Présentation du paratexte
Josse Bade ouvre son commentaire aux comédies de Térence par une longue introduction qu’il nomme lui-même Praenotamenta. Il s’agit de « notes préliminaires » plutôt que d’une « préface » à proprement parler.
Cette section est composée de 26 chapitres qui forment un traité de poétique en miniature auxquels il adjoint une série de remarques préliminaires sur le prologue et la première scène de l’Andrienne. L’humaniste y développe une ample réflexion sur la comédie. Partant d’une définition de la poésie, Bade aborde ensuite l’origine de la comédie, ses caractéristiques et mène une longue réflexion sur la scénographie antique. Les deux derniers chapitres traitent de la vie et des œuvres de Térence.
Bibliographie :- Philippe Renouard, Bibliographie des impressions et des œuvres de Josse Badius Ascensius, Paris, E. Paul et fils et Guillemin, 1908, 3 vol.
- M. Lebel, Les préfaces de Josse Bade (1462-1535) humaniste, éditeur-imprimeur et préfacier, Louvain, Peeters, 1988
- Paul White, Jodocus Badius Ascensius. Commentary, Commerce and Print in the Renaissance, Oxford University Press, 2013
- L. Katz, La presse et les lettres. Les épîtres paratextuelles et le projet éditorial de l’imprimeur Josse Bade (c. 1462-1535), thèse de doctorat soutenue à l’EPHE sous la direction de Perrine Galand, 2013
De decoro et primo personarum.
Chapitre 20. Sur le decorum, d’abord, des personnages.
Hactenus de his nunc de decoro comico pauca addemus.
C’est assez de ces considérations, disons à présent quelques mots du decorum. 1
Decorum, quod Graeci prepon uocant, est decentia decensque obseruatio proprietatis personarum, rerum, uerborum et totius artificii.
Le "decorum", que les Grecs appellent "prepon", est la convenance et l’observation convenable du caractère propre des personnages, des choses, des mots et de l’œuvre tout entière.2
Pro personarum decoro considerare oportet aetates, sexus, fortunas, patriam, affectionesque earum.3
Pour le decorum des personnages, il convient de considérer leur âge, leur sexe, leur fortune, leur patrie, leur tempérament.
Decorum aetatis requirit ut dicit Horatius quod puer qui iam primus coepit loqui et rectus ambulare describatur talis qui libenter cupiat cum aliis pueris ludere, currere, cito irascatur et pro parua re offendatur et iterum pro modica re placetur, item qui totus instabilis sit nunc ridens nunc flens.4
Le decorum lié à l’âge demande, comme le dit Horace, qu’un enfant qui a déjà commencé à parler et à marcher soit dépeint comme désireux de jouer avec d’autres enfants, de courir, s’énervant rapidement, sensible à des vétilles et apaisé en retour par des broutilles, de même comme tout entier instable, passant du rire aux larmes.
Verba etiam puerilia erunt sicut et alia omnia ut uidemus quotidie pueris esse.
Leurs mots seront aussi ceux des enfants, de même que tous les autres traits que l’on observe chaque jour chez les enfants.
Adolescens autem adhuc imberbis qui
tamen non est amplius sub custodia magistri aut sub uirga parentum sed iam
libertatem habet exeundi et redeundi quo et unde libet, talis, ut etiam Terentius dicet in prima comoedia, gaudet equis et canibus
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Quant au jeune homme encore imberbe, qui pourtant n’est plus sous la garde d’un maître ou sous la férule de ses parents, mais qui a déjà la liberté d’aller et de venir à sa guise, on le dépeindra comme un jeune homme qui, comme le dira aussi Térence dans sa première comédie, a plaisir aux chevaux et aux chiens de chasse, à courir dans les champs verdoyants et qui est facilement enclin à commettre des viols.
Si quis autem ad uirtutes eum cohortatur talem odit grauiterque fert.
Si quelqu’un l’exhorte à la vertu, il le hait et le supporte mal.
De utilitate sua parum curat, uestibus elegantibus delectatur, et quas res amat nimium amat et cito tamen derelinquit.6
Il se soucie peu d’être utile, se réjouit de porter des vêtements élégants, aime trop ce qu’il aime et cependant l’abandonne rapidement.
Postquam autem paulo maior effectus est et inter iuuenum coetus conuersatur, tunc amare occipit, rem dilapidare, parentes ut quod puellis det habeat decipere.
Après avoir un peu vieilli et avoir rejoint des groupes de jeunes gens, il commence à tomber amoureux, à dilapider son patrimoine, à tromper ses parents pour faire des cadeaux aux jeunes filles.
Omnia autem superbe et pompose facit, et praeter corpus parum curat.
Et il fait tout cela avec orgueil et ostentation et n’a pas d’autre souci que son corps.
Virilis autem aetas, quae in trigesimo anno incipit, alia longe desiderat.
Quant à l’âge mûr, qui commence à trente ans, il a des désirs très différents.
Nam uir incipit diuitias congregare, amicitias et sodalitates inire, honores et dignitates ambire.
En effet, l’homme commence à accumuler des richesses, à entretenir des amitiés et des relations, à ambitionner les honneurs et la considération.
Nihil autem committere uelit cuius eum postea pigeat.7
Mais il ne voudrait commettre aucun acte qu’il regretterait ensuite.
Senex autem quinquagenarius aut sexagenarius multa patitur mala et incommoda.
Quant au vieillard de cinquante ou soixante ans, il souffre de beaucoup de maux et de désagréments.
Nam senex naturaliter est auarus.
En effet, le vieillard est par nature avare.
Quaerit et inuentis miser abstinet et timet uti.
Il recherche les richesses ; quand il les a acquises, il s'en tient à l'écart, pour son malheur, et craint de les dépenser.
Omnia autem quae facit aut expendit tenaciter facit.
Il agit avec opiniâtreté dans tous ses actes et toutes ses dépenses.
Nihil cito dat aut consentit.
Il ne donne et n’accepte rien avec facilité.
Semper est querulosus et difficilis.
Il est toujours geignard et d’humeur difficile.
Nihilque ualidum habet in corpore praeter linguam qua se iactat multa in iuuentute sua gessisse quae egregia essent, multoque tunc homines meliores et fortiores et maiores fuisse.
Il n’a rien de valide dans son corps excepté sa langue qui lui permet de se vanter d’avoir accompli dans sa jeunesse beaucoup d’actions remarquables, de dire qu’alors les hommes étaient bien meilleurs, bien plus courageux, bien plus grands.
Omnes autem uult corripere, semper saeuus est corrector, in perditione rerum impatiens et immodeste dolens.8
Et c’est un censeur terrible qui veut toujours corriger tout le monde, qui ne supporte pas les situations désespérées et s’en afflige exagérément.
Has autem condiciones comici poetae diligenter obseruant.
Les poètes comiques se conforment scrupuleusement à ces caractères.
Sed ante omnia oportet quod uerba sint conformia aetati ut suo loco dicam.
Mais avant tout il convient que les mots soient conformes à l’âge, comme je le dirai en temps voulu.
Decorum sexus requirit ut alia longe sint facta et uerba quae uiris attribuuntur quam ea quae feminis.
Le decorum lié au sexe demande que les actions et les mots que l’on attribue aux hommes soient bien différents de ceux que l’on attribue aux femmes.
Feminae enim sunt inconstantes, mutabiles, modo nimium blandae et affabiles, modo nimium minaces et proteruae, modo multum iocosae, modo nimium tristes, modo fauorabiles, modo inimicae, nihil praeter inconstantiam obseruantes in uiris decipiendis astutiisque rerum prauarum uehementer sollertes.
En effet, les femmes sont inconstantes, changeantes, tantôt trop cajoleuses et affables, tantôt trop menaçantes et effrontées, tantôt très plaisantes, tantôt trop tristes, tantôt aimables, tantôt ennemies, ne gardant rien que leur inconstance quand il s’agit de tromper les hommes et rendues expertes par les astuces du vice.
Verum non omnes eiusmodi sunt.
Mais elles ne sont pas toutes ainsi.
Ideoque praeter sexum notandus est status et uita.
Ainsi, outre leur sexe, faut-il tenir compte de leur statut et de leur vie.
Nam matrona honesta uerecundiam, probitatem, amicitiam, hilaritatem, concordiam, pacem, salutem familiae, prosperitatem mariti omnia salua esse uelit, uirum delectat, familiam protegit, pauperes fouet, deos ueneratur.
En effet l’honnête matrone voudrait conserver la pudeur, la probité, l’amitié, la bonne humeur, la concorde, la paix, le salut de sa famille, la prospérité de son époux, elle ravit son mari, protège sa famille, aide les pauvres, respecte les dieux.
Et quia in nulla re maior est diuersitas quam in animis mulierum, ideo uarie Scripturae mulieres nunc laudant nunc cauendas esse docent.
Et parce qu’il n’y a rien de plus différent que les esprits des femmes, les Écritures tantôt les louent, tantôt enseignent qu’il faut s’en méfier.
Ceterum poeta debet sequi id quod ut plurimum fit praecipue qui ad libitum suum materiam capit.
Du reste, le poète, qui prend dans les caractères la matière selon son envie, doit respecter ce qui arrive le plus généralement.
Nam qui historiam scribit ueritatem rei gestae sequi debet.
En effet, l’historien doit respecter la véracité des actions.
Si tamen comici praeter consuetudinem dicant aliquas personas aliquid egisse, hoc quoque fatebuntur praeter communem consuetudinem euenisse ne uideantur decorum ignorasse.
Si les poètes comiques, cependant, disent que certains personnages ont agi de façon extraordinaire, ils avoueront également que c’est arrivé de façon extraordinaire pour ne pas sembler ignorer le decorum.
Quamobrem Terentius quando socerum describit qui nurum suam amauit, et meretricem quae amorem inter amatorem suum et eius uxorem reconciliat fatetur id praeter naturam communem contigisse ut suo loco dicemus.
Voilà pourquoi Térence, lorsqu’il dépeint un beau-père qui a eu de l'affection pour sa bru et une prostituée qui rabiboche son amant et l’épouse de celui-ci, avoue qu’ils ont agi contre les lois générales de la nature, comme nous le dirons en temps voulu9.
Virilis autem sexus semper constantior et grauior est quam muliebris.
Quant au sexe masculin, il est toujours plus constant et plus sérieux que le sexe féminin.
Solent tamen dici mulieres ex ingenita natura sollertes et industrie.
Cependant les femmes, dit-on habituellement, sont habiles de manière à la fois innée et acquise.
Ideoque dicunt consilia mulierum ex industria et ingenio sine deliberatione data esse meliora quam quae cum multa deliberatione dare uolunt.
Aussi dit-on que les conseils des femmes, fruit de leurs efforts et de leur talent naturel, délivrés sans réflexion, sont meilleurs que ceux qu’elles veulent délivrer après une longue réflexion.
Decorum fortunarum seu statuum praecipue seruari debet.
Le decorum lié à la fortune ou au statut doit être conservé en priorité.
Nam licet duae personae eiusdem sexus et aetatis fuerint, non tamen eosdem mores eademque uerba habere debent.
En effet, deux personnes, bien que du même sexe et du même âge, ne doivent pas avoir les mêmes caractères ni le même langage.
Vnde dicit Horatius :
Voilà pourquoi Horace dit:
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« Il y aura une grande différence de langage entre Dave et un héros. »
Magna, est, inquit differentia an loquatur aliquis infimae hoc est seruilis condicionis cuiusmodi sunt Daui in comoediis an loquatur heros, hoc est uir excellentissimus et semideus qui heros dicitur, aut sic Dauusne loquatur herosne id est an seruuus an dominus.
La différence, dit-il, est grande selon que parle un homme de la lie, c’est-à-dire de condition servile, dans le genre des Dave dans les comédies, ou un héros, c’est-à-dire un homme tout à fait excellent et un demi-dieu, qu’on appelle héros, ou « selon que parle Dave ou un héros » veut dire « selon que parle un esclave ou un maître ».
Si ergo mulier inducatur loqui, uide cuius status et fortunae sit.
Si donc on fait parler une femme, qu’on regarde quels sont son statut et sa fortune.
Nam matrona aliter loquitur aliterque facit quam serua, mulier honesta aliter quam impudica.
En effet, la matrone s’exprime et agit différemment d’une esclave, une femme honnête différemment d’une débauchée.
Similiter uir sapiens aliter quam ignorans, et in magistratu existens aliter quam priuatus, rex aliter quam rusticus.
De façon analogue, le sage s’exprime et agit différemment de l’ignorant, un magistrat différemment d’un simple particulier, un roi différemment d’un paysan.
Et breuiter ut quotidie quisque facit ac dicit ita a poeta inducetur.
En bref, le poète fera agir et parler les personnages comme ils le font chacun dans leur vie quotidienne.
Decorum patriae uult ut iuxta communem ritum patriae quis dicatur et loqui et facere.
Le decorum lié au pays exige que chacun puisse passer pour parler et agir selon les coutumes de son pays.
Multum enim locus natiuus ad naturam hominum facit usque adeo ut principium effectiuum dicatur.
En effet, le lieu de naissance a une grande influence sur la nature des hommes, à tel point qu’on l’appelle le principe effectif.
Hinc est quod Afri quibus calidus est sanguis callidi sed timidi sunt, Alemani audaces, Franci uafri, Colchi uersipelles, Cretes mendaces, Iudei durae ceruicis.
De là vient que les Africains qui ont le sang chaud sont chaleureux mais timides, les Allemands audacieux, les Français subtils, les Colchidiens versatiles, les Crétois menteurs11, les Juifs obstinés.
Maxime autem omnium animi affectiones ad decorum faciunt.
Cependant, ce sont les passions de l’âme qui font le plus pour le decorum.
Nam non satis est considerare aetatem sexum patriam statum et fortunam nisi animus eius qui loquitur consideretur.
En effet, ce ne serait pas suffisant de considérer l’âge, le sexe, la patrie, le statut et la fortune si on ne considérait pas l’âme de celui qui parle.
Aliter enim loquitur rex in extremis aduersitatibus depressus, aliter in prosperitate elatus.
En effet, un roi accablé dans les malheurs s’exprime différemment qu'un roi à son apogée dans la prospérité.
Ideoque dicit Terentius in ultima comoedia :
Voilà pourquoi Térence dit dans sa dernière comédie :
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« C'est, à mon avis, une vérité hors de doute que, suivant la manière dont les choses nous frappent, nous sommes grands ou humbles. »
Hoc, inquit, est commune omnibus hominibus quod superbi aut humiles sint secundum fortunas suas.
C’est, dit-il, une chose commune à tous les hommes que d’être fiers ou humbles selon les fortunes qui sont les leurs.
Quando enim omnia eis prospera sunt efferuntur ; quando aduersa deprimuntur.
En effet, lorsque tout va bien pour eux, ils sont exaltés ; quand tout va mal, ils sont abattus.
Quapropter boni poetae ceterique docti uiri, quando faciunt aliquas personas loqui, dant ipsis talem sermonem qualem reuera haberent si ipsi in propria persona loquerentur.
C’est pourquoi les bons poètes et le reste des savants, lorsqu’ils font parler des personnages, leur prêtent le langage que ces personnages auraient dans la réalité, s’ils parlaient en personne.
Vnde seruis et militibus datur aliquando sermo incongruus qui in persona poetae esset damnandus.
C’est pourquoi on prête parfois aux esclaves et aux soldats un langage qui ne leur convient pas, qui serait condamnable si c'était le poète lui-même qui parlait.
Oportet ergo ut iratis detur sermo iratorum, laetis laetorum, eufortunatis eufortunatorum, diffortunatis diffortunatorum, desperantibus desperantium sermo assignetur.
Il faut donc prêter le langage des gens en colère aux gens en colère, des gens joyeux aux gens joyeux, des bienheureux aux bienheureux, des malheureux aux malheureux, des désespérés aux désespérés.
Vnde multae falsae propositiones
admittuntur propterea quod ex passione dicuntur ut est nusquam tuta fides
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omnia fert aetas
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C’est pourquoi on admet de nombreuses assertions erronées parce qu’elles sont dictées par la passion : par exemple, « on ne trouve nulle part de loyauté assurée », « tout vient avec l’âge », etc.
Haec autem omnia quomodo a Terentio custodita sint suis locis uidendum est.
Il nous faut voir en temps voulu comment Térence évite toutes ces erreurs.