Q. Sept. Florens Christianus Doctissimo uiro Nicolao Gulonio Graecarum literarum Regio doctori, S. dico.
Florens Christianus

Présentation du paratexte

L’épître, adressée par Florent Chrestien à Nicolas Gulonius, fonctionne en diptyque avec la lettre adressée par le second au premier. Chrestien se plaint de la décadence de son temps et regrettent de jugement des hommes qui jugent son entreprise inutile (§1-6). S’ensuivent un éloge des tragiques grecs et des remarques sur leur traduction à Rome (§7-11) qui conduit à des remarques sur les traductions qui ont précédé la sienne (§12-16). Le texte se clôt sur une adresse au destinataire et de succinctes remarques l’édition (§17-22).

Bibliographie :
Traduction : Sarah GAUCHER

Q. Sept. Florens Christianus Doctissimo uiro Nicolao Gulonio Graecarum literarum Regio doctori, S. dico.

Quintus Septimus Florens Christianus salue le très savant Nicolas Gulonius, docteur royal en lettres grecques.

Saepe mihi accidit (Guloni doctissime) ut querelam apud plurimos instituerem de saeculi nostri aut infelicitate aut supinitate, quo Latinas literas uigere, et uelut postliminio uirescere cernimus ; scriptores Romanos ab omnibus fere tractari, coli, restitui, in solis Graecis praesertim iis qui prima uetustate et sententiarum grauitate posterioribus antiquis fuerunt commendabiles, parum operae insumi, cum fortia non desint ingenia et huic labori hauriendo non imparia.

Il m’est souvent arrivé, très savant Gulonius, de me plaindre auprès de bien des personnes de la ruine ou de la décadence de notre époque, où nous voyons que les lettres latines sont en vogue et en vigueur pour ainsi dire par retour de mode ; que les auteurs romains sont pour ainsi dire traités, étudiés et restitués par tous, tandis que peu de soin est consacré aux seuls Grecs, surtout à ceux que la plus ancienne antiquité et la gravité de leurs sentences ont recommandés aux auteurs anciens qui leur ont succédé, alors qu’on ne manque pas d’esprits vigoureux et capables d’achever ce labeur.

Immo miratus sum doluique improbari a nonnullis hoc studium nostrum et tamquam inutile ludibrio haberi.

Bien plus, je me suis étonné et j’ai souffert que quelques-uns désapprouvent notre étude et, la tournant en dérision, la considèrent comme inutile.

Ridiculam, ita me Deus amet, falsamque rationem adferunt.

Ils allèguent, que Dieu me vienne en aide, une raison ridicule et mensongère.

Quid, inquiunt, in Graecis auctoribus reperias extra uerba, ac ut penitus eorum lectione imbutus fueris, quid famae uel nominis auferes, nisi ut Grammaticus audias ?

Que découvrir, disent-ils, dans les auteurs grecs en dehors des mots et, à supposer qu’on se soit profondément abreuvé de leur lecture, quelle réputation ou renommée en tirera-t-on, si ce n’est celle d’être appelé grammairien ?

Vtinam, mi Guloni, id ipsum iure audiam !

Puissé-je, mon cher Gulonius, être ainsi appelé à bon droit !

Sed profecto ita est.

Mais assurément il en va ainsi.

Quamuis garrula sit omnis Graecia, tamen philosophos ueteres, praecipueque Principes in omni philosophia Platonem et Aristotelem non aliis fere testimoniis niti ad illustrandas omnis Philosophiae partes, quam quae petuntur ex tragicis imprimisque Aeschylo, Sophocle, Euripide, ut nullo magis tibicine fulciendam putarint doctrinam de moribus et rerum publicarum regnorumque administrationibus.

Bien que la Grèce tout entière fasse entendre sa parole, cependant les anciens philosophes et surtout les princes dans toute philosophie, Platon et Aristote, ne s’appuient pour illustrer toutes les parties de la philosophie sur aucune autre preuve que celle qu’on peut trouver chez les tragiques et en premier lieu chez Eschyle, Sophocle, Euripide : ainsi, ils pensèrent que c’était le meilleur accompagnement pour soutenir le savoir qui a trait aux mœurs et à l’administration des états et des royaumes.

Itaque nulla habebant olim tam solemnia carmina aut concepta uerba quam tragicorum cum certamina et ludi poetarum scaenicaeque διδασκαλίας tam crebra essent, ut et magnates et populi ea decantarent, nihilque uulgi memoriae altius haereret.

C’est pourquoi, ils ne tenaient aucun chant ou aucune parole pour aussi solennels ou graves que ceux des tragiques, alors que les concours et les jeux poétiques et théâtraux étaient si fréquentés qu’à la fois les grands et les peuples les chantaient et que rien n’était plus profondément fixé dans la mémoire des gens.

Quin Romanos poetas nullis magis claruisse studiis quam fabulis de Gaeco uersis testes sunt Attius, Pacuuius et sola antiquitate uenerandus Ennius, Triumuiri fere ubique operis alieni interpretes (ne soli Varroni Atacino id cum Fabio tribuamus1) quorum literaria naufragia et μέλων λακίσματα quae sparsa habemus in bonorum auctorum et Grammaticorum monimentis, non aliunde consuta erant quam ex tragicorum Graecorum ueteramentis, ut nec ipsi quorum plurimas integras habemus fabulas, Comici, Terentium inquam et Plautum : eorum si quidem comoediae in Graeca ut plurimum basi constructae uisuntur et titulis personisque palliatis ornatae.

Bien plus, les poètes romains n’ont nulle part brillé davantage que dans des pièces traduites depuis le grec : sont témoins de ce fait Accius, Pacuvius et Ennius, vénérable par sa seule ancienneté, ces triumvirs presque partout traducteurs de l’œuvre d’autrui (pour ne pas, à la suite de Quintilien, attribuer ce fait au seul Varron d’Atax) ; et leurs oripeaux littéraires et leurs lambeaux versifiés, que nous possédons éparpillés dans les écrits des bons auteurs et des grammairiens, n’avaient pas été cousus d’un autre tissu que de celui des vieilleries des tragiques grecs ; il n’en va pas autrement des comiques dont nous possédons un grand nombre de pièces complètes (j’entends Térence et Plaute), pourvu qu’on remarque que leurs comédies sont construites sur une base le plus souvent grecque et parées des titres et des personnages des pièces grecques.

Denique, si quid ipse iudico, pluris faciendi sunt uersus aliquot ex Sophocli Trachiniis ab Attio uersi, qui apud Ciceronis Tusculanas extant2 (non enim ipsius Ciceronis esse, sed Attii iamdudum mihi persuasi, ut toto errare caelo existimem eos qui cum M. Tullium eorum auctorem putent, negant tamen bonum esse poetam : quamuis ex hoc solo fragmento, ut ex ungue leo, magnum in poetica ingenium confessius fiat soricina naenia3) quam totus Senecae Hercules Œteaus, adeo omnes animos quorum interest uacare Musis Romanis afficere mihi uidetur plurima antiquitas.

Enfin, si je puis exprimer mon avis, quelques vers issus des Trachiniennes de Sophocle traduits par Accius et qui se trouvent dans les Tusculanes de Cicéron (car j’ai depuis longtemps acquis la conviction qu’ils ne sont point de Cicéron lui-même mais d’Accius, de sorte qu’à mon avis ils se trompent sur toute la ligne ceux qui, pensant que Cicéron en est l’auteur, affirment cependant qu’il est mauvais poète, bien que de ce seul fragment, comme le lion d’un ongle, un grand talent pour la poésie se dévoile davantage que le couinement d’une souris) doivent être estimés à plus haut prix que l’Hercule sur l’Oeta tout entier de Sénèque : bien plus, la plus haute antiquité me semble contaminer tous les esprits à qui il importe de s’atteler aux Muses romaines.

Quod si prisci illius seculi felicitas ad hoc nostrum pertinuisset et porrecta esset, et plures haberemus Graecorum fabulas et Latinas integras, neque careremus tanto bono, scriptis scilicet illorum Trium uirorum.

Et si la fécondité de cette ancienne époque avait perduré et s’était prolongée jusqu’à notre siècle, nous aurions davantage de pièces grecques et latines complètes et nous n’aurions plus besoin du trésor que sont assurément les écrits de ces triumvirs.

Nunc cum praeclare nobiscum agitur si uel umbra Latini sermonis fruimur, dolendum est non extare qui desideria et uota nostra explere uelint in tam utilium auctorum interpretatione.

Mais, comme c’est déjà merveille pour nous que de jouir de l’ombre, pour ainsi dire, de la langue latine, il faut se plaindre de n’avoir plus personne pour vouloir exaucer nos désirs et nos vœux en traduisant de si utiles auteurs.

Frustra id multi tentarunt ; pauci felici audacia ad has partes accesserunt, atque inter paucos Erasmus et Buchananus magna cum laude operam suam nauarunt : sed Erasmus (quod in Graecorum gloriam cedit) ex aliorum ingeniis (ut recte censet Princeps Criticus) poeta fuit, ex suo uersificator.

Beaucoup l’ont tenté en vain ; peu ont atteint ces contrées avec une heureuse audace, et parmi ce petit nombre Érasme et Buchanan ont fourni un soutien puissant : mais Érasme (ce qui aboutit à la gloire des Grecs) fut poète en puisant dans le génie des autres (comme le pense à juste titre le prince des Critiques4), tandis qu’il fut versificateur en puisant dans le sien.

Vnus Iosephus Scaliger felicissimo successu id praestitit et me iudice οἶος πέπνυται, τοὶ δὲ σκιαὶ ἀίσσουσι 5 : cuius qui Lycophrona, Orphei initia, Aeschyli Diras et Sophocli Aiacem legerit, attentiore cura, aequiore feret animo iacturam Attianae et Pacuuianae poeseos, parumque aut nihil restare intelliget ad illorum antiquam δεινότητα, nitore quidem et cultu antiquitatem illam superari fatebitur.

Seul Joseph Scaliger a réussi cette entreprise avec un succès fort heureux, et, à mon avis, « lui, et lui seul, a la sagesse ; les autres ne sont que des ombres flottantes » : et si on lit avec assez d’attention et de soin son Lycophron, ses Initia Orphei, ses Euménides d’Eschyle et son Ajax de Sophocle, on supportera davantage la perte des poésies d’Accius et de Pacuvius et on comprendra qu’il ne reste à peu près rien à comparer à la splendeur antique des Grecs et on avouera que l’antiquité est vaincue par son brio et son raffinement.

Huius ego uestigia procul adorans, certus tantum uirum sequi, nulla adsequendi spe, ausus sum experiri ecquid possem uetera recentare in interpretandis Aristophani Irena, Apollonii Argonautis, Aechyli Desmota et Septem Thebana, Euripidi Taurica, aliisque : et ecce Philocteta in Lemno sese offert, quem scilicet ad te mitterem suasu Morelli nostri (quem nuper collegam uestrum renuntiatum esse plaudente, ut spero, tota literatorum cauea, gratulor et mirifice laetor).

Pour ma part, adorant de loin ses vestiges, résolu à suivre un si grand homme sans espoir de l’égaler, j’ai entrepris de chercher si je pourrais renouveler d’anciens écrits en traduisant la Paix d’Aristophane, les Argonautiques d’Apollonios, le Prométhée et les Sept contre Thèbes d’Eschyle, l’Iphigénie en Tauride d’Euripide etc. : et voici que se présente Philoctète à Lemnos, pour que je te l’envoie sur le conseil de notre cher Morellus (j’applaudis et me réjouis grandement qu’il ait tout récemment été nommé votre collègue, sous les applaudissements, je l’espère, de toute l’assemblée des lettrés).

Quod si audacter factum dixeris, occurret haec defensio, Tute tibi intristi, tibi exedendum est6.

Et si tu dis que j’ai agi avec audace, il se présentera cette défense : « Tu t’es mis dans le pétrin, tu dois t’en sortir ».

Cum enim magno fauore gratiaque affeceris Septem Thebanam Tragoediam, ut eam in corona auditorum tuorum non aspernandam putaueris, fecisti iudicii tui praerogatiua ut pudorem, quo retinebar, emittendae huius tragoediae abiecerim, et Pub. Mimi dictum quasi usurpauerim, Veterem ferendo audaciam inuitas nouam7.

En effet, puisque tu as accordé à la tragédie des Sept contre Thèbes une faveur et un crédit important, si bien que tu as pensé qu’elle ne devait pas être dédaignée pour l’assemblée de tes auditeurs, tu as fait, par la prérogative de ton jugement, en sorte que je chasse la honte qui me retenait de t’envoyer cette tragédie et que j’aie pour ainsi dire usurpé le dicton du mime Publius Syrus : « En supportant un vieux mal, tu en invites un nouveau. ».

Itaque uide sis, mi Guloni, ut in meis culpis tibi ipse ueniam des, et Philoctetam nostrum ames : nostrum inquam, nihil enim habet Sophocli, quod scio habiturum, quia iudicio tuo committo.

Ainsi, fais-en sorte, mon cher Gulonius, s’il te plaît, de te pardonner à toi-même mes fautes et d’aimer notre Philoctète ; le nôtre, dis-je, car il n’a rien de Sophocle, ce que je sais que tu prendras en considération , parce que je m’en remets à ton jugement.

Addidi et Glossemata aliquot, Notasque iamdudum natas in Schedis meis, sed quae statim forsitan denascentur, et publicatione sua, tanquam sorex indicio suo8, peribunt : ut me qui pudoris fines, te potissimum auctore transgressus sum, non dubites factum gnauiter impudentem, uetusque prouerbium tollentem τὸ ἐπὶ τῇ φακῇ μύρον9.

J’ai également ajouté un certain nombre de glossaires et des notes qui ont il y a longtemps pris naissance dans mes pages mais qui peut-être aussitôt s’évaporeront et, par leur publication causeront leur perte comme une souris par son couinement, si bien que tu ne douteras pas que moi, qui ai dépassé les limites de la bienséance principalement sous ton égide, j’ai été absolument impudent et que j’ai porté haut le vieux proverbe « de la myrrhe sur les lentilles »

Omne quicquid est, ad hoc mitto, ut censurae tuae lima ἀπεξεσμένον καὶ ἀφειδῶς νενουθετημένον, iterum aliquando in ora hominum prodire possit.

Tout ce qu’il y a, je l’envoie pour que ces écrits puissent paraître et aller un jour dans la bouche des hommes, sans pitié frottés et corrigés de la lime de ta censure.

Vale, uir doctisime, et Aurato socero tuo, quem magistrum habuisse nunquam paenitebit me si sapiam, plurimam a me salutem.

Adieu, homme très savant, et adresse un chaleureux salut de ma part à ton beau-père Dorat, que, si je suis avisé, je ne regretterai jamais d’avoir eu pour maître.


1. Quint., I.O. 10.1.87.
2. Cic., Tusc. 2.20-22. Vitus Winshemius fait référence à ce passage dans son argument de la pièce, en attribuant la traduction à Cicéron. On les trouve également cités par Lalamantius, qui attribue lui aussi la traduction à Cicéron
3. Pl., Bacch. 889. Pour une explication de la formule, voir Erasme, Adagia, 235.
4. C’est-à-dire Scaliger
5. Hom., Od. 10.495.
6. Ter., Phorm. 318.
7. Gell., Noct. 17.14.4. Publius Syrus, Sent. 5.16 : Veterem ferendo iniuriam inuites nouam.
8. Ter., Eun. 1024.. Donat explique que la souris couine bruyamment en mangeant et se trahit ainsi, même dans l'obscurité.
9. Erasme, Adagia 623, . C'est-à-dire, utiliser une huile parfumée coûteuse pour assaisonner un plat de lentilles ; proverbial pour un divertissement voyant avec peu de nourriture.