiarum actionem decantatum quod quia hircum scriptori suo pariebat uel quia in hirci imolatione fiebat tragoedia a tragos hoc est a capro denominabatur.

En effet, on avait d’abord inventé un genre de poème sans finesse et chanté pour la louange et les actions de grâce que l’on appelait tragédie, mot tiré de tragos, c’est-à-dire du bouc, parce qu’on donnait un bouc en salaire à son auteur ou parce qu’elle était jouée pendant le sacrifice d’un bouc.

Et quia in illius locum manente praemio successerunt dramata quibus infortunia magnorum uirorum ostendebantur, inuenta est illa quae nunc habet tragoedia.

Et parce que leur succédèrent, pour la même récompense, des pièces qui montraient les infortunes des grands hommes, on inventa la tragédie que nous possédons aujourd’hui.

Item quia in conuenticulis illis hominum seu inter comessandum aut certe paulo post comessationes fiebant dramata quibus uitia hominum iocose et inconditis adhuc uersibus notabantur in prima illa, ut dictum est, aetate et postea in secunda aetate eadem uitia magis reformatis carminibus acerbissime cum libertate multa scribentium taxabantur, a pagis seu comessationibus dicebatur illud carminis genus comoedia24, donec introductis ob eam quam dixi causam satyris satyra coepit appellari.

De même, parce que dans ces réunions, au moment des repas ou du moins peu après les repas on jouait dans un premier temps, comme je l’ai dit, des pièces qui stigmatisaient plaisamment et dans des vers encore sans finesse les vices des hommes, comme je l’ai dit, et qu’ensuite, dans un deuxième temps, des poèmes plus réguliers blâmaient ces mêmes vices avec beaucoup d’agressivité et grâce à l’immense liberté qu’avaient leurs auteurs, on appelait ce genre de poème comédies d’après le mot « village » ou « manger », jusqu’à ce qu’après avoir introduit des satyres pour la raison que j’ai donnée on commence à les appeler satyres.

Postquam autem neque in comoediis neque in satyris licuit uiuentes nominatim infamia notare, orta est in tertia aetate comoedia noua de qua hic uidendum est : quae quidem comoedia apud Graecos est inuenta.

D’autre part, après qu’il n’a plus été permis ni dans les comédies ni dans les satyres de couvrir d’infamie les vivants en les attaquant nommément, naquit dans un troisième temps la nouvelle comédie, qu’il nous faut examiner ici : elle fut, pour sa part, inventée chez les Grecs.

Apud Romanos autem solos habet satyra noua : quae est maledicum carmen uitiorum reprehensibilium.

Chez les Romains, il n’existe que la satyre nouvelle : c’est un poème qui blâme les vices condamnables.

Satyrici enim officium idem est quod praedicantium in ecclesia Christiana.

En effet, le rôle du poète satirique est le même que celui des prédicateurs dans l’Église chrétienne.

Vnde etiam Horatius satyras suas sermones appellare uoluit.25

Voilà pourquoi Horace veut que l’on appelle ses satyres des sermons.26

Inter satyricos autem, ut dixi, latinos Lucilius primus extitit qui ueteris comoediae acerbitatem et libertatem imitatus est, mutato solummodo genere metrorum.

Parmi les poètes satiriques latins, comme je l’ai dit, Lucilius fut le premier à avoir imité l’agressivité et la liberté de parole de l’ancienne comédie, changeant seulement le genre des mètres.

Nam hexametris usus est sicut etiam sequentes qui illius libertatem non habentes non tam acerbe taxauerunt, nec uiuentes sub propriis praesertim nominibus tam libere ut Lucilius.

En effet, il a employé des hexamètres, comme ses successeurs, qui, n’ayant point la même liberté que lui, exercèrent leurs critiques avec moins d’agressivité et surtout n’attaquèrent pas nommément les vivants aussi librement que Lucilius.

Item ut de re proposita praecipue loquar, nullum genus carminis Romani apud Graecos dereliquerunt quod non imitati sunt.

De même, pour parler du sujet que nous nous sommes fixé, les Romains n’ont délaissé aucun genre de poèmes pratiqué chez les Grecs et les ont tous imités.

Vnde dicit Horatius :

Voilà pourquoi Horace dit :

Nil intentatum nostri liquere poetae etc. 27

« ll n'est pas un seul genre que n'aient abordé nos poètes »

quia omnia fecerunt quae Graecos factitasse uidebant.

, parce qu’ils ont fait tout ce qu’ils voyaient que les Grecs avaient fait.

Atque noua etiam carminum genera non sine laude ausi sunt inchoare tunc.

Et ils ont même osé, avec succès, pratiquer alors de nouveaux genres de poèmes.

Plurimi tamen Graecorum comoedias transtulerunt.

Cependant, la plupart d’entre eux ont traduits les comédies grecques.

Omnes autem comici poetae dicebantur et qui Graecos transtulerunt et qui nouas fecerunt.

Mais on donnait alors à tous les comiques le nom de poètes, à la fois à ceux qui traduisirent les Grecs et à ceux qui firent de nouvelles comédies.

Inter quos celebres habentur decem quorum ordinem non in tempore sed in perfectione posuit Sedigitius in libro quem composuit de poetis ut autor est Aulus Gellius in noctibus atticis libro XV et capitulo XXIIII.

Parmi ces poètes, dix furent tenus pour célèbres : Sedigitus, dans le livre qu’il composa sur les poètes, les classa non dans l’ordre chronologique mais selon la perfection de leur œuvre28, comme le dit Aulu-Gelle dans le livre XV chapitre 24 des Nuits Attiques.

Secundum quem primus est Cecilius, secundus Plautus, tertius Naeuius, quartus Licinus, quintus Attilius, sextus Terentius, septimus Turpilius, octauus Trabea, nonus Luscius, decimus antiquitatis causa Ennius.29

Selon lui, Caecilius est premier, Plaute deuxième, Naevius troisième, Licinus quatrième, Attilius cinquième, Térence sixième, Turpilius, Trabea huitième, Luscius neuvième et Ennius dixième en raison de son ancienneté.

Est tamen in quo Terentio non pauci palmam tribuunt, ut suo loco dicemus.

Cependant, on trouve un nombre non négligeable d’auteurs qui attribuent la palme à Térence, comme nous le verrons en temps voulu.

Haec hactenus de origine et inuentionibus dramaticorum.

Voilà ce qui concerne l’origine et les innovations des auteurs dramatiques.

Reliquum est ut de instrumentis et loco quibus agebantur dicamus.

Il nous reste à parler des moyens scéniques et du lieu où on jouait les pièces.


1. Hor., S. 2.2.1-7.
2. Il s’agit en fait de Mullus d’après la tripartition de Diomède.
3. Diom., Ars 488, .
4. Susarion était un poète comique grec archaïque, était originaire de Tripodiscus en Mégare. Il est considéré comme l'un des initiateurs de la comédie métrique et, par d'autres, comme le fondateur de la comédie attique.
5. Mullus n’est plus pour nous que le nom d’un poète comique grec, attesté par Diomède seulement
6. Magnès était un poète comique athénien du Ve siècle av. J.-C. Magnès et son contemporain Chionides sont les premiers poètes comiques dont on enregistre les victoires sont enregistrées aux Dionysia.
7. Eupolis, né à Athènes en -446 et mort en -411, est un poète comique grec, rival d’Aristophane.
8. Cratinos (né à Athènes vers 520 av. J.-C., mort vers 423 av. J.-C.) est un des poètes comiques grecs les plus estimés.
9. Hor, S. 1.4.1-7.
10. Poète romain de la fin du IIe siècle av. J.-C. Il est considéré comme le primus inuentor de la satire latine parce qu’il dota progressivement ce genre poétique d’un mètre unique, l’hexamètre dactylique, et qu’il les dota d’un franc-parler qui précisément rappelle l’ancienne comédie grecque.
11. Sur la « satyre », voir le chapitre V des Praenotamenta (p3e, ph0 et ph23)
12. En réalité, lorsque Lucilius emprunte des sujets à la comédie grecque, il puise bien plutôt dans la comédie nouvelle. La stigmatisation des vices, vraisemblablement reprise à un fond philosophique, le rapproche toutefois de la comédie d’Aristophane.
13. Hor., Ep. 1.16.52. Le second vers est issu de la tradition de citation du passage.
14. Juv., Sat. 1.165-166.
15. Evanthius, De fabula 2.4, sed cum poetae licentius abuti stilo et passim laedere ex libidine coepissent plures bonos, ne quisquam in alterum carmen infame componeret lata lege siluerunt
16. Il est vraisemblablement fait allusion ici à la loi contre l’onomasti komodein, fait d’attaquer nommément des personnes dans la comédie. La liste des témoignages relatifs aux décrets contre l’onomasti komodein des poètes comiques (ceux de Syracosios et de Morychides sont les plus connus) a été dressée par S. Halliwell, « Comic Satire and Freedom of Speech in Classical Athens », Journal of Hellenic Studies 3, 1991, pp. 48-70.
17. Philémon, (Syracuse, Sicile, vers -360 - Athènes vers -262) est un poète grec de la Nouvelle comédie.
18. Evanthius, De fabula 5.1, .
19. Livius Andronicus est un poète, dramaturge et acteur romain du IIIe siècle avant notre ère. Il est le premier poète latin dont le nom nous soit connu.
20. Voir les Chroniques de Jérôme pour l’année 186
21. Épicharme est un poète comique grec né autour de 540 av. J.C. et mort autour de 450 av. J.-C.
22. Evanthius, De fabula 1.4, .
23. Evanthius, De fabula 1.5, .
24. Evanthius, De fabula 1.1, Le mot « village » se dit en grec κώμη et le verbe « manger » κωμάζειν.
25. Hor., Ep. 2.2.60.
26. Le terme de sermo en latin désigne la parole « détendue » et exempte de conflit, au contraire de la contentio. Le terme ne renvoie donc pas tant à la tonalité moralisatrice qu’au style de l’écriture.
27. Hor., P. 285.
28. En réalité, les critères sur lesquels se fonde la liste établie ne sont pas explicités par Sedigitus. Sur le classement de Volcacius Sedigitus, voir Lehmann A. 2011, « Volcacius Sedigitus, auteur du premier 'canon' des poètes comiques latins », Latomus 70, p. 330-355.
29. Gell., Noct. 15.24.