De Authore Harum Tragoediarum.
Ioachimus Camerarius

Présentation du paratexte

Joachim Camerarius propose ici une vie de Sophocle.

Ce paratexte reprend certains éléments du De tragico Carmine et illius praecipuis auctoribus apud Graecos (§35-57) de l’édition de 1534 et du De auctoribus Tragoediae de 1546 repris dans le paratexte précédent en 1584 dans le De auctoribus Tragoediae.

Bibliographie : Traduction : Diandra Cristache

De auctore harum tragoediarum.

Sur l’auteur de ces tragédies.

De Sophocle autem, quem inter praecipuos auctores Tragoediae tertium nominauimus, traditur fuisse hunc filium Sophyli, Atheniensem Colonaeum, genitum Olympiade circiter septuagesima tertia, ut reperiatur maior Socrate, annis non paucioribus XVII.

Sur Sophocle, que nous avons nommé en troisième parmi les principaux auteurs tragiques qui nous sont parvenus, on rapporte qu’il était fils de Sophyle, Athénien de la ville de Colone, né aux alentours de la soixante-treizième Olympiade, si bien qu’on le trouve plus âgé que Socrate d’au moins dix-sept ans.

Hic actoribus usus fuit pluribus quam priores, et instituit, ut tertiae essent partes eius quem τριταγωνίστη dixerunt, de quo nomine factum uerbum posuit Demosthenes in oratione contra Aeschinem, σὺ μὴν ἐτριταγωνίστεις, ἐγὼ δ’ἐθεώρουν 1 .

Il augmenta le nombre d’acteurs sur scène, de sorte qu’il introduisit un troisième rôle, celui de l’acteur qu’on appela tritagoniste, terme à propos duquel Démosthène, dans son discours contre Eschine, écrivit : « tu jouais le troisième rôle, moi j'étais spectateur ».

Auxit et chorum, additis tribus personis ad priores duodecim.

Il agrandit aussi le chœur, en ajoutant trois personnages aux douze précédents.

Auctor quoque fuit, ut poetae non diuersi, sed eiusdem argumenti fabulis de palma certarent.

Il fut aussi également un modèle, de sorte que des poètes luttaient pour la palme en présentant des tragédies où l’argument n’était pas différent, mais semblable.

Scripsit et elegiam et paeanas, et oratione soluta de choro, contra Thespin et Choerilum quempiam.

Il écrivit des élégies et des péans, et et un discours en prose à propos du chœur contre Thespis et un certain Choerile.

Huius poetae suauitas tanta uisa fuit, ut cognomentum inueniret μέλιττης ἀττικῆς, id est, apiculae Atticae.

La douceur de ce poète sembla telle qu’il acquit le surnom de μέλιττα ἀττική, c’est-à-dire abeille attique.

Et in epigrammate hac de causa, ut uidetur, uotum extat, quo optatur, huius poetae : Semper Taurigenis apibus stillare sepulcrum, Manet Hymettei mellis ut inde liquor. 2

Et c’est pourquoi semble-t-il est formulé pour ce poète dans une épigramme le vœu « que son tombeau soit toujours entouré d'abeilles, filles du bœuf, pour que demeure du miel d'Hymettus »

Alterum epigramma obscuriore sensu illud quidem praedicat, actiones ludorum de rudibus et ingratis atque deformibus, ad pulcherrimam speciem ab hoc poeta compositas, et plane aureas esse redditas. 3

Une seconde épigramme au sens plus obscur dit que ce poète rendit les actions des acteurs, de rudes, ingrates et sans formes qu’elles étaient, absolument éclatantes et qu’ils les para d’or.

Mortuum esse ferunt anno VI post Euripidis obitum, extrema in senecta, natum annos XCV.

On rapporte qu’il mourut dix ans après la mort d’Euripide, à un âge très avancé, quatre-vingt-quinze ans après sa naissance.

Hoc cum Aristophanicis Ranis non consentit, ubi Euripides post Sophoclem ad Orcum deducitur.

Cela ne correspond pas à ce qui est dit dans les Grenouilles d’Aristophane, où Euripide est conduit auprès d’Orcus après Sophocle.

Mortis causam fuisse perhibent, cum praeter opinionem nuntium accepisset scenicae uictoriae, repentinam laeticiam : ita enim tum gaudio exalasse animam.

On raconte que la cause de sa mort fut sa joie soudaine, lorsque, contre toute attente, il reçut l’annonce de sa victoire : c’est ainsi, donc, qu’il aurait rendu son dernier soupir.

Id epigramma quoque et ipsum mendosum, memorat, ubi ueluti ipse Sophocles ait, se quidem ridentem interiisse. Alios autem aliter, sed omnes omnino morituros esse. 4

Une épigramme fautive, où Sophocle prend pour ainsi dire la parole, rapporte qu’il « est mort en riant. D’autres périront autrement, mais tous d'une manière ou d'une autre ».

Lucianus tradidit de hoc, quod alii de Anacreonte5, adhaerescente in gutture uua passa, suffocatum eum fuisse.6

Lucien rapporte à ce propos, ce que d’autres rapportent sur Anacréon : il serait mort étouffé par un grain de raisin sec coincé dans sa gorge.

Id quod et in Simonidis edito Epigrammate legitur. 7

C'est ce qu'on lit aussi dans une épigramme de Simonide.

Idem accusatum Sophoclem a filio Iophonte (habuisse autem filios quinque scribitur: hunc, quem nominauimus, Leosthenem, Aristonem, Stephanum, et Meneclidem.)

On rapporte aussi que Sophocle lui-même fut appelé en justice par son fils Iophon (on écrit en effet, qu’il eut cinq enfants : celui que nous venons de nommer, Leosthène, Ariston, Stephanus, et Méneclide).

Ab Iophonte igitur filio accusatum patrem esse narrat Lucianus, quasi male rem gereret aetate delirans, quae erat Athenis actio παρανοίας. Atque tum recitasse illum coram iudicibus fabulam, quam proxime scripserat, Œdipum Coloneum eamque cum admiratione summa audiuisse iudices, et non patrem, sed filium condemnasse delirii. 8.

Donc, Lucien raconte que Iophon accusa son père de mal gérer ses affaires familiales parce qu’il avait perdu l’esprit, ce qui était, à Athènes, une action appelée pour folie. Et il raconte aussi que Sophocle récita devant les juges la pièce qu’il avait écrite peu de temps avant, Œdipe à Colone ; que les juges l’écoutèrent avec la plus grande admiration ; et qu’ils accusèrent non pas le père, mais le fils, d’avoir perdu l’esprit.

Huius rei et Cicero meminit in Catone. 9

Cicéron le rappelle aussi dans son Caton.

Interpres Ranarum Aristophanis hoc quoque refert, dixisse tum Sophoclem, εἰ μὴν εἰμὶ Σοφοκλῆς, oύ παραφρονῶ ; εἰ δὲ παραφρονῶ, Σοφοκλῆς οὐκ εἰμί 10 , Si Sophocles sum, non desipio ; sin desipio, non sum Sophocles.

Le scholiaste des Grenouilles d’Aristophane rapporte également que Sophocle dit, εἰ μὴν εἰμὶ Σοφοκλῆς, oύ παραφρονῶ ; εἰ δὲ παραφρονῶ, Σοφοκλῆς οὐκ εἰμί, « Si je suis Sophocle, je ne suis pas fou ; si je suis fou, je ne suis pas Sophocle ».

Memorantur autem a Graecis uersus senarii, quo tanquam oraculi responso, sapiens quidem Sophocles, sed Euripides sapientior, omnium autem mortalium sapientissimus perhibetur Socrates.

Les Grecs rapportent également des sénaires iambiques, qui, comme la réponse d’un oracle, présentent certes Sophocle comme sage, mais Euripide comme plus sage que lui, et Socrate comme le plus sage des mortels.

Quod si uere traditur (nam grauem auctorem habemus nullum) allusisse ad haec Demosthenes uideri possit, cum dixit σοφῷ σοφοκλεῖ 11 .

Si cela est correctement rapporté (car nous ne possédons pas de garant sérieux), il serait possible de croire que Démosthène y fait allusion lorsqu’il parle du "sage Sophocle".

Sic enim illa exponuntur, σοφὸς Σοφοκλῆς, σοφώτερος δ’ Εὐριπίδης, ἀνδρῶν δὲ πάντων Σωκράτης σοφώτατος. 12

En effet, voilà comment la comparaison est faite : « Sophocle est sage, Euripide plus sage que lui, Socrate le plus sage de tous les mortels ».

Sed magis probabile puto, eleganti resonantia, id est τῇ ἀνακλάσει τῶν συλλαβῶν delectatum Demosthenem, istam elocutionis figuram usurpasse.

Mais je pense qu’il est plus probable que Démosthène, charmé par cette résonance élégante, c’est-à-dire par la reprise des syllabes, ait utilisé cette figure rhétorique.

Pausanias Atticis scripsit : Hoc poeta mortuo, cum esset hostilis exercitus Lacedaemoniorum in Attica, uidere uisum ducem astantem sibi Liberum mandare, ut meritis inferiis ornaret nouam Sirena idque illum, cognita morte Sophoclis, de ipso et poematis esse interpretatum. 13

Pausanias a écrit dans son Attique : « À la mort de ce poète, alors que l’armée ennemie des Lacédémoniens se trouvait en Attique, leur général crut voir Liber apparaître et lui ordonner de rendre à la nouvelle Sirène les honneurs dus aux morts et, qu’une fois connue la mort de Sophocle, il pensa qu’il s’agissait de ce poète et de ces poèmes. »

Solent autem orationum uim laudantes cum Sirenum cantibus conferre.14

D'ordinaire, quand on loue la force des discours, on la compare au chant des Sirènes.

Plinius Lysandrum ducem nominat et ait iussum hunc esse a Baccho sepelire delicias suas. 15

Pline mentionne le général Lysandre et dit que celui-ci aurait reçu de Bacchus l’ordre d’ensevelir ses délices.

In hoc poeta notata fuit a Criticis ἀνωμαλία, sicut in Euripide λαλία.16

Les critiques ont reproché à ce poète son anomalie, comme à Euripide son bavardage.

Ingens studium in eodem eminuit, exprimendi sententias Homericas.

Il manifeste un grand zèle à exprimer les paroles homériques.

Itaque et φιλόμηρον Graeci uocarunt.

C’est pourquoi les Grecs l’ont aussi appelé « ami d’Homère ».

Et Polemon solitus fuit dicere, Sophoclem esse Homerum Tragicum et Homerum Epicum Sophoclem. 17

Et Polémon eut coutume de dire que Sophocle était l’Homère tragique et Homère le Sophocle épique.

Cum de fabulis aliquando ipsius et Euripidis uerba fierent, fertur dixisse Sophocles se facere, quae esse deberent, Euripidem, quae essent.

On rapporte qu’un jour, alors qu’il était question de ses pièces et de celles d’Euripide, Sophocle avait dit que les siennes représentaient les choses telles qu’elles devraient être ; celles d’Euripide, les choses telles qu’elles étaient.

Hoc Graece multo melius, uel ita potius ut uix interpretatione exponi possit, memoratur his uerbis in libro de Poetica : αὐτὸς μὲν, ἔφη, οἵους δεῖ ποιεῖν, Εὐριπίδην δὲ οἷοι εἰσίν 18 .

Ces paroles sont rappelées dans la Poétique, bien mieux exprimées en grec, ou plutôt de sorte qu’un traducteur peut difficilement les rendre : αὐτὸς μὲν, ἔφη, οἵους δεῖ ποιεῖν, Εὐριπίδην δὲ οἷοι εἰσίν.

Secundum quae et Lascaris laudans Sophoclem fecit, κρείσσονας ἡμερίους ἔπλασας ἠὲ φύσις 19 .

Suivant cette route, Lascaris a écrit en louant Sophocle : « la nature façonna d’immenses mortels ».

Huius fabularum numerum apud Suidam legimus 123, uictorias 24. 20

Nous lisons dans Suidas qu’il avait écrit 123 pièces et obtenu 24 victoires.

Et additur tamen, quosdam scribere, multo plures ab hoc fabulas editas fuisse.

Et on ajoute cependant que, selon certains auteurs, il fit paraître bien plus de pièces.

In republica neque singulari consilio neque rebus praeclare gestis excelluit, laudem tamen eximiae probitatis meritus, etsi ad rempublicam quoque accessit et praetor collegam habuit Periclem 21, ut Cicero quoque retulit.

Dans les affaires de l’État, il ne brilla par aucun projet particulier, ni par aucun exploit, mais mérita toutefois qu’on loue son extraordinaire intégrité, même s’il accéda à une carrière politique et qu’il eut, en tant que préteur, Périclès comme collègue, comme Cicéron le rapporte aussi.

Praetorem autem dico, quem στρατηγόν Graeci.

J’appelle « préteur » ce que les Grecs appellent stratège.

Praefecturam etiam Sami huic tributam esse perhibent, persoluente populo Atheniensi hoc praemium labori et operae, quam impendisset fabulae Antigonae.

On rapporte qu’il se vit attribuer la préfecture de Samos, le peuple athénien lui ayant octroyé cette récompense de l’effort et du soin qu’il avait mis à écrire la pièce Antigone.

Haec enim, et Electra, in magna admiratione fuit semper omnium.

On a toujours tenu en haute admiration cette pièce et l’Électre.

Fuit et alius Sophocles, unus de Imperatoribus Graecorum, filius Sostratidae ; item alius, cuius edicto pulsi sunt Athenis philosophi, filius Amphiclidis ; item nepos ex filio Aristonis poetae, et ipse poeta Tragicus ; et alter ex posteritate hac, Tragicus atque Lyricus poeta.

Il exista aussi un autre Sophocle, l’un des généraux grecs fils de Sostratide ; encore un autre, fils d’Amphiclide, par ordre duquel les philosophes furent chassés d’Athènes ; encore un autre, neveu du fils du poète Ariston, et lui-même poète tragique ; enfin un autre de cette postérité, poète tragique et lyrique.


1. Dem., Cor. 265.
2. Anth. Gr. 7.36.
3. Anth. Gr. 7.37.
4. Anth. Gr. 7.620. Ἐνθάδ᾿ ἐγὼ Σοφοκλῆς στυγερὸν δόμον Ἄϊδος ἔσβην / κάμμορος, εἴδατι Σαρδῴῳ σελίνοιο γελάσκων. / ὣς μὲν ἐγών, ἕτεροι δ᾿ ἄλλως· πάντες δέ τε πάντως. « C'est là que moi, malheureux Sophocle, je suis entré dans la maison d'Hadès en riant, parce que j'avais mangé du céleri sarde. C'est ainsi que j'ai péri, et d'autres autrement, mais tous d'une manière ou d'une autre. »
5. Val. Max., Dictorum factorumque memorabilium libri 9.12.8. Dans les autres textes de Camerarius, l'anecdote est attribuée à Valère Maxime.
6. La référence demeure introuvable.
7. Anth. Gr. 7.24.
8. Luc., Macr. 24.
9. Cic., CM 22.
10. Satyros, Frag. 6b4.. L'attribution est fautive. La Vie de Sophocle confirme l'attribution à Satyros.
11. Dem., Leg. 248.
12. Suid., Lexicon Σ.820.
13. Paus., Description de la Grèce 1.21.1.
14. La référence demeure introuvable.
15. Plin., Nat. 7.109.
16. La référence demeure introuvable.
17. DL., Vies des Philosophes illustres 4.20.
18. Arstt., Poet. 1460b.
19. La référence demeure introuvable.
20. Suid., Lexicon Σ.816.
21. Cic., Off. 1.144.