Présentation du paratexte
Ce paratexte est la première partie des Animaduersiones d’Heinsius, intitulée De Tragoediarum auctoribus, où le savant propose d’assigner les tragédies conservées aux cinq auteurs qu’il distingue et consigne même dans un schéma : Hippolyte, la Troade et Médée ont été écrites par Lucius Annaeus Sénèque ; Hercule Furieux, Thyeste, Œdipe et Agamemnon par Marcus Annaeus Sénèque ; la Thébaïde, Hercule sur l’Œta et Octavie chacune par un autre auteur. On y trouve les ferments d’une réflexion qu’il amplifiera dans son traité sur La Constitution de la tragédie (Leyde, 1643).
Pour l’heure, le propos est d’étayer la répartition qu’il propose des pièces entre les cinq auteurs (3-4). Il évacue assez rapidement à la fin du texte les trois auteurs de la Thébaïde, de l’Hercule sur l’Œta et de l’Octavie (177-184), mais développe notablement la comparaison entre Lucius et Marcus. Le début du texte est consacré à Lucius (6-32), puis à Marcus (33-37), et la suite est une longue comparaison entre les deux, qui adopte divers points de vue : métrique (38-63), style et peinture des caractères, expression des passions (64-117), rapport aux tragiques grecs (118-135), composition dramaturgique, dont répartition entre narration et représentation sur scène (136-149), pensées stoïciennes (150-175). La fin réaffirme la répartition proposée, comme en conclusion d’une démonstration qui se livre à des sortes d’explication de texte très précises.
Bibliographie :- Heinsius, Daniel, et Anne Duprat. De constitutione tragoediae. Genève: Droz, 2001.
- Paré-Rey, Pascale, Histoire culturelle des éditions latines des tragédies de Sénèque, 1478-1878, Paris, Classiques Garnier, « Histoire culturelle » 20, 2023
Danielis Heinsii in Lucii et Marci Annaei Senecae ac reliquorum quae extant tragoedias animaduersiones et notae.
Remarques et notes de Daniel Heinsius sur les tragédies conservées de Lucius et Marcus Annaeus Seneca.
De tragoediarum auctoribus.
Sur les auteurs des tragédies.
De tragoediarum ordine iam alii egerunt et hoc litterarum iudices iuris sibi semper uindicarunt, ut quod uellent in istis sequerentur.
Sur l’ordre des tragédies, d’autres ont déjà oeuvré et ont toujours revendiqué comme leur propriété, en tant que critiques littéraires, le droit de suivre leur bon vouloir en la matière.
Proximum est de auctore.
Sur leur auteur, voir ci-dessous.
Ac Senecae quidem Medea a Fabio1, Troades a Probo2, Hercules Furens, a Terentiano3, Hippolytus a Prisciano4, Thyestes a Luctatio (siue is est Lactantius)5 tribuitur.
Sont attribués à Sénèque Médée par Quintilien, les Troyennes par Probus, Hercule Furieux par Terentianus, Hippolyte par Priscien, Thyeste par Luctatius (autrement dit Lactantius).
Nos auctores quinque hic uidemus, et non dubie agnoscimus.
Quant à nous, nous voyons ici cinq auteurs, et les reconnaissons sans hésitation.
Quarum tres istas, Troades, Hippolytum, Medeam, Lucio Annaeo tribuimus ; quem philosophum uocant, et uixisse cum Pomponio Secundo, satis constat.
Car nous attribuons ces trois tragédies, les Troyennes, Hippolyte et Médée à Lucius Annaeus ; or il est clair que c’est celui qu’on appelle « le philosophe » et qui a vécu en même temps que Pomponius Secundus.
Fabius,
Instit. Orat. VIII, 3 : Nostri autem in iungendo aut diuidendo paulum aliquid ausi, uix in hoc
satis recipiuntur. Nam memini iuuenis admodum, inter Pomponium et >Senecam, etiam praefationibus esse tractatum, an gradus
eliminat, apud Accium in tragoedia dici
oportuisset.
6
Quintilien, VIII, 3, 31 : « Mais lorsque nos Latins font quelques tentatives de ce genre avec des composés ou des dérivés, ils n’ont guère de succès. Je me souviens en effet que, dans mes toutes jeunes années, Pomponius et Sénèque ont même discuté, dans les préfaces de leurs œuvres, la question de savoir si l’on devait dire dans une tragédie chez Accius : gradus eliminat.»7
Duos ecce hos tragicos coniungit.
Voilà, il relie ces deux tragiques.
Et hinc orta de decoro λεκτικῷ in tragoedia uelitatio.
Et c’est de là qu’est née l’injure, en matière de convenance, « avec familiarité » dans la tragédie.
Latine enim dici, post Horatium quis dubitaret ?
Qui douterait, après Horace, que c’est dit en bon latin ?
Scimus et Pacuuium ea uoce usum fuisse.8
Nous savons que même Pacuvius s’est servi de ce mot.
Et quod Euripides dixerat Medea :
9
Et ce qu’Euripide disait dans Médée : « Vieille domestique de ma maîtresse, pourquoi contre les portes te tiens-tu ainsi solitaire ? »10
Hoc Ennius uerterat,
12
Ennius l’avait
ainsi traduit :
Sed hos in plerisque impolitiae censores literarii notabant.
Mais les censeurs littéraires les taxaient d’inélégance dans la plupart des cas.
Accio plus tribuebant, immo principatum in tragoedia.
Ils accordaient davantage à Accius, bien plus : la primauté dans la tragédie.
Etiam Tiberii aeuo nonnulli, ut Paterculus nos docet.14
Encore quelques-uns à l’époque de Tibère, comme Paterculus nous l’apprend.
Quare in summo operis auctore, quid decore necne fieret, praeclari isti uiri quaerebant.
C’est pourquoi ces hommes brillants cherchaient, chez un excellent auteur, ce qui se déroulait avec convenance ou non.
Omnium antiquissima Hippolytus uidetur : character aequalis, tersus, pura dictio, rarissima acumina, et sine ulla ambitione.
Hippolyte semble la plus ancienne de toutes : personnage homogène, soigné, expression châtiée, très rares pointes, et sans aucune pompe.
Troades diuina est, nec Latina minus.
La Troade est divine, et non moins bien latine.
In qua illud notes, quod in Menalippe Euripidis, quam Sapientem uocabant, antiqui obseruant : Pyrrhi et Agamemnonis colloquium esse ἐσχηματισμένον.
Or on note que dans cette pièce ce que les Anciens observaient dans la Ménalippe d’Euripide, dite la Sage15 : que le dialogue entre Pyrrhus et Agamemnon est « figuré ».16
Nam ut ibi Menalippe, Euripidem, ita hic Pyrrhus repraesentat Neronem, cuius ingenium et in ista aetate ferociam occulte expressit, et sub Agamemnonis persona castigat.
Car de même que là, dans Ménalippe, Pyrrhus représente Euripide, de même ici il représente Néron, dont l’auteur a exprimé à mots couverts le caractère et la violence qu’il avait à cette époque et le critique à travers le personnage d’Agamemnon.
Pyrrhus est πρόσωπον ὑποκείμενον, Nero τὸ δηλόυμενον.
Pyrrhus est le « personnage qu’on voit » ; Néron « le personnage qui est visé »
Eo spectant eximia illa,
17
18
Ces mots
remarquables visent à cela :
Et reliqua.
Etc.
Nam ut Graecus sub persona Menalippes opiniones exponebat suas, ita >Seneca sub Agamemnonis, tyrannorum mores ostendit.
En effet, de même que l’auteur grec exposait ses opinions à travers le personnage de Ménalippe, de même Sénèque fait ressortir le caractère tyrannique à travers le personnage d’Agamemnon19.
Quare cum Troades illius, partim etiam Hecubam exprimeret, locum istum non inuenit, sed dedit, sicut et personam utranque.
C’est pourquoi comme il traitait les Troyennes d’Euripide et en même temps en partie aussi l’Hécube, Sénèque n’a pas inventé ce passage mais l’a rendu, comme également chacun des deux personnages20.
Multum eo ueteres delectabantur.
Les Anciens aimaient beaucoup cela.
Adducuntur uerba a grammaticis diuina, quibus mortem Socratis in Palamede Euripides lugebat.
Les grammairiens rapportent les mots divins par lesquels Euripide pleurait la mort de Socrate dans son Palamède.21
Neque aliter ingratitudinem filii sui Iophontis traduxisse Sophoclem, fit uerisimile.
Et de la même façon, il est vraisemblable que Sophocle ait transmis l’ingratitude de son fils Iophon.22
Ideoque διπλοῦν σχῆμα23 habere dicuntur, quod alius repraesentans, alius qui repraesentatur.
C’est pour cela qu’on dit qu’il y a « une figure double », pour la raison que l’un représente, l’autre est représenté.
Hoc quoque ad Homerum referunt : quem de se nonnulla sub Demodoci persona innuisse, Platonici notarunt.
On rapporte cela aussi à Homère : les Platoniciens ont noté qu’il avait donné quelques indications sur lui-même à travers le personnage de Démodocos.24
Tertia est Medea25 : teste Fabio, et ut quiuis uidet, eiusdem auctoris.
La troisième tragédie est Médée : au témoignage de Quintilien, et comme n’importe qui le voit, elle est du même auteur.
Has tres miror extitisse quenquam, qui eiusdem esse, cum reliquis existimaret.
Je m’étonne qu’il se soit trouvé quelqu’un pour estimer que ces trois pièces étaient du même auteur que les autres.26
Quatuor, Herculem Furentem, Thyestem, Œdipum, et Agamemnonem, >Marco Senecae asscribimus.
Nous en attribuons quatre, Hercule Furieux, Thyeste, Œdipe et Agamemnon à Marcus Sénèque.
Ideoque et >Senecae nomine ab antiquis laudantur.
C’est pour cela qu’elles sont louées par les Anciens aussi sous le nom de Sénèque.
Et in libris manu exaratis, modo >Lucii modo >Marci inuenias praenomen, in quibusdam utrunque ; ut in optimo quo usus est uir summus Iustus Lipsius.
Et l’on peut trouver dans les manuscrits tantôt le prénom de Lucius, tantôt celui de Marcus, dans certains l’un et l’autre ; comme dans le meilleur dont s’est servi l’excellent Juste Lipse.27
Tantum iudicis acumine est opus, qui suas cuique ascribat.
Il faut tant de précision pour assigner à chacun son œuvre.
Posteriorem hunc, Tragicum uocant.
On appelle « Tragique » le deuxième.28
Paulus Diaconus, Historiae Miscellae liber VIII29 : Huius temporibus poetae pollebant Romae, Lucanus, Iuuenalis, et Persius, Senecaque tragicus. Musonius atque Plutarchus, philosophi.
Paul Diacre, livre VIII de l’Histoire Miscella : « En ces temps-là30, s’affirmaient à Rome les poètes Lucain, Juvénal, Perse et Sénèque le Tragique ; les philosophes Musonius et Plutarque. »
Sidonius :
31
Sidoine :
Alterum autem etiam poemata scripsisse, et quidem crebro32, uel Tacitus, ut alios omittam, nos docet.
Quant à l’autre33, il a aussi écrit des poèmes, et même en nombre, comme Tacite, pour ne pas parler des autres, nous l’apprend34.
Ceterum cum duae sint tragoediae partes : altera uniformis et eiusdem metri, quam κατὰ στίχον ideo uocant, quae excepto choro omnia complectitur, et iambum non excedit ; altera quae uariis utitur metris, pars nimirum chorica ; hinc nonnunquam differentias critici notabant.
Du reste, comme il y a deux parties dans la tragédie35 : l’une uniforme et sur un même mètre, qu’on appelle kata stichon pour cette raison, qui embrasse tout à l’exception du chœur et qui se contente de l’iambe ; l’autre partie, chorale sans surprise, qui utilise des mètres variés ; d’où le fait que les critiques notaient parfois des différences36.
Ita Sophocles pericommatis, antistrophicis maxime delectatur Euripides. Latini cum has differentias ignorent, uersibus tamen differunt, quos aut eosdem ponunt, aut cum aliis iungunt.
Ainsi Sophocle charme au plus haut point par ses pericommata37, Euripide par ses antistrophes. Les Latins, alors qu’ils ignorent ces différences, diffèrent cependant par leurs vers, soit en alignant des vers identiques soit en les faisant alterner avec d’autres.
In tribus istis Lucii, chori fere ex hendecasyllabis sapphicis, anapaesticis, choriambicis, glyconiis constant ; quibus alii interdum extra ordinem inseruntur.
Dans ces trois tragédies de Lucius38, les chœurs se composent en général d’hendécasyllabes sapphiques, anapestiques, choriambiques, et de glyconiques ; et d’autres vers sont parfois insérés de façon irrégulière.
Pomponius Secundus, qui cum Lucio uixit, aut primus aut prae caeteris, dactylicos tetrametros iunxit in choris.
Pomponius Secundus, qui vécut en même temps que Lucius, a ajouté le premier ou mieux que tous les autres des tétramètres dactyliques dans ses chœurs.
Eius sicut aemulus, et ut Graeci dicerent magistri, ἀντιδιδάσκαλος fuit >Lucius, ita imitator in hac parte >Marcus.
De même que Pomponius Secundus fut son émule, et comme les maîtres grecs disaient, Lucius son « enseignant en retour » (antididaskalos), de même Marcus fut son son imitateur sur ce point.
Terentianus :
39
Terentianus :
Vbi illud ante, nota διακριτικὴ est ut constaret, uter utrum sit imitatus.
Quand il met cet ante, c’est une note critique qui permet de savoir lequel des deux a imité l’autre.
Nam cum, ut praenomen Marci adderet non permitteret metrum, alium fuisse ostendit, quam qui cum Pomponio uiuebat.
Car comme le mètre ne permettait pas d’ajouter le prénom « Marcus », Térentianus montre que c’est un autre que celui qui vivait en même temps que Pomponius.
Lucius, quemadmodum in aliis, ita hic Pomponi iudicium neglexit.
Lucius, de même qu’ailleurs, de même ici a négligé le jugement de Pomponius.42
Saltem in his tribus nunquam est secutus ; plures uero nusquam ei tribuuntur.
Sauf dans ces trois tragédies – mais on ne lui en attribue nulle part davantage – il ne l’a jamais suivi.43
Semel uero Marcus : in Œdipode nimirum, ubi plurimi dactylici in choro qui ex metris constat ἀτάκτοις iunguntur.
Quant à Marcus, une seule fois : sans surprise dans Œdipe, où plusieurs vers dactyliques sont joints dans un chœur qui est constitué d’hétéromètres44
Id ita studiose Graecorum critici notabant, ut plerisque uersibus non ab inuentore, sed ab eo qui frequenter iis uteretur, nomen posuerint.
Les commentateurs des Grecs notaient cela si scrupuleusement qu’ils n’ont pas nommé la plupart des vers d’après leur inventeur mais d’après celui qui s’en servait souvent.45
Ita nos docent, Teium Anacreontem, cum Athenis esset ac Critiam amaret, neque parum lectione Aeschyli delectaretur, Anacreonticos eius exemplo fecisse, qui hoc nomen postea obtinuerunt.
C’est ainsi qu’ils nous apprennent qu’Anacréon de Téos, comme il se trouvait à Athènes et aimait Critias46, et se régalait à lire Eschyle, avait fait des vers anacréontiques à l’exemple de ce dernier, qui prirent ensuite ce nom.
Lucius uulgares sapphicos, nouo pede in secundo fregit; idque propter temporum aequalitatem; atque hoc illi fere est perpetuum.
Lucius brisa la routine des sapphiques en inventant un nouveau pied en deuxième position ; et cela pour l’égalité des mesures ; et c’est presque permanent chez lui :
Troadibus :
47
Dans les
Troyennes :
Sicut legitur in scriptis :
48
49
Comme on lit dans les
manuscrits :
Hippolyto :
50
Dans
Hippolyte :
Vt et :
52
Et comme :
Medea :
53
Dans Médée :
Et fortasse non pauci, qui sunt corrupti.
Peut-être aussi pas mal de vers qui sont corrompus.
Hoc in Marco non inuenies magis, quam in Flacco.
Mais on ne trouvera pas plus ça chez Marcus que chez Horace.
Vnus extat, quem corruptum esse eruditi ostenderunt, et libri cum ratione euincunt ; ut et consuetudo poetae.
On n’en a qu’un seul vers, dont les spécialistes ont montré l’état corrompu ; et les livres l’ont évincé avec raison, ainsi que l’usage du poète.
At character utriusque, ut et sermo, multum distant.
Mais les caractères de l’un et l’autre, comme le style aussi, diffèrent beaucoup.
Marci enim plus declamatorium habet.
Chez Marcus, en effet, c’est plus déclamatoire.
Quae res ita plana est, ut si nihil praeter prologum Medeae aut Troadum, et Herculis Furentis extaret, non unius esse auctoris iudicaturi54 fuerimus.
Et ce constat est si évident que si nous n’avions rien conservé d’autre que le prologue de Médée ou des Troyennes et d’Hercule Furieux, nous n’aurions jamais jugé qu’ils émanaient d’un même auteur.
Marci saepe breues ac concisas uideas periodos, idque acuminis causa.
Chez Marcus, on voit souvent des phrases brèves et concises, et cela en vue de la pointe.55
Lucii pauciores ἀναπαύσειϛ56 habent, et antiquitatem magis sapiunt.
Chez Lucius, elles comportent moins de pauses, et ont davantage la saveur de l’antiquité.
Aiunt uirum nunquam satis laudatum Sophoclem, cum Antigonem suam legeret, et cum longa periodo spiritu contento paria fecisset, subito expirasse.
On dit que Sophocle, homme qu’on ne louera jamais assez, comme il lisait son Antigone, et comme il avait fait des vers égaux, en s’étant contenté d’un seul souffle dans une longue phrase, avait soudain expiré.57
Hoc in Thebaide ei nunquam euenisset : quae plerunque non eunt sed cadunt.
Cela ne lui serait jamais arrivé avec la Thébaïde : la plupart du temps les phrases n’avancent pas mais tombent.
Ideoque et numeris nocent, et tragoediae maiestatem non minus eneruant, quam Lucani sententiae heroicas leges, et Virgilianam grauitatem.
C’est la raison pour laquelle elles nuisent aux rythmes et n’affaiblisssent pas moins la majesté de la tragédie que les sentences de Lucain n’affaiblissent les lois de l’épopée et la gravité virgilienne.
Magnae enim res pares periodos desiderant58, ut recte Demetrius.
Car les hauts faits demandent des phrases égales, comme dit bien Démétrius.
In Lucio non raro tota oratio instruit : in Marco saepius gnomae tantum inseruntur.
Chez Lucius, il n’est pas rare que le discours entier édifie ; chez Marcus, ce sont plus souvent les vers gnomiques seulement qu’il insère.59
Choros excipio.
Je fais exception des chœurs.
Nam qualis ille in Thyeste :
60
Tel que celui-là, en effet,
dans Thyeste :
Vide Hecubae orationem in principio Troadum, et nutricis de amore praeclaram.
Voir la tirade d’Hécube au début des Troyennes62, et celle, brillante, de sa nourrice sur l’amour.63
Iam locorum maior supellex in Lucio, quae res mire antiquitatem sapit.
Chez Lucius, l’appareil de ces lieux est plus fourni, ce qui sent admirablement l’antiquité.
Talis est commendatio uitae agrestis sub persona Hippolyti64 ; quaeque pro uoluptate item, et conseruando genere humano, propagatione Veneris, a nutrice dicuntur.
Telle est la promotion de la vie rurale à travers le personnage d’Hippolyte ; de la même manière, tout ce qui est dit par la nourrice en faveur du plaisir et du développement de Vénus, pour la perpétuation de l’espère humaine.
Idem in exprimendis antiquorum uirtutibus, non felicior quam diligentior.
De même, Lucius n’est pas moins heureux qu’appliqué dans l’expression des vertus antiques.
Vt cum in Troadibus Hectorem e secundo Aeneidos desumpsit, in Andromaches somnio65.
Comme quand dans les Troyennes il reprit Hector au second livre de l’Énéide, dans le songe d’Andromaque.
Et nonnulla ex Ouidio in Hippolyto, quae sunt mire florida.
Et quelques lieux pris d’Ovide dans Hippolyte, qui sont admirablement éclatants
Certe quae a Phaedra dicuntur, cum amorem suum Hippolyto fatetur66, nemo praeter unum Ouidium dixisset.
Oui, ce que dit Phèdre, quand elle avoue son amour à Hippolyte, personne n’aurait pu le dire mis à part le seul Ovide.
Ita dupliciter de nobis est meritus, nam et frugi orationem dedit, et quo pacto exprimendae ueterum uirtutes essent, nos docuit.
Ainsi il a eu un double mérite de notre point de vue, car à la fois il a fourni une tirade sobre et nous a appris de quelle façon les vertus des Anciens étaient exprimées.
Neutrum a declamatoribus expectes.
Mais n’attends ni l’un ni l’autre des déclamateurs.67
Qui contenti suo acumine, nec solliciti ut aeque bene dicant, satis habent aliter dixisse.
Car eux qui se félicitent de leurs pointes, sans se soucier de bien parler également, se satisfont d’avoir parlé différemment.
In narrando autem ubi maxime τῇϛ ἑρμηνείαϛ uis elucet, uel Euripidem lacessit.
Mais dans la narration où la force de « l’élocution » éclate le plus, il met même Euripide au défi.
Sicut in pulcherrima ista, quae est de Hippolyti morte.68
Comme dans cette scène magnifique, qui narre la mort d’Hippolyte.
Neque enim cedit candore orationis, et sublimitate uincit ; ad sermonem usque antiquorum studiosus.
En effet, il ne le cède pas en candeur du discours et l’emporte en élévation, dans sa recherche permanente du style des Anciens.
Quos dum Marcus propria uirtute sui temporis anteire conatur, saepe tantum factus est dissimilis.
Mais Marcus, en essayant de les dépasser par la qualité intrinsèque de son époque, n’a souvent abouti qu’à s’en écarter.
Ciuilem autem sermonem uix retinuit, in quo Euripides excellit, omnium oratorum non minus pater, quam optimus poeta.
Et il eut du mal à conserver son style policé, dans lequel Euripide, non moins père de tous les orateurs que le meilleur des poètes, excelle.
Saepe tamen tragicus uix ultra affectus.
Souvent cependant, il a peine à se montrer tragique en dehors de l’expression des passions.
Marcus luxuriam non semper uitauit, Lucius uero, etiam in aliis castigat.
Marcus n’a pas toujours évité l’excès, mais Lucius le corrige, même chez les autres.
De Polyxena apud Nasonem dicebat Hecuba,
69
Dans le passage sur
Polyxène chez Ovide, Hécube disait <d'Achille> :
Id secutus est ille, sed ut castigaret :
71
Lucius l’a suivi, tout en le corrigeant : « Achille vit encore pour faire souffrir les Phrygiens ? il recommence encore la guerre ? Ô main trop légère de Pâris ! sa cendre elle-même, sa tombe, ont soif de notre sang »72
Nam et uariauit quod dixit, et ad uehementiam, orationis figuram addidit.
En effet, il a à la fois usé de uariatio dans ce qu’elle a dit et ajouté une figure de discours pour la véhémence. 73
Et seruauit quod eminebat, et reiecit quod abundabat.
Et il a conservé ce qui était saillant, mais rejeté ce qui était en trop.
Aliud enim est rebellare, aliud adhuc uiuere, aliud post obitum sanguinem sitire.
Une chose est en effet de se rebeller, une autre de continuer à vivre, une autre encore d’avoir encore soif de sang après la mort.74
Duo priora etiam interrogando : quae πολιτικώτερον efficiunt sermonem, et formam immutant.
Il faut aussi s’interroger en priorité sur ces deux points : les éléments qui rendent le style plus populaire75 et qui affectent la forme.
In quo Marcum patrem est secutus, qui in controuersiis praeiuerat.
Ce en quoi il a suivi son père Marcus, qui l’avait précédé dans ses controverses.76
Ibi enim de hoc loco : « Cum Polyxena esset abducta, ut ita, ut ad tumulum Achillis immolaretur,
Hecuba dixit :
80
77
78
79
En effet, voilà à
propos de cet exemple :
Marci quoque sermo eo minus est moratus, quanto saepius acute multa dicit.
Le style de Marcus est d’autant moins adapté aux caractères qu’il exprime plus souvent beaucoup de choses par des pointes.
Quod ut recte fit ab eo, ita alienum est a natura ; non enim est singulorum.
Or ce si c’est correct venant de lui, ça n’en est pas moins éloigné du naturel ; ce n’est pas le fait de chacun en effet.
Nam cum qualitatem animi omnis indicet oratio, eaque uel mores complectatur uel affectus, nemo qui acute loquitur, talem esse se significat, sed otiosum.
Car comme tout son discours signale la qualité intérieure, et qu’il contient soit les dispositions morales, soit les dispositions affectives, personne, en s’exprimant par pointes, ne signifie être comme ça, mais seulement être détaché.
Poeta autem imitatur.
Or le poète est dans l’imitation.82
Vide Andromaches sermonem in Troadibus : modo furit prae dolore et rabit, modo lamentatur, et commiserationem mouet.
Voir l’expression d’Andromaque dans les Troyennes : tantôt elle est folle de douleur et enrage, tantôt elle se lamente, et excite la pitié.
Vt cum filio abeunti, aeternum uale dicit.83
Comme avec le départ de son fils, elle lui adresse un dernier adieu.
Semper autem est talis, qualem tum fuisse est aequum.
Or elle se montre toujours telle qu’elle a légitimement été.
In attribuendo quoque suos singulis, minor est Marcus.
En attribuant aussi leurs propres mots à chaque personnage, Marcus est moins bon.
Nam Thyestae quare optimos dedit ? Aut, cur non eosdem ?
Car pourquoi en a-t-il attribué à Thyeste d’excellents ? Ou pourquoi ne prononce-t-il pas toujours les mêmes ?
Primo enim ἄθεον uides (Si sunt tamen dii).84
D’abord tu vois en effet un « athée » (« si cependant les dieux existent »).85
In eadem scena, stoicum :
86
Dans la
même scène, un stoïcien :
Et quae tum praecedunt, tum sequuntur ; in fine, etiam pium.
Et ainsi de ce qui précède, de ce qui suit ; finalement, tu vois même un homme pieux.
Libat enim cum bibit :
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Il offre même une libation quand il boit : « Faisons une libation de vin aux dieux de nos pères puis vidons nos coupes »88
Primum igitur dissimiles dedit, non enim talis Atreus.
Donc d’abord il lui a attribué des mots différents, il n’est donc pas tel qu’Atrée.89
Deinde inaequales, nam dissimilis et sui ; Alterum ἀνόμοιον, alterum ἀνώμαλον Aristoteles uocaret90.
Ensuite, des mots changeants, car différents y compris de lui-même ; Aristote appelerait l’un « inégal », l’autre « inconstant ».
Vlysses, in Troadibus, etiam eum qui in Hecuba est antecessit.
Ulysse, dans les Troyennes, prit même le pas sur celui qui est dans Hécube.91
Vafritiem92 enim, quantum locus is ferebat, addidit.
Il a en effet ajouté de la finesse, autant que l’occasion en supportait.93
Graeci δριμύ melius et δόλιον id uocant ; quod in multis illi locis dederat Euripides.
Les Grecs appellent cela plus justement « pénétrant » et « rusé » ; caractère que lui avait donné en de multiples occasions Euripide.
Aeschylus ob innatam austeritatem, minus id assequebatur ; constitutionis quoque ratio, non eadem.
Eschyle, en raison de son austérité naturelle, parvenait moins à cela ; cela tient aussi à sa composition, qui n’est pas la même.
Vna Marci Œdipus, est mire artificiosa.
Une seule tragédie de Marcus, Œdipe, est un admirable produit de l’art.
Sola enim et agnitionem, et mutationem in contrarium habet.
C’est la seule en effet à contenir à la fois une reconnaissance et un changement en son contraire.94
Sed ex Sophocle expressa est.
Mais elle est tirée de Sophocle.
Hoc perpetuum est Euripidi, ut prologis suis nudam argumenti expositionem intexat.
Ce que fait constamment Euripide, c’est d’entremêler purement et simplement l’exposition et l’argument dans ses prologues.95
Qui quod uniformes sint, festiue ab Aristophano uexantur, quales et nonnullos collegit.96
Il en a commis quelques-uns de cette nature qui, soi-disant parce qu’ils sont uniformes, sont joyeusement malmenés par Aristophane.
In una, quod meminerim, Iphigenia in Aulide, ex iis quae extant, hoc non obseruauit.
Autant que je m’en souvienne, il n’est qu’une seule tragédie parmi celles conservées dans laquelle il n’a pas observé cette règle : Iphigénie à Aulis.
Sophocles occulte id agit, et non semper uni committit.
Sophocle fait cela discrètement, et ne les unit pas toujours ensemble.
Nonnunquam rem simpliciter ingreditur, ut Aeschylus.
Parfois il aborde le sujet simplement, comme Eschyle.
Marcus more Euripidis συνεκτικὸν τῆς ὑποθέσεως praemittit, id est, fabulae subiectum, prologo committit.
Marcus, à la façon d’Euripide, annonce d’avance « le résumé du sujet », c’est-à-dire qu’il unit le sujet de la pièce à un prologue.
Vide in Hercule Furente Iunonem ; in Thyeste Tantalum ; in cognomine Œdipodem ; in Agamemnone Thyesten.
Voir Junon dans Hercule Furieux ; Tantale dans Thyeste ; Œdipe dans la pièce du même nom ; Thyeste dans Agamemnon.
Lucius ab actione semper inchoauit, et simpliciter ἐισβάλλει: Hecuba et Medea, sicut in medio, calamitates suas deplorant ; haec ex parte, illa omnino quid futurum esset ignorat.
Lucius a toujours commencé in medias res et entre simplement dans le vif du sujet : Hécube et Médée se lamentent sur leurs malheurs comme au milieu de la tragédie ; la seconde en partie, la première complètement, ignorent ce qui adviendra.
Hippolytus a uenatione inchoauit, et suorum adhortatione, eodem metro, quo Rhesi autor ; qua tragoedia post Sophoclem nulla extat consummatior.
Hippolyte a commencé par la chasse et par l’exhortation à ses compagnons, dans le même mètre que l’auteur du Rhésos97 ; pièce en comparaison de laquelle, derrière Sophocle, aucune tragédie conservée n’est plus achevée.
Eam nos cum studiose legeremus, neque quicquam minus quam humilitatem et rhetoricam Euripidis subtilitatem, sed nec simplicissam Aeschyli austeritatem, et translationum audaciam, neque compositionem Sophocleams et orationis difficultates, oeconomiam autem longe ab eo diuersam uideremus ; nunquam dubitauimus, quin quartus aliquis quaerendus esset auctor.
Car en la lisant avec attention, nous ne verrions pas du tout la simplicité et la finesse rhétorique d’Euripide, mais pas non plus l’austérité dépouillée d’Eschyle, ainsi que l’audace de ses métaphores, ni la disposition de Sophocle, les complications de son expression, l’économie bien différente du précédent : nous n’avons jamais douté qu’on devait chercher un quatrième auteur.98
Quem ex intima antiquitate tandem eruimus ; et certissimis indiciis, quis esset, in grammaticorum libris inuenimus.
Or nous l’avons fait sortir du cœur de l’antiquité ; et nous savons à partir d’indices très sûrs, dans les livres des grammairiens, qui il était.
Qui error ita est antiquus, ut in priscis criticorum catalogis, Euripidi ascriberetur.
Mais l’erreur est si ancienne que dans les vieilles listes des commentateurs, le Rhesos était attribué à Euripide.99
Adeo refert, quo quis ad ista iudicio accedat.
Il importe de comprendre par quel raisonnement on en arrive là.
Lucius libenter oculos moratur et in scena multa repraesentat.
Lucius suspend volontiers les regards, et représente beaucoup de choses sur scène.100
Medea, contra Flacci praeceptum, liberos aperte, certe alterum, trucidat.
Médée, contre le précepte d’Horace, tue ouvertement ses enfants, du moins l’un deux 101 .
Alterum autem ad minimum post caedem ostendit.
Quant à l’autre, elle le montre pour le moins après sa mort.
In Troadibus matri coram populo eripitur Astyanax.
Dans les Troyennes, Astyanax est arraché à sa mère sous les yeux des spectateurs.
In Hippolyto manum sibi infert Phaedra; heros autem, iam diuulsus, exhibetur.
Dans Hippolyte, Phèdre se porte atteinte à elle-même ; quant au héros, il est exhibé alors qu’il a déjà été mis en pièces.
Marcus plurimum narratione defungitur.
Marcus confie la plupart des faits à la narration.
In Thyeste, in Œdipo, in Agamemnone id apparet ; ubi ne Cassandram quidem necesse est populo spectante iugulari.
C’est visible dans Thyeste, Œdipe, Agamemnon ; où même Cassandre n’a pas besoin d’être égorgée sous les yeux des spectateurs .
In Furente autem Hercule, cum sequi Euripidem posset, periculosam nobis ὄψιν dedit.
Mais dans Hercule Furieux, alors qu’il aurait pu suivre Euripide, il nous a offert un dangereux « spectacle » (opsis).
Megarae enim et filiolo, cerebrum coram Amphitryone Hercules elidit.
Hercule fracasse en effet le crâne de Mégare et de son petit enfant sous les yeux d’Amphitryon.
Itaque uix histrionem inuenias, qui Alcidae uires experiri, et sine ullo suco repraesentare hoc uellet.
C’est pourquoi on trouve difficilement un acteur qui voudrait tester les forces d’Alcide et représenter cela sans avoir aucune énergie.102
Capitis enim eius interesset.
Il en irait en effet de sa vie.
Haec est causa, cur propudium illud generis humani Nero, eas fabulas deligeret, quae periculosa θεωρήματα ὑποκριτικὰ103 haberent, ut se sanguine histrionum oblectaret.
C’est la raison pour laquelle Néron, cette honte du genre humain, aimait ces pièces, qui comportaient des « jeux théâtraux » dangereux, pour pouvoir se régaler du sang des acteurs.
Qualis erat iste Icarus, qui (uerba sunt Tranquilli) primo statim conatu iuxta cubiculum
eius decidit, ipsumque cruore respersit
104
Tel était cet « Icare… », qui (les mots sont de Suétone) : « … dès son premier essai, tomba près de la loge de l’empereur, qui fut lui-même éclaboussé de sang. »105
Idem cum insanum Herculem cantaret, euenisse putamus.
Nous pensons qu’il s’est passé la même chose quand il jouait106 Hercule Furieux.
Marcus raro stoicorum opiniones interserit.
Marcus insère rarement des positions stoïciennes.
Lucius nec Epicuri sui et Metrodori dissimulat, qui in eius philosophicis paginam utranque faciunt.
Lucius ne dissimule pas celles de son Épicure et de Métrodore107, qui font une page chacune dans ses écrits philosophiques.
In Troadibus uero plena manu spargit eas et ostentat ; sicut suas saepe Euripides.
Mais dans les Troyennes, il les répand à pleines mains et en fait étalage ; comme Euripide le fait souvent.
Quod istarum rerum iudices πολυπραγμοσύνην dixerunt ; idque sine nota, ubi affectatio abest, adest modus ; qui Euripidi non raro deest.
Ce que ses commentateurs ont qualifié d'« esprit d’intrigue »108 ; et cela sans connotation péjorative là où l’emphase est absente, la mesure présente, alors que cette dernière fait assez souvent défaut à Euripide.
Lucius autem nunquam excedit.
Lucius, lui, n’excède jamais la mesure.
Nihil esse post mortem Epicuri schola est
109
« Il n’y a rien après la mort » selon l’école d’Épicure, nous dit le très vénérable Tertullien, et bientôt il ajouta après l’opinion de Lucius, qui l’exprime dans un chœur entier, dans lequel il n’a pas tant exposé son opinion qu’il ne l’a confirmée.
Eadem enim in
Epistolis ad Lucilium110 ; et ad uerbum prope, in Consolatione ad Marciam ; hic :
111
En effet, on la retrouve
dans les Lettres à Lucilius, et presque au mot près dans la
Consolation à Marcia ; ici :
Ibid. :
Ibid. :
Mori omnium dolorum et solutio est et finis, ultra quam mala nostra non
exeunt. Quae nos in illam tranquillitatem, in qua antequam nasceremur
iacuimus, reponit. Si mortuorum aliquis miseretur, et non natorum
misereatur.
112
Post mortem nihil est, ipsaque mors nihil.
113
« Mourir, c’est de
toutes les souffrances la solution et la fin, au-delà de laquelle nos malheurs
ne passent point. Elle nous replace dans la tranquillité où nous étions plongés
avant de naître. Si vous plaignez les morts, plaignez aussi ceux qui ne sont pas
nés. »114
« Après la mort, il n’y a rien, et la mort elle-même n’est rien
»
Ibid. :
Ibid. :
Mors nec bonum aut malum est. Id enim, potest aut bonum aut malum esse,
quod aliquid est, quod uero ipsum nihil est, et omnim nihilum redigit, nulli
nos fortuna tradit.
115
« La mort n’est ni un bien ni un mal ; car pour être un bien ou un mal, il faut qu’une chose soit. Mais ce qui n’est rien par soi-même et par quoi tout retourne au néant n’est d’aucune conséquence pour nous. »
Hic :
Ici :
116
« Le Ténare, le
royaume soumis à un dur maître, Cerbère bloquant le seuil pour garder la porte
inhospitalière, vains bruits, mots vides, histoires pareilles à un rêve agité !
»117
Ibid. :
Consolation à Marcia :
Illa quae nobis inferos faciunt terribiles fabulae est. Nullas scimus
imminere mortuis tenebras, nec carcerem, nec flumina flagrantia igne, nec
obliuionis amnem, nec tribunalia, nec reos ullos in illa libertate tam laxa,
nullos iterum tyrannos. Luserunt ista poeta et uanis nos agitauere
terroribus.
118
« Ce qui nous rend les enfers redoutables n’est que légende, il n’y a ni ténèbres enveloppant les trépassés, ni prison d’outre-tombe, ni fleuves de feu, ni rivière d’oubli, ni tribunaux, ni accusés, et qu’on ne parvient pas à cette liberté sans égale, pour y retrouver de nouveaux tyrans. Ce sont là vains jeux de poètes, faits pour nous agiter de vaines terreurs. »
Tale apud Marcum nihil ; nam cum eius dramatis et argumentis hoc pugnat.
Mais rien de tel chez Marcus ; car cela est contradictoire avec ses pièces et ses arguments.
In prima enim Hercules ac Theseus a defunctis redeunt.
Dans la première tragédie en effet, Hercule et Thésée reviennent du monde des morts.
In Thyeste Tantali, in Agamemnone Thyestis umbra in scenam uenit.
Dans Thyeste, l’ombre de Tantale, dans Agamemnon, celle de Thyeste entrent en scène.
In Œdipode defuncti euocantur, et Homeri νεκυία exprimitur.
Dans Œdipe, on rappelle les morts, et on représente la nekyia d’Homère.119
Quod est antiquissimum pro animae immortalitate, quod exceptis sacris extat, testimonium.
Et c’est là un témoignage très ancien en faveur de l’immmortalité de l’âme, qui existe en dehors des cultes.
Quae opinio diu ante Pherecyden in Graecia extabat, et cum disciplinis est nata.
Car cette opinion existait longtemps avant Phérécyde120 en Grèce, et elle est née en même temps que les savoirs.
Aeschylus uero, Euripides ac Sophocles, pro confesso id sumunt.
Mais Eschyle, Euripide et Sophocle la considèrent comme avérée.
Quarum non sententiae modo, uerum etiam oeconomiae atque argumenta, opinione ista nituntur.
Donc non seulement leurs pensées, mais aussi leur économie et leurs arguments s’appuient sur cette opinion.
Neque aliter loquuntur, ne euertant quod ponunt.
Et ils ne parlent pas autrement, pour ne pas renverser ce qu’ils établissent.
Etiam in Troadibus Polyxena cui nubit ? An non Achilli ? Cuius ipse idolum describit121.
Même dans les Troyennes, à qui Polyxène s’unit-elle ? n’est-ce pas à Achille ? et l’auteur lui-même décrit son fantôme.
Quod si animae post obitum sunt nihil, ne idola quidem esse possunt.
Or si les âmes ne sont plus rien après la mort, même les fantômes ne peuvent exister.
Quae κηρύγματα122 ab Aeschylo, et quo notam meruit grammaticorum, ὄψανα123 dicuntur.
Et ces kèrugmata (« annonces ») sont appelés opsana (« visions ») par Eschyle, raison pour laquelle il a mérité une note des grammairiens.
Primum ab Homero, quo iam diximus loco fabricatum est124, et ingentem postea usum habuit.
Ce motif a d’abord été forgé par Homère – nous avons déjà dit où – 125 et a connu une immense fortune ensuite.
Igitur uulgarem, quia dispositioni seruiebat, praetermittere non uoluit ; suam, ubi maxima est poetae tragico libertas, in choro proposuit.
Donc, puisqu’il était asservi à la disposition, il ne voulut pas en laisser passer une ordinaire ; il mit en avant la sienne quand le poète tragique a la plus grande liberté : dans le chœur.
Et de his quidem hactenus.
Et c’est assez à propos de ces pièces.
Tres restant ; quarum de duabus, Hercule in Œta et Thebaide, suo a nobis loco dicetur.
Il en reste trois ; or je parlerai de deux d’entre elles, Hercule sur l’Œta et la Thébaïde, en temps voulu
Octauiae auctor triuiali moneta percussit.
L’auteur de l’Octavie a frappé <monnaie> d’un coin grossier.
Sunt in ea tamen quaedam minus putida, nec minus Latina, quam in altera earum quae ubique tumet.
Il y a cependant dans126 cette pièce des éléments moins fétides, et non moins latins, que dans l’autre, qui est enflée de partout.
Huic uero ne sermone quidem cedit, ne quid amplius adiungam.
Mais elle ne lui cède pas même en matière d’expression, pour ne pas en dire plus.
Luxuriam autem istam ac redundantiam non habet ; humi serpit tamen.
Elle, elle n’a pas cet excès ou cette redondance ; elle rampe pourtant à terre.
Ordo sit talis : Lucio Annaei Senecae : Hippolytus, Troades, Medea ; Marco Annaei Senecae : Hercules Furens, Thyestes, Œdipus, Agamemnon ; Diuersorum singulae : Thebais, Hercules in Œta, Octauia.
Soit la répartition suivante : de Lucius Annaeus Sénèque, Hippolyte, les Troyennes, Médée ; de Marcus Annaeus Sénèque : Hercule Furieux, Thyeste, Œdipe, Agamemnon ; de différents auteurs chacune : la Thébaïde, Hercule sur l’Œta, Octavie.
Quem nos expressuri in editione ista fueramus, nisi prope ad finem perducta fuisset, cum haec more familiari nobis effunderemus.
Et nous avions l’intention de le reproduire dans cette édition si elle n’avait pas été menée quasiment à son terme, alors que nous divulguions ces points, selon notre coutume.
Porro cum in omnibus fere, multis certe, manu exaratis codicibus, id euenisse uideamus, ut eiusdem subiecti scriptores coniungantur, singulorum autem saepe omissa aut paulatim expuncta sint nomina, sola restat iudicatrix : quae instructa eruditione, propria ac naturali quadam sagacitate innixa, pedem in obliterata uetustate ponit ; suum cuique reddit ; id quod male possidetur eripit, ipsos quoque, cum necesse est, auctores in ordinem cogit.
En plus, comme nous voyons qu’il s’est produit que, dans presque tous les manuscrits, du moins dans beaucoup, les écrivains d’une même pièce sont rassemblés à proximité, mais que les noms de chacun sont omis ou peu à peu biffés, seule reste la faculté de jugement : celle qui, formée par le savoir, forte d’une intelligence personnelle et naturelle, replonge dans l’antiquité oubliée ; rend à chacun qui lui appartient ; enlève ce qui est mal acquis, pousse aussi les auteurs eux-mêmes à se mettre en ordre, quand c’est nécessaire.
Haec est quam nunc soli barbari oderunt : soli semidocti in contemptum adducunt, quia minimam illius partem tractant ; idque fere ad ostentationem.
C’est elle que maintenant seuls les barbares haïssent ; seuls les amateurs tiennent en mépris, parce qu’ils traitent une part minime de celle-ci ; et cela en général jusqu’à l’ostentation.
Il s’agit des vers 875-877 d’Hercule Furieux.Nam primum minime suo solum carmine protulit, ut vates alii solent, exemplum et Senecae dabo, “Thebis laeta dies adest: aram tangite supplices, pingues caedite victimas”.
Dans la tragédie latine, l’idée de la présence vengeresse post mortem d’Achille est toujours présente, mais l’auteur a supprimé le trait ovidien (« C’est pour le petit-fils d’Eaque j’ai été fécondée ») au profit de questions et d’exclamations – figures de discours – plus modérées. Or les figures attachées à la véhémence sont « l’apostrophe » et « l’interrogation incriminante » (Hermogène, De Ideis, 1.8.7) : c’est exactement ainsi que la réplique fonctionne, et c’est ce que souligne Heinsius.
Sur la uariatio, voir H. Vial (éd.) La variation : l'aventure d'un principe d'écriture, de l'Antiquité au XXIe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2014; et plus précisément dans les Mémamorphoses d’Ovide: (ead.) La métamorphose dans les Métamorphoses d'Ovide. Étude sur l’art de la variation, Paris, Belles Lettres, 2010.
Sur la uehementia, voir par exemple Michel Patillon (éd.) Corpus rhetoricum. Tome IV, Prolégomènes au De ideis. Les catégories stylistiques du discours (De Ideis) / Hermogène. Synopses des exposés sur les Ideai, Paris, Belles Lettres, 2012, où l’on voit que la véhémence, dans le système d’Hermogène, est une déclinaison de la grandeur, une des sept ideai principales chez Hermogène les six autres ideai étant : clarté, beauté, vivacité, éthos, sincérité, habileté), à côté de ses autres déclinaisons que sont la noblesse et l’expansion, la rudesse, l’éclat, et la vigueur.