De quattuor causis huius operis. Capitulum XXIIII.
Iodocus Badius Ascensius

Présentation du paratexte

Josse Bade ouvre son commentaire aux comédies de Térence par une longue introduction qu’il nomme lui-même Praenotamenta. Il s’agit de « notes préliminaires » plutôt que d’une « préface » à proprement parler.

Cette section est composée de 26 chapitres qui forment un traité de poétique en miniature auxquels il adjoint une série de remarques préliminaires sur le prologue et la première scène de l’Andrienne. L’humaniste y développe une ample réflexion sur la comédie. Partant d’une définition de la poésie, Bade aborde ensuite l’origine de la comédie, ses caractéristiques et mène une longue réflexion sur la scénographie antique. Les deux derniers chapitres traitent de la vie et des œuvres de Térence.

Bibliographie :
  • Philippe Renouard, Bibliographie des impressions et des œuvres de Josse Badius Ascensius, Paris, E. Paul et fils et Guillemin, 1908, 3 vol.
  • M. Lebel, Les préfaces de Josse Bade (1462-1535) humaniste, éditeur-imprimeur et préfacier, Louvain, Peeters, 1988
  • Paul White, Jodocus Badius Ascensius. Commentary, Commerce and Print in the Renaissance, Oxford University Press, 2013
  • L. Katz, La presse et les lettres. Les épîtres paratextuelles et le projet éditorial de l’imprimeur Josse Bade (c. 1462-1535), thèse de doctorat soutenue à l’EPHE sous la direction de Perrine Galand, 2013
Traduction : Sarah GAUCHER

De quattuor causis huius operis. Capitulum XXIV.

Chapitre 25. Sur les quatre causes de cette œuvre.

Postquam diffiniuimus, diuisimus et distinximus comoedias multaque generalia ad propositum nostrum profutura praemisimus, tandem ad causas huius operis Terentiani peruenimus.

Après avoir défini, séparé et distingué les comédies et avoir présenté en introduction bien des sujets d’ordre générique qui vont servir notre dessin, nous en venons finalement aux causes de l’œuvre de Térence qui nous intéresse.

Circa quas sciendum est quod, ut philosophi tradunt, cuiuslibet rei artificialis quattuor sunt causae : efficiens, finalis, materialis et formalis, quae omnes necessariae sunt ad hoc ut res fiat.

Pour les connaître, il faut savoir que, selon les philosophes, les causes de toute production artistique sont au nombre de quatre : la cause efficiente, la cause finale, la cause matérielle et la cause formelle, qui sont toutes nécessaires pour que la production existe. 1

Duae autem ultimae ad hoc ut res in esse permaneat.

D’autre part, les deux dernières sont nécessaires pour que la production continue d’exister.

Ideoque duo rerum principia a phisicis appellantur.

Voilà pourquoi les physiciens appellent ces deux causes les principes des productions.

Verbi gratia antequam liber fiat, oportet quod sit causa efficiens quae 2 eum faciat et ut sit aliquis finis gratia cuius moueatur artifex ad operandum, et ut sit materia ex qua fiat liber et tandem ut artifex sciat introducere formam libri sine qua liber esse non potest.

Par exemple, avant qu’un livre existe, il faut qu’il y ait une cause efficiente qui le produise de sorte qu’il y ait à la fois un but conduisant l’artisan à le produire, une matière dont le livre sera fait et enfin un artisan qui sache lui donner la forme du livre, sans laquelle il ne peut y avoir de livre.

Possumus autem loqui de isto libro dupliciter aut de eo libro materiali quem in arca concludere possumus et eius causae uariae sunt.

Or, nous pouvons parler de deux manières de ce livre : nous pouvons d’abord parler de cet objet-livre que nous pouvons enfermer dans un coffre et les causes de sa production sont diverses.

Nam causa efficiens aliquando est scriptor, aliquando impressor.

En effet, sa cause efficiente est tantôt l’écrivain, tantôt l’imprimeur.

Causa materialis ex qua factus est : aliquando est charta, aliquando papirus, aliquando membrana, aliquando liber.

Sa cause matérielle est ce avec quoi il a été produit : c’est tantôt le papier, tantôt le papyrus, tantôt le parchemin, tantôt les feuilles.

Causa formalis est qualis eam artifex format.

Sa cause formelle est la forme que l’artisan lui donne.

Finalis est quam artifex intendit aut lucrum aut scientia aut delectatio.

Sa cause finale est ce qui détermine l’artisan à le produire : le profit, la science ou le plaisir.

Alio modo loquimur de libro quem in memoria nostra seruare possumus, hoc est de eo opere artificiali comico quod Terentius edidit, et hoc modo nunc de ipso loquimur.

Nous parlons d’une autre manière du livre que nous pouvons garder en mémoire, c’est-à-dire de cette production comique que Térence a écrite et c’est de ce point de vue que nous en parlons maintenant.

Eius autem causa efficiens fuit Publius Terentius cuius uitam in sequenti capitulo recitabimus.

Sa cause efficiente fut Publius Terentius dont nous ferons connaître la vie dans le chapitre suivant.

Causa finalis uaria potest esse.

Sa cause finale peut être multiple.

Nam ut inquit Horatius in libro de poetica :

En effet, comme le dit Horace dans son livre sur l’art poétique :

Aut prodesse uolunt aut delectari poetae ;aut simul et iucunda et idonea dicere uitae. 3

« Les poètes veulent instruire ou plaire ; parfois ils veulent plaire et instruire en même temps. »

Poetae, inquit, praetendunt triplicem finem.

Les poètes, dit-il, poursuivent trois buts différents.

Alii enim uolunt principaliter prodesse et utilitatem legentibus afferre.

Les uns, en effet, veulent principalement instruire et avoir une utilité pour leurs lecteurs.

Alii intendunt principaliter delectare.

D’autres cherchent principalement à plaire.

Alii uolunt utrumque simul facere.

D’autres veulent faire l’un et l’autre en même temps.

Dico principaliter quia nemo est tam rigidus aut seuerus poeta qui nihil delectet, nullusque tam deliciosus aut delectationi attentus qui nihil prosit.

Je dis « principalement » parce qu’aucun poète n’est si rigide ou si austère qu’il ne procurerait aucun plaisir, et aucun poète si délicieux et si prompt à charmer qu’il ne délivrerait aucune instruction.

Verum qui mores castigant ut satyrici, aut doctrinas morales praebent, aut phisicas aut grammaticas aut similes plus prodesse quam delectare conantur.

Mais ceux qui fustigent les mœurs, comme les poètes satyriques, ou qui fournissent des enseignements moraux, physiques, grammaticaux ou d’autres de ce genre cherchent davantage à instruire qu’à plaire.

Qui uero amores describunt aut lyrica carmina saepe magis delectare quam prodesse conantur.

Au contraire, ceux qui écrivent des amours ou des poésies lyriques cherchent souvent davantage à plaire qu’à instruire.

Dramatici autem utrumque praetendunt et praecipie comici.

Les poète dramatiques, pour leur part, et principalement les poètes comiques recherchent l’un et l’autre de ces buts.

Prosunt enim plurimum bonis moribus.

En effet, ils fournissent aux bonnes mœurs un remarquable enseignement.

Nam per exempla ostendunt iuuenibus quam periculosum sit stultis amationibus incumbere, parentibus non obedire, rem dilapidare, pompas facere, cessare, potare, et id genus exercere uitia ; uiris quam gloriosum sit honestatem sequi, amicos comparare, rem honeste congerere.

En effet, à travers leurs exemples, ils montrent aux jeunes gens combien il est dangereux de s’abandonner aux amours insensées, de ne pas obéir à leurs parents, de dilapider leur patrimoine, de faire parade d’opulence, de mener une vie oisive, de boire et de se livrer à des vices de ce genre ; aux hommes combien il est glorieux d’être intègres, de se faire des amis, de gérer honnêtement ses biens.

Senibus autem parentibus ostendit praecipue Terentius quid intersit inter dominum et patrem qualiter se gerant erga filios ne uidelicet nimium sint rigidi et seueri in corripiendo quia alios rigiditas nimia profugos facit, alios proteruos, alios fures, alios desperantes, alios inciuiles et rusticos, alios pertinaces.

Quant aux parents âgés, Térence leur montre surtout la différence entre un maître et un père dans la manière dont ils se comportent envers leurs fils, sans doute afin qu’ils ne soient pas trop rigides et sévères dans leur correction parce qu’une rigidité extrême en fait s’enfuir certains, en rend d’autres effrontés, voleurs, désespérés, grossiers et rudes, ou obstinés.

Monent etiam interdum comici ne nimium sint indulgentes et faciles erga filios , ne indulgentia sua filios corrumpant.

Les poètes comiques les avertissent aussi de ne pas être trop indulgents et accommodants envers leurs fils, afin qu’ils ne les corrompent pas par leur indulgence.

Nec minus delectant.

Et ils n’en sont pas moins charmants.

Nam ad delectationem uidentur principaliter intendere et ut populo placeant.

En effet, ils cherchent, semble-t-il, principalement à charmer et à plaire au public.

Vnde dicit Terentius in primo prologo qui officium scribendi principaliter assumpserat :

Voilà pourquoi Térence dit dans le premier prologue qu’il s’était chargé d’écrire principalement :

Populo ut placerent quas fecisset fabulas. 4

« pour que plaisent au public les pièces qu’il avait composées ».

Delectant autem spectatores rudiores facetiis et gestibus actorum ; delectant intelligentes uarietate euentorum.

D’autre part, c’est par les plaisanteries et les gestes des acteurs que les comédies charment les spectateurs les plus incultes, tandis qu’elles charment les gens cultivés par la variété des péripéties.

Delectant doctos docta oeconomia magno artificio et bene seruato decoro.

Elles charment les savants par leur savante économie, par leur art remarquable et leur maîtrise des convenances.

Finis ergo unus in comoediis est ut boni sint hominum mores ; alter ut princibus populoque placeant ; tertius ut lucellum consequantur.

Ainsi, en comédie, la finalité première est de garantir les bonnes mœurs ; la deuxième est de plaire aux princes et au public ; la troisième de rapporter un léger profit.

Variis autem de causis comoediae leguntur, ab aliis propter elegantiam et proprietatem sermonis in qua Terentius palmam obtinet, ab aliis ob sententiarum grauitatem, ab aliis ob morum edificationem, ab aliis ob uariarum rerum iocundos exitus, ab aliis ob alia.

D’autre part, on lit les comédies pour diverses raisons : les uns les lisent pour l’élégance et la propriété des termes, domaine où Térence obtient la palme 5 ; d’autres pour la gravité des sentences ; d’autres pour l’édification des mœurs ; d’autres pour l’heureuse issue des différentes histoires, d’autres pour des raisons différentes.

Neque mirum est unam rem in uarios usus ordinari.

Et il n’est pas étonnant qu’une seule chose serve à des usages différents.

Nam id in multis uidemus.

En effet, nous le constatons dans de nombreuses situations.

Nam templum ingrediuntur, alii ut Deum orent, alii ut carnalia uideant, alii ut uideantur, alii ut noua audiant, alii ut mercatores debitores offendant, alii ob alias causas, et tamen templum deo ut preces nostras exaudiat consecratum est.

De fait, certains entrent dans un temple pour prier la divinité, d’autres pour assister aux sacrifices, d’autres pour se faire voir, d’autre pour entendre des nouveautés, d’autres pour offenser les marchands à qui ils doivent de l’argent, d’autres pour des raisons autres et cependant le temple a été consacré à cette divinité pour qu’elle entende nos prières.

Sic comoediae ad mores sine nimia rigiditate componendos ordinatae sunt, quamuis aliqui ad delectationes ineptas legant.

De la même façon, bien que certains les lisent pour des plaisirs sans intelligence, les comédies ont été produites pour rectifier les mœurs sans rigidité excessive.

Forma tractandi est modus procedendi quem satis declarauimus.

La bonne façon de les composer est la manière de procéder que nous avons suffisamment décrite.

Nam a prologo ad actus proceditur.

En effet, on procède du prologue jusqu’aux actes.

Diuisio autem comoediarum satis patuit ubi de partibus comoediarum egimus capitulis XVII et XVIII.

Les divisions des comédies, quant à elles, ont été assez mises en évidence lorsque nous avons traité des parties des comédies dans les chapitres XVII et XVIII.

Materia singularum comoediarum patebit in argumentis.

Le sujet de chaque comédie sera mis en évidence dans les arguments.

Argumenta enim materias et totas historias declarabunt paucis quidem uerbis.

En effet, les argument montreront en peu de mots l’intégralité des sujets et des récits.

Et haec de causis.

Voilà ce qui concerne les causes.

Sed quia expositores auctorum solent eorum uitam declarare, uolo etiam paucis Donati uerba repetere de Terentii uita.

Mais parce que les commentateurs des auteurs ont l’habitude de faire voir leur vie, je veux aussi résumer ce que dit Donat de la vie de Térence.


1. Arstt., Phys. 2.3-9. et Metaphys. 5.2. Cette distinction se trouve fréquemment chez les auteurs scholastiques.
2. Nous corrigeons l’édition de 1504 qui donne qui.
3. Hor., P. 333-334.
4. Ter., Andr. 3.
5. Voir le chapitre XXVI des Praenotamenta où Bade cite Servius.