Q. Sept. Florenti Christiano uiro ornatissimo et doctissimo, N. Gulonius S.P.D.
Nicolaus Gulonius

Présentation du paratexte

L’épître est adressée par Nicolas Gulonius à Florent Chrestien en réponse à la lettre que le traducteur lui avait adressé. Gulonius prémunit Chrestien contre les médisances, soulignant ses demandes répétées de faire paraître l’ouvrage et critiquant les possibles détracteurs de Chrestien (§1-6). Suit une louange du travail philologique de Chrestien, qui dépasse le cadre de la seule édition de Sophocle (§7-22) suivie par un appel à la continuation de son entreprise de traduction (§23-25). La lettre se termine sur une évocation de Dorat, auteur d’un poème sur le Philoctète de Chrestien .

Bibliographie :
Traduction : Sarah GAUCHER

Q. Sept. Florenti Christiano uiro ornatissimo et doctissimo, N. Gulonius S.P.D.

Au très honorable et très savant Quintus Septimus Florens Christianus Nicolas Gulonius adresse son chaleureux salut.

Si quid ex tuae Septem Thebanae et Philocteteae editione uereris, eruditissime Christiane, et si ego non sum ἐγγυητὴς ἀξιόχρεως, uelim tamen optemque id in nostram importunam flagitationem transferri ac paene inexplebilem auiditatem.

Si tu as quelque crainte au sujet de ton édition des Sept contre Thèbes et de Philoctète, très savant Chrestien, et si je ne suis pas, pour ma part, un garant sûr, je voudrais et souhaiterais cependant que ces éléments soient mis sur le compte de nos prières importunes et notre avidité presque insatiable.

Non haec sola, sed etiam illa quae tu in epistola ad me eleganter scripta, commemoras ἀνέκδοτα, habere aueo, atque ut ea e penetralibus emittas posco et flagito : ut quod iam in Aeschylea et nunc in Sophoclea musa praestamus, idem in Euripidea, et Aristophanea atque Apolloniana praestemus, priscis Graecis prisca latina uerba tuo mirabili artificio rediuiua et ueluti emblemata inclusa componentes.

Ce ne sont pas seulement ces travaux que je désire posséder, mais aussi les écrits inédits que, dans une élégante lettre que tu m’as adressée, tu évoques, et je demande et réclame que tu les fasses sortir des abysses, de sorte que ce dont nous répondons déjà pour les pièces d’Eschyle et à présent de Sophocle nous en répondions également pour les pièces d’Euripide et d’Aristophane et pour les poèmes d’Apollonios, si bien qu’aux anciens mots grecs nous comparions les anciens mots latins qui grâce à ton art admirable renaissent et s’agencent comme des mosaïques.

Huius autem importunitatis et auiditatis saepius haec eadem efflagitantis nunquam me paenitebit.

Quant à moi, je ne regretterai jamais ce caractère importun et cette avidité qui me fait te réclamer bien souvent ces écrits.

Quid ? diobolares et triuiales nugae atque inanes tricae in luce atque in oculis erunt hominum et per aures uolitabunt : quae uero sunt ad ultimam limam perpolita atque ad unguem perfecta scripta, situ obsita, tineis et blattis relicta, in tenebris uix nominanda appellandaque diutius iacebunt ?

Eh quoi ? Les grossières bagatelles qu’on a pour deux oboles et les vaines sornettes paraîtront à la lumière et sous les yeux des hommes et voleront d’oreilles en oreilles quand les écrits polis avec une lime experte et parfaits jusqu’à l’ongle, resteront plus longtemps à l’abandon, recouverts de pourriture, abandonnés aux mites et aux cafards, à peine dotés d’un nom et d’une mention dans les ténèbres ?

Ἀμαθεῖς, ἀμούσους, μισοκάλους contemnamus, mi Christiane, qui nihil rectum putant, nisi quod ipsi faciunt, et quod non intelligunt negligunt et damnant, ex sua imbecillitate aliorum metientes facultatem.

Méprisons, mon cher Chrestien, les hommes ennemis de l’intelligence, des muses et des beautés, qui pensent que rien n’est bien que ce qu’ils font eux-mêmes et qui négligent et condamnent ce qu’ils ne comprennent pas, puisqu’il évaluent l’intelligence d’autrui à l’aune de leur propre imbécillité.

Haud sane iis dissimiles οἱ τὸν δ’ ἀνθοσμίαν ἀπωσάμενοι τουτονὶ καὶ ἡμερίδην ἀγριώτερον πίνομεν ἐκ πίθου, κωνώπων χορῷ περιᾳδόμενον. 1

Ceux qui « boivent du vin grossier et de qualité inférieure à même le tonneau, entouré d'un chœur de moustiques chantants » sont du même acabit.

Non quidem defuturi sunt φιλολόγοι καὶ φιλοκάλοι, ἐπιεικεῖς κριταί qui mecum sentiant, tuumque hoc studium incredibile atque institutum uoce laeta et mirabunda, ac uultu hilari comprobent applaudantque et gratulentur, probe intelligentes, Quid distent aera lupinis 2 , praeterea quam sit difficile, quam arduum, quam paucis tributum id efficere, quo tu rara quadam ingenii felicitate et industria insuperabili perfecisti.

Il ne manquera certes pas de juges équitables, amis de la raison et des beautés, pour être d’accord avec moi et approuver, applaudir et féliciter avec joie, admiration et gaieté ton étude et ton projet admirables, eux qui comprennent pleinement « combien l'argent diffère des lupins », combien, en outre, il est difficile, combien il est ardu, combien il a été donné à peu de gens de réussir ce à quoi tu es parvenu avec la rare fécondité de ton talent et ton industrie insurpassable.

Fabius ille iuuentutis summus moderator M. Tullium effert in caelum, quod is cum sese totum ad imitationem Graecorum contulisset, effinxerit uim Demosthenis, copiam Platonis, iucunditatem Isocratis.3

Quintilien, ce souverain formateur de la jeunesse, porte aux nues Cicéron, parce que, dit-il, alors qu’il s’était tout entier porté à imiter les Grecs, il a reproduit la puissance de Démosthène, l’abondance de Platon, le caractère plaisant d’Isocrate.

Quanti te faciemus, quo honore prosequemur ?

Quel cas ferons-nous de toi, comment t’honorerons-nous ?

Quibus efferemus laudibus, qui Aeschyli στόμα, Sophoclis λογιότητα, Euripidis σοφίαν4 latine et uere latine effingis ?

Par quelles louanges te porterons-nous aux nues, toi qui reproduis en latin et dans un authentique latin la langue d’Eschyle, l’éloquence de Sophocle, la sagesse d’Euripide ?

Nec solum tragicum fortiter spiras et feliciter audes : uerumetiam comicum ludis amabiliter et festiue, dum uelut Plautus alter Aristophanis poetae ad notandos hominum mores praecipui, latinis numeris acres sales aspergis, atticosque illigas lepores.

Non seulement tu exhales le tragique et tu le tentes avec succès, mais tu joues aussi plaisamment et joyeusement le comique, en répandant en rythme latin, comme Plaute, double d’Aristophane, poète le plus expert pour réprimander les mœurs des hommes, des sels âcres et en enchaînant les charmes attiques.

Ad heroici quoque carminis maiestatem sublimis ἐπιφλέγεις ἀδιάπτωτος, quod tuum aureum uellus de Graeco Apollonii ad Latinas opes et diuitias diuino afflatu transfusum clarius et certius testabitur.

Infaillible et sublime, tu éclaires également la majesté du poème héroïque, ce qu’attesteront assez clairement et certainement tes Argonautiques qu’un souffle divin a fait passer du grec d’Apollonios aux richesses et aux trésors du Latium.

Poetarum genera multa esse traduntur, in quibus singulis qui flouerunt, laudem praeclaram meriti sunt : qui in omnibus peraeque excellit, quibus stellis inserendus est ? quo honore afficiendus ?

Il y a, dit-on, diverses catégories de poètes ; dans chacune d’elles, ceux qui ont produit des fleurs ont mérité une glorieuse louange, mais celui qui excelle également dans toutes les catégories, à quelle constellation doit-on l’ajouter ? Quel honneur doit-on lui accorder ?

Ennius ille uenerandus pater, quondam tria corda sese habere gloriabatur, quod loqui graece, et Osce et latine sciret 5 : sed hic scribendo uix unius linguae laudem assecutus est : tu uero tuae natiuae et patriae linguae decus es et ornamentum :

Ennius, père illustre et vénérable, se glorifiait jadis d’avoir trois cœurs, parce qu’il savait parler grec, osque et latin ; mais en écrivant il peina à obtenir des éloges en une seule langue quand toi tu es le fleuron et la gloire de ta langue de naissance et de ta patrie.

Si latine scribis dum profers in lucem speciosa uocabula rerum, illis antistas quorum gloriam aemularis. Si Graece, non Gallus homo putaris, sed plane Atticus et cum illis conferendus primariis auctoribus Graecis, quorum scripta latinitate donas uirtute mirabili et industria singulari.

Quand tu écris en latin en faisant paraître à la lumière des mots brillants, tu surpasses ces écrivains dont tu cherches à égaler la gloire ; quand tu écris en grec, on ne voit pas en toi un Français mais comme un parfait Attique, égal des auteurs grecs de premier rang dont tu rends avec une vertu admirable et une industrie singulière les écrits en latin.

Quis igitur tam inuidus et nomini Romano inimicus, et latinae elegantiae osor et ingratus Momus, hos tuos afflatus et paene diuinos labores arguat, fastidiat, despuat ?

Quel homme si jaloux, si ennemi du nom romain et de l’élégance latine et si ingrat Momus dénoncerait, repousserait et rejetterait tes inspirations et tes travaux presque divins ?

Quis βραϐευτής et aequus iudex, non tuum caput semper uirente lauro redimiendum esse censeat, cum multi praesertim poetae Aeschyli tragoedias correctas in certamen deferentes coronam retulerint ?

Quel arbitre et quel juge équitable ne penserait pas qu’on doive toujours ceindre ta tête de vert laurier, et ce alors même que bien des gens ont remporté la couronne en mettant au concours les tragédies corrigées du poète Eschyle ?

Cum Attio et Pacuuio, cum Lucretio, cum Varrone et aliis latinae elegantiae ueterascentis et amplitudinis principibus auctoribus, de antiquitatis eruditae Gloria strenuus et fortis athleta certas, quis hoc tuum certamen non gloriosum et illustre putet ?

Avec Accius et Pacuvius, avec Lucrèce, avec Varron et d’autres princes garants d’une élégance et d’une grandeur latines vieillissantes tu combats, athlète énergique et fort, pour la gloire de l’antiquité savante : qui penserait que ton combat n’est pas glorieux et illustre ?

ἀγαθὴ δ’ Ἔρις ἥδε βροτοῖσιν 6 , ait Hesiodus.

« Cette rivalité est pour les mortels source de bien. », dit Hésiode.

Atque ego lubens quod Longinus de eiusmodi laudabili contentione scribit, ad tuam eximiam laudem repeto : καὶ τῷ ὄντι καλὸς οὗτος καὶ ἀξιονικότατος εὐκλείας ἀγών τε καὶ στέφανος, ἐν ᾧ καὶ τὸ ἡττᾶσθαι τῶν προγενεστέρων οὐκ ἄδοξον 7

Et pour ma part je reprends bien volontiers pour ta remarquable louange ce qu’écrit Longin de ce combat louable : « La couronne est belle, et le combat pour la gloire vaut bien la peine d'être gagné, car même être battu par nos prédécesseurs n'est pas sans gloire. »

Profiteor igitur ac prae me fero, nec dissimulo me hoc genere scriptionis delectari plurimum, quod est graue, elegans, et limatum, quodque non rancidam sed doctam redolet antiquitatem.

En conséquence, j’annonce, affiche et ne dissimule pas que me cause le plus grand ravissement ce genre d’écrit, qui est grave, élégant, poli à la lime et qui exhale l’odeur d’une l’antiquité non pas rance mais savante.

Hoc me amare et probare autumo, meisque quotidie auditoribus utriusque linguae perstudiosis commendare : nec me piget quae occurrunt prisca minus usitata et cognita uocabula, quae tamen sunt in oratione uelut in annulis gemmae, enucleare atque delicare, et auctorem qui fuerit ante usus laudare.

Je l’aime et l’approuve, dis-je, et je le recommande chaque jour à mes auditeurs qui étudient le grec et le latin ; et je ne répugne pas à étudier et à expliquer les termes anciens moins usités et moins connus qu’on rencontre, mais qui sont dans le discours comme des gemmes aux doigts, et de louer l’auteur qui en a fait usage auparavant.

Si quo coepisti pede diutius et latius perrexeris, nec te res grauiores, nec uel domesticae uel publicae occupationes ab hoc honesto et innocenti studio abstraxerint, confectum erit negotium : tua querela nulla est.

Si tu poursuis plus longuement et plus largement du pas avec lequel tu as commencé et que des affaires plus sérieuses ou des occupations domestiques ou publiques ne t’éloignent pas de cette honnête et innocente étude, l’affaire sera menée à bonne fin : c’en sera fait de ta plainte.

Graeci ueteres auctores eloquentiae et scientiae principes tam perpurgati et perpoliti splendescerent, quam nunc latinorum primores suo pristino nitori et splendori restituti non modo leguntur, sed et facilius et utilius intelliguntur !

Si seulement les anciens auteurs grecs, princes de l’éloquence et de la science, resplendissaient aussi corrigés et polis que le sont maintenant les premiers des latins, restitués à leur éclat et leur splendeur anciens, qu’à la fois on lit et comprend plus facilement et utilement !

Quod si ille nostri aeui ingeniorum flos singularis quem tu suauiter odorans oculitus amas, et nos admiramur praecipue, laudamusque quotidie, hunc uelit tecum partiri laborem, non minus gloriosam ex Graecis quam ex Romanis ciuibus seruatis coronam ciuicam consequetur.

Et si cette illustre fleur des talents de notre siècle, dont tu sens l’agréable parfum, que tu aimes comme la prunelle de tes yeux, que nous admirons et que nous louons chaque jour, voulait partager avec toi cette tâche, elle gagnera une couronne civique glorieuse d’avoir protégé les citoyens tant grecs que latins.

Noster autem Auratus alter Pythius et Auerruncus hanc omnibus lauream potuit praeripere.

Quant à notre cher Dorat, double du Pythien et d’Averruncus, il a pu ravir ce laurier à tous.

Sed ad gloriam sibi satis esse duxit si cum multa ipse auerruncasset, defregisset, illustrasset, conlucandi modum ceteros doceret, sensusque recluderet abditiores.

Mais il a jugé qu’il était suffisant pour sa gloire d’enseigner à tous les autres le moyen de briller et de leur dévoiler les sens cachés, alors qu’il avait détourné et repoussé bien des fléaux et éclairé bien des écrits.

Hic per me tuo nomine salutatus, te uicissim amice salutat, et tuum Philoctetam epigrammate saltuatim edito exornat.

Celui-ci, qui par mon entremise a été salué en ton nom, te salue amicalement à son tour et orne ton Philoctète avec une épigramme écrite d’une manière saccadée.

Vale Kal. Iunii, 1586.

Adieu. Aux Calendes de Juin 1586.


1. Plut., Qu. Conv. 663d.
2. Hor., Ep. 1.7.23.
3. Quint., I.O. 10.1.108.
4. Plut., Glor. Ath. 348D.
5. Gell., Noct. 17.17.1.
6. Hes., O. 24.. Considérant la suite du texte, la citation d’Hésiode est certainement empruntée au passage de Longin.
7. Lgn., De sublimitate 13.4.