Présentation du paratexte
Ces « préludes » en trois parties évacuent assez rapidement les questions traditionnelles, déjà traitées par d’autres, concernant la tragédie en général. Delrio préfère s’appesantir sur les tragiques, qu’il cite en nombre, et sur Sénèque. Il revient sur la question de l’Octavie et sur celle des deux Sénèque, citations des Anciens et des Modernes à l’appui.
Bibliographie :- Le Livre VI de la Poétique de Jules Cesar Scaliger (Hypercriticus) : traduction et critique / Catherine Caillou ; sous la direction de Pierre Laurens ; Thèse de 3e cycle, Études latines, Poitiers, 1988.
- Paré-Rey, Pascale, "Les éditions des tragédies de Sénèque conservées à la Bibliothèque nationale de France (XVe-XIXe s.)", in L’Antiquité à la BnF, 17/01/2018, https://antiquitebnf.hypotheses.org/1643
- Paré-Rey, Pascale, Histoire culturelle des éditions latines des tragédies de Sénèque, 1478-1878, Paris, Classiques Garnier, « Histoire culturelle » 20, 2023
Praeludia quaedam de tragoedia, tragicis et Seneca tragoediographo
Quelques préludes sur la tragédie, les tragiques, et Sénèque, auteur tragique
Tragoedia quid sit, a quo exculta, quot eius species, quae partes, quae personae sint, dicerem nisi id a multis [note marginale a : Bernardino Gellio, Daniele Gaietano, Benedicto Filologo, Lilio Gyraldo, et Sabino Florido], et quidem optime ab acerrimi iudicii, et maximae eruditionis uiro Iulo Scaligero [note marginale b : Artis poeticae lib. I, cap. 3, 68 et 97 ; lib. 7, cap. 4, 9, 11 et 16 ] factum fuisset ; qui quia non perinde de tragicis scripsit, id istum nos praestabimus.
Ce qu’est la tragédie, par qui elle a été perfectionnée, combien elle a de catégories, quelles sont ses parties, quels sont ses personnages, je le dirais, si ça n’avait pas été fait par beaucoup [note marginale a : Bernardinus Gellius, Danielus Gaietanus, Benedictus Filologus, Lilius Gyraldus, et Sabinus Floridus], et même excellemment par Jules Scaliger, homme d’un jugement très pointu et d’une parfaite culture [note marginale b : Art Poétique livre I, chapitre 3, 68 et 97 ; livre 7 chapitre 4, 9, 11 et 16] ; mais parce qu’il n’a pas écrit de traité sur les tragiques, c’est nous qui en fournirons un justement.
Tragici multi olim fuerunt.
Il y avait beaucoup de tragiques autrefois. 1
Volumnius quidam tuscas tragoedias composuit.2
Un certain Volumnius a écrit des tragédies étrusques.3
Latini tragoediographi a plerisque [note marginale c : Ascensio, S. Pompeio, Carrisio, Nonnio, Prisciano, Quintiliano, Suetonio, et aliis historicis et grammaticis] nominantur Liuius Andronicus, Lucius Accius, Ennius, Pacuuius, Varro, Iunius Gracchus (de quo tamen non est omnino certum tragoediasne quoque composuerit an uero e satyris aliquas tragoediarum nominibus inscripserit), Iulius Caesar, Quintus Cicero, Octauius Augustus, Marcus Attilius, Asinius Pollio, Marcus Aemilius Scaurus, Livius Varius, Ouidius, Caius Maecenas, Cassius Seuerus Parmensis, Marcus Annaeus Lucanus, Pomponius Secundus, et (ut omittam Varronem quemdam, et Bassum, quorum unum laudat, alterum Martialis ridet4) hic noster Seneca, quisquis ille fuit : siue, ut Petrarcha [note marginale d : eum sequitur Daniel Gaietanus] putabat, philosophus Neronis praeceptor ; sine, quod Ioanni Boccatio uerisimilius uidebatur, non ille, sed uel illius frater, secundum quosdam, uel, iuxta alio, filius, uel ex fratre nepos, quod plerique existimarunt, et mihi quoque magis probatur.
Les auteurs latins de tragédies sont énumérés chez la plupart [note marginale c : : Ascensius, Sextus Pompeius, Carrisius, Nonnius, Priscianus, Quintilien, Suétone et d’autres historiens et gramairiens] : Livius Andronicus, Accius, Ennius, Pacuvius, Varron, Junius Gracchus (dont il n’est pas absolument certain qu’il ait composé aussi des tragédies ou qu’il ait vraiment écrit, à partir de satires5, des pièces aux noms de tragédies), Jules César, Quintus Cicéron, Octave Auguste, Marcus Attilius, Asinius Pollion, Marcus Aemilius Scaurus, Varius, Ovide, Mécène, Cassius Sévérus Parmensis 6 , Lucain, Pomponius Secundus et (pour ne pas citer un certain Varron, et Bassus, respectivement loué et moqué par Martial ) 7, et notre Sénèque, quel qu’il soit : soit, comme le pensait Pétrarque8 [note marginale d : Daniel Gaietanus pense comme ce dernier], le philosophe précepteur de Néron 9 ; soit, ce qui semblait plus vraisemblable à Boccace10 ,non pas celui-là mais ou bien son frère, d’après certains, ou bien, selon d’autres, son fils, ou bien son neveu par son frère, ce que la plupart ont estimé, et qui est plus avéré pour moi aussi.
Sane ne Petrarchae assentiar, tragoedia penultima, cui nomen Octauia, facit : neque enim philosophus Seneca seipsum in ea tragoedia loquentem introduxisset neque tam libere Neronis uitia perstrinxisset.
L’avant-dernière tragédie, intitulée Octavie, fait que je ne m’accorde pas du tout avec Pétrarque : le philosophe Sénèque ne se serait jamais mis en scène lui-même comme personnage dans cette tragédie et il n’aurait jamais critiqué si librement les vices de Néron.
His accedit Martialis, qui duos Senecas agnoscit ; Sidonius quoque cecinit in hunc modum, de utroque
Seneca agens :
11
Là-dessus intervient
l’autorité de Martial, qui reconnaît deux Sénèque ; Sidoine a également chanté en
cette manière, en traitant de l’un et l’autre Sénèque :
Qui Sidonii locus tam apertus est, ut in alium sensum detorqueri nequeat.
Or ce passage de Sidoine est si clair qu’on ne peut l’infléchir vers une autre signification.
Nec uero illud admittendum putem, quod Marmita prodidit, has decem tragoedias diuersorum auctorum esse, et quidem, Octauia excepta, ceteras nouem tribui Senecae philosopho debere ; idque ait styli uarietatem diligenter intuentibus indicare.
Mais je ne penserais vraiment pas qu’il faille admettre ce qu’a proposé Marmitta 12 , c’est-à-dire que ces dix tragédies sont de différents auteurs, et certainement, à l’exception d’Octavie, qu’on doive attribuer les neufs autres au philosophe Sénèque ; il dit que c’est la variété du style qui l’indique à ceux qui regardent bien.
Ego sane me non assequi illam styli uarietatem, quam non magni pretii criticus comminiscitur, lubens agnosco ; imo, aut nihil uideo, tragoedia illa nona ceteris tam similis est, ut ouo, aut ficus ficui similior13 esse non possit.
Mais pour ma part, je reconnais volontiers que je ne trouve pas cette variété de style qu’un commentateur de peu de valeur imagine ; au contraire, soit je ne vois rien, et cette neuvième tragédie ressemble aux autres comme un œuf à un œuf, soit une figue ne pourrait davantage ressembler à une figue.14
Examinate sententiarum copiam et grauitatem, ordinem et texturam perpendite, styli et scribendi rationem phrasimque ipsam excutite ; causam non dico, quin male de me sententiatis, nisi confestim, quae affirmaui, uera esse comperietis.
Voyez l’abondance et le poids des sentences, appréciez la composition et la trame, examinez le style, l’art d’écrire et l’expression elle-même ; je ne plaide pas ma cause, que vous n’alliez mal me juger, sauf que vous vérifierez vite mes affirmations.
Nec uos moueat, quod extra choros uaria carminum genera frequenter inueniantur.
Et vous ne devez pas vous étonner de ce qu’on trouve des genres variés de vers en dehors des chœurs.
Fecit id ipsum Seneca, licet non tam saepe, in Hercule Œtaeo, in Thyeste, in Hippolyto, in Troadibus, in Medea.
Sénèque a bien pratiqué cela, sans doute non pas si souvent, dans Hercule sur l’Œta, Thyeste, Hippolyte, les Troyennes, et Médée. 15 Pensons par exemple aux anapestes de la monodie d’Hippolyte dans Phèdre, v. 1-84, aux tétramètres trochaïques catalectiques de Médée, v. 740-770, aux anapestes délivrés par Thyeste v. 920-969
Sed ad rem.
Mais revenons au sujet.
Vt ut est, solus hic superest ; solus effecit ne nullum tragoediographum latinum haberemus.
Quoi qu’il en soit, c’est le seul qui nous reste ; c’est lui seul qui a fait que nous ne soyons pas restés sans aucun des auteurs tragiques latins.
Melius actum cum Graecis, qui et tres tragicos retinerunt, et eos sine controuersia principes : Aeschylum, Sophoclem, Euripidem, quamquam ne ea quidem felicitas sit inoffensa ; tot namque in hoc genere Graecorum monumenta interierunt, ut plane ambigam, gratulari potius reipublicae litterariae, ob illos, quos dixi Graecos conseruatos, quam deplorare tot tragicorum, quot modo referam, interitum debeamus.
Cela c’est mieux passé avec les Grecs, qui ont gardé trois tragiques, et les meilleurs sans conteste : Eschyle, Sophocle, Euripide, bien que ce bonheur même ne soit pas sans tâche ; et en effet tant de monuments des Grecs en ce genre littéraire ont péri que j’ignore absolument si nous devons nous féliciter de ceux de la République des Lettres, que j’ai cités chez les Grecs, que nous avons conservés, plutôt que déplorer qu’un si grand nombre de tragiques, que je vais rappeler ci-dessous, ait péri.
Graeci olim tragoediographi fuerunt :
Thespis, Dicaeogenes, duo
Diogenes – Cynicus unus, et alter
Œnomaus (quem existimo Alexandrinum
illus fuisse, cuius Strabo meminit) –,
Bion, Alexander Pleuronius,
Demologus, Euphorion, Euripides – eius quem habemus patruus –,
Theogonis – non Megarensis ille, sed ab eo alter tragicus
haut magni pretii –, Iophon, frater Sophoclis, Philoxenus, Callimachus
iunior – cuius inter libellos octingentos tragoediae etiam aliquot
non malae nominantur –, Carcini duo – quorum alter
Agrigentinus, Atheniensis ciuis alter –,
Cephisodorus, Crates,
Cleophon, Dionysiades Mallotes,
Lycophron, Melitus,
Socratis ille accusator perfidus, Nicomachus
Atheniensis et Nicomachus Alexandrinus,
Epigenes Sicyonius – cuius fabula, si quibusdam credimus
adagio οὐδὲν πρὸς τὸν Διόνυσον
16
οἱ μὲν παρ’ οὐδὲν εἰσὶ, τοῖς δ’οὐδὲν μέλει
18
Il y avait autrefois des auteurs tragiques grecs : Thespis, Dicaeogénès, deux Diogène – le Cynique et Œnomaus (que je pense d’Alexandrie, dont Strabon fait mention) –, Bion, Alexandre Pleuronius, Demologus, Euphorion, Euripide – l’oncle paternel de celui que nous avons –, Théognis – non pas Théognis de Mégare, mais un homonyme postérieur, un tragique sans grande valeur - , Iophon , le frère de Sophocle, Philoxène, Callimaque le Jeune – dont sont énumérées des tragédies parmi ses huit-cents petits livres, et même un certain nombre qui ne sont pas mauvaises –, deux Carcinos – l’un d’Agrigente, l’autre citoyen Athénien –, Cesiphodorus, Cratès, Cléophon, Dionysiades Mallotès, Lycophron, Melitus, l’accusateur perfide de Socrate, Nicomaque d’Athènes et Nicomaque d’Alexandrie, Épigénès de Sicyone – dont l’adage « Rien pour Dionysos »19 , si nous en croyons certains, provient de sa pièce, mais que cependant, comme il est indiqué dans le lexique de la Souda, Théétète et Chamaeleon ont rejeté –, Pindare – non le fils de Scopelinos, mais selon des versions plus sûres, de Daiphantos ou de Pagonidas –, Pratinas Phliasius, Sacas, Rhiton de Tarente – qui est, à mon avis, l’auteur de ce « Les uns sont des zéros, et les autres s'en moquent » 20 , qu’on a chez Cicéron – , Alcimède de Mégare, Simonide Leoprepis – qui, a composé, entre autres nombreuses œuvres, aussi un certain nombre de tragédies –, Sofitheus et Soficlès, tous deux de Syracuse, qui ont tous deux utilisé le dialecte dorien dans leurs tragédies, Timesitheus, dont je trouve mentionnées treize tragédies, Philiscus de Corcyre, auteur de quarante-deux tragédies, et un autre Philiscus, d’Égine, lui aussi tragique, auteur de cinq, Philoclès, ou Philocholes, fils de Polypithos, Morsimus, fils de ce Philoclès, Philostrate de Lemnos, qui a écrit plus ou moins quarante-trois tragédies, deux Phrynichos, l’un fils de Polyphradmonos, l’autre de Mélanthas, Chaerillos d’Athènes, à qui les grammairiens attribuent plus de cent-cinquante tragédies, Alcée, Éphippe, Épicharme, Amphis, Silanion, Xenoclès d’Athènes, Dionysides d’Alexandrie.
Praeter hos et alios nonnullos inuenio hanc poetices partem magno studio excoluisse ueluti Astydamantes duos : maiorem Morsimi filium, Philoclis nepotem, qui cum tragoediae ducentas et quinquaginta composuisset, uicit quindecim tantummodo ; ac minorem huius filium, cuius fabulae praecipuae fuerunt : Palamedes, Tyro, Alcmene, Phoenix, Aiax Furiosus, Bellerophon, Hercules Satyricus et Epigoni.
Outre ceux-ci et quelques autres, je trouve que des poètes ont cultivé cette partie de la poétique avec une grande application, comme les deux Astydamante : l’Aîné, fils de Morsimus, le neveu de Philoclès, qui, alors qu’il aurait voulu composer deux-cent cinquante tragédies, n’en a achevé que quinze ; le Jeune, fils du premier, dont les principales pièces furent : Palamède, Tyro, Alcmène, Phoenix, Ajax le Furieux, Bellérophon, Hercule Satyre et les Épigones.
Inuenio inquam praeterea, Aristarchum Tegearem, Anaxandridem, Leonteum – quem Amaranthus [note marginale a : in lib. περὶ σκηνῆς] testatur Iubae regis familiarem fuisse21 –, Diodorum, Achaeum Eretriensem – qui secundum nonnullos fabulas (cum fabulas in his προλεγομένοις nomino, tragoedias intellige) edidit quadraginta quattuor –, Achaeum Syracusanum – cuius tragoediae decem commemorantur –, Euphantum Olynthium, Aristonem, Anaximandrum, Neophronem Sicyonium, Artabazem, teste Appiano Plutarchoque22, Armeniae regem, Lysippum, Autocratem, Heraclidem Ponticum, Arionem, Agathonem, Lucianum Pasiphontem, Apollodorum Tarsensem, Hipparchiam Metroclis sororem, Timones duos, Herillum, Alcestidem, Theopompum, Ionem, Theodectem, Homerum iuniorem Andromachi filium, Empedoclem (si Neanthis uera est opinio, nam Heraclides Serapionis filius, teste Diogene Laertio23, tragoedias quae Empedocli tribuuntur, alterius fuisse censuit) et Ezechielum quemdam, quem Iudaica Graecis fabulis comprehendisse24 Clemens Alexandrinus refert.
Je trouve en outre, dis-je, Aristarque Tégéarès, Anaxandridès, Leonteus – qui, au témoignage d’Amarante 25 [note marginale a : in lib. Peri skènès] était de l’entourage du roi Juba –, Diodore, Achaeus d’Erétrie – qui, selon certains, a publié quarante-quatre pièces (comprendre, avec le nom de « pièces » dans ses Prolégomènes, des « tragédies ») –, Euphante d’Olynthe, Ariston, Anaximandre, Néophron de Sicyone, Aristonymos, Artabaze – le roi d’Arménie, au témoignage d’Appien et de Plutarque –, Lysippe, Autocratès, Héraclide du Pont, Arion, Agathon, Lucien Pasiphontes, Apollodore de Tarse, Hipparque sœur de Metroclès, deux Timon, Herillus, Alcestidès, Théopompe, Ion, Theodocte, homère le Jeune fils d’Andromaque, Empédocle (si le jugement de Neanthès est vrai, car le fils d’Héraclide Sérapion, au témoignage de Diogène Laërce, a considéré que les tragédies qui sont attribuées à Empédocle sont d’un autre), et un certain Ézéchiel, dont Clément d’Alexandrie rapporte qu’il a inséré des Judaïques dans ses pièces grecques.
Sozomenus tradit Apollinarem Syrum sacras res tragoediae inclusisse, iisque Euripidem fuisse imitatum.26
Sozomène transmet qu’Apollon Syrien a inclus des faits sacrés dans ses tragédies, et qu’il y a imité Euripide.
A Petro Bembo [note marginale b : Epist. VI] tragoediae Nazianzeni fit mentio, quae exstat etiamnum hodie.
Pietro Bembo [livre VI des Epistulae / Epist. VI] fait mention d’une tragédie de Grégoire de Nazianze27 , qui demeure encore aujourd’hui.
Postremo Iulius
Pollux [note marginale c : Ὀνομαστικόν II] citat quemdam Dionem tragicum :
ἐν τῷ ἐπιγραφομένῳ Συνεκδημητικῷ
28
Enfin Julius Pollux [livre II de l’Onomastikon] cite un certain Dion le tragique : « dans son ouvrage intitulé Le guide du voyageur ».
Aristoles, auctore Laertio et Francisco Patritio Discussionum Peripateticarum libro 2 non modo περὶ ποιητῶν libro 3 et πραγματικὴς τέχνης ποιητκῆς libro 2 sed etiam τὰ ποιητικὰ composuit in quibus forte et tragoedias.29
Aristote, selon Laërce 30Voir la liste des œuvres qu’il énumère en 5, 21. et Francesco Patrizi 31 , au livre II des Conversations Péripatéticiennes, n’a pas seulement composé un Des Poètes (livre II) et un Art poétique (livre II) mais aussi des Poétiques (livre III), dans lesquels il y a peut-être aussi des tragédies.
Horum omnium nomina, nescio an mendo uacent, sic certe scripsi, ut in Graecorum commentariis, unde ea collegi, scripta offendi ; illud constat eorum, exceptis paucis quibusdam fragmentis, nihil non periisse ; quae iactura, quam dixi superius, Graecarum litterarum felicitatem multum funestat.
J’ai certes écrit les noms de tous ceux-là – sans certitude d’exactitude – comme je les ai trouvés écrits dans les commentaires des Grecs d’où je les ai tirés ; ce qui est établi c’est que, à l’exception de certains rares fragments, il n’est rien de cela qui n’ait pas disparu ; et cette perte, que nous avons évoquée ci-dessus, entache notablement le bonheur de la littérature grecque.
Huc accedit, quod tres illi, Aeschylus, Sophocles et Euripides, tam multi et male tractati ad nos peruenerint ; ut uix illi ipsi, si reuiuiscerent, hos suos foetus agnoscere possint.
A cela s’ajoute que ces trois, Eschyle, Sophocle, Euripide, nous sont parvenus si mutilés et si mal traités qu’eux-mêmes, s’ils ressuscitaient, auraient peine à reconnaître leur propre progéniture.
Ipsius praeterea Euripidis (ut de Aeschylo et Sophocle, quorum, Dii bona, quota aut quae pars superest ? taceam) longe interierunt plura, quam reliqua sunt ; supersunt, nisi me fallit memoria, fabulae omnimo decem et octo (Rhoesus enim Euripidis non est) quarum nomina non est necesse referre ; eorum autem, quae perierunt, longe maiorem esse numerum tam certum est quam quod certissimum
ne demeurent, si ma mémoire ne me trompe, que dix-huit pièces (le Rhesos en effet n’est pas d’Euripide) qu’il n’est pas nécessaire de nommer ; rien de plus certain que le nombre de ce qui est perdu est bien plus grand.
Nam Terentius
Varro prodidit said
32
De fait, Varron 33 met en avant qu’il a écrit soixante-quinze tragédies ; moi-même je pourrai recenser sans aucun embarras, en me fondant sur des auteurs fiables [note marginale a : Gellius, Macrobius, Strabon, Aristoteles, Plutarque, Galien, Athenaeus, Laerte, Pollux, Clement d’Alexandrie, Justin le martyre, le Second Philosophe, Joannes Stobaeus et le Lexique Suda], cinquante-cinq titres de ses pièces : et toutes sont soit d’Euripide le Jeune, soit même de l’Aîné dont nous avons fait mention ci-dessus ; en outre, certains menus morceaux nous ont été complètement volés par l’injustice du temps.
Istae quinquagintaquinque fabulae sit solius Euripidis iunioris, de quo nunc loquimur, fuerint, octodecim illis, quae exstant, additae, Varronis numerum una atque altera excepta aequant.
Si ces cinquante-cinq pièces sont d’Euripide le Jeune seul, dont nous parlons actuellement, en leur ajoutant les dix-huit qui restent, elles égalent le nombre donné par Varron, à l’exception de la première et de la seconde34
Nunc ad Senecam reuertamur, quem abunde a multorum maliuolorum calumniis uindicant, doctissimorum virorum, quae sequuntur, censurae ; quibus et aliorum quorumdam censuras addere possem, sed constitui non nisi eorum testimonia producere, quorum doctrina tam nota omnibus est, ut extra fortunae aleam eorum existimatio posita esse uideatur.
Mais revenons à Sénèque, largement affranchi des calomnies de nombreux malveillants par les jugements des savants qui suivent ; et j’aurais pu y ajouter les jugements de certains autres encore, mais j’ai décidé de produire seulement les témoignages de ceux dont la doctrine est si connue de tous que leur opinion semble avoir été construite en dehors de tout aléa de la fortune.
MARTIALIS
epigramma liber I :
35
36
Martial, Épigrammes, I
:
Sidonii
Apollinarii uerba supra posuimus, ideo non repetentur ; ad ea
Angelus Politianus respexisse in Nutricis de
Seneca nostro agens, ANGELUS
POLITIANUS :
39
Nous avons mis les
mots de Sidoine Apollinaire plus haut, c’est pourquoi ils ne sont pas répétés ; Ange
Politien semble les avoir eus en tête dans ses Nutricia40 en parlant de chez notre Sénèque, Ange Politien :
PETRUS
CRINITUS, liber 3, de Poetis latinis :
Lucius Annaeus Seneca, natione Hispanus
patria Cordubensis fuit ; inter eos poetas refertur, qui tragoedias
scripserunt, ut Pacuuius, Accius, Attilius et Pomponius
Secundus, qui eadem aetate floruit et
cum ipso Seneca paribus studiis
uersatus, in tragoediis faciendis41 ut
Fabius Quintilianus testatur ; in
magno pretio habitus est et ob elegantiam ingenii plurimum commendatus.
Scripsit tragoedias decem in quibus propter sublimitatem carminis
grauitatemque sententiarum non uulgarem laudem consecutus est, et si tempora
illa, in quae incidit, magna ex parte aduersa exstiterunt melioribus
disciplinis, in suis fabulis Euripidem atque
Aeschylum traditur imitatus, quae res
facile intellegitur ab iis qui paulo diligentius eas obseruabunt.
42
Pietro Crinito, de Poetis latinis, III : « Lucius Annaeus Sénèque était espagnol, d’origine cordouane ; il est énuméré parmi les poètes qui ont écrit des tragédies comme Pacuvius, Accius, Attilius et Pomponius Secundus, qui s’illustra à la même époque et se tourna vers les mêmes activités que ce Sénèque en question, en faisant des tragédies, ; il fut tenu en haute estime et vivement recommandé en raison du raffinement de son esprit. Il a écrit dix tragédies dans lesquelles, pour la sublimité de sa poésie et poids de ses pensées, il acquit une gloire peu commune, et si les temps dans lesquels il se trouva se révélèrent en grande partie hostiles aux disciplines supérieures, on rapporte qu’il imita Euripide et Eschyle dans ses pièces, ce que comprennent facilement ceux qui observeront un peu plus attentivement ces pièces. »
IULIUS SCALIGER,
Poetices libri 6 capituli 6 inquit :
Seneca seorsim suas tuetur partes : quem
nullo Graecorum maiestate inferiorem existimo, cultu uero ac nitore etiam
Euripide maiorem. Inuentiones sane
illorum sunt : at maiestas carminis, species, sonus, ispius. In quibus
Sophoclis se esse uoluit similiorem
frustra fuit.
43
Jules Scaliger,
Poetices libri, VI, 6 : « Sénèque joue son rôle à part : car je ne l’estime
inférieur en dignité à aucun des Grecs, mais même supérieur à Euripide par
l’élégance et l’éclat. Aux premiers reviennent vraiment des trouvailles, mais la
dignité de la poésie, les aspects visuels et sonores reviennent à ce dernier. Et
par ces aspects, il voulut ressembler à Sophocle, mais n’y parvint pas.
»
LILIUS
GYRALDUS in opere de Poetis, ait inter cetera : Fabius
Senecae tragoedias sua censura non uidetur
dignas putasse, licet alicubi Medea meminerit
; quod nonnulli existimant factum, quia Senecas oderat
; alii quoniam quo tempore Institutiones
Oratoriae a Fabio compositae
sunt, etiamnum noster poeta uiuebat.
44
Lilio Gregorio Giraldi , dit entre autres dans son De poetis : « Quintilien ne semble pas ne avoir considéré les tragédies dignes de son jugement, quand bien même il se souvient de Médée quelque part ; or certains estiment qu’il l’a fait parce qu’il détestait Sénèque ; d’autres, puisque l’Institution Oratoire a été composée par Quintilien à l’époque où notre poète vivait encore alors, » etc.
Georgius Fabricius in praefatione Senecae a se emendati, sic scribit : Relictus ex eorum scriptorum numero apud Latinos solus est, Lucius Annaeus Seneca, qui etiamsi Accio aut Pacuuio, antiqua illa grauitate, neruisque ac lacertis, et
incorrupta sermonis prisci puritate similis non sit, tamen in sententiis
concinnandis, et expoliendis uersibus multum elaborauit, captans facilitatem
quandam‚ naturae non inconuenientem, et, ut mihi uidetur, propemodum
popularem, ac ut propius dicam, Ouidianae
multis in locis similem. Dicere solitus fuit N.45 cum de antiquioribus loqueretur, se uina
uetustiora tanquam rancidula minus probare, quae tamen nonnullis uidentur
optima atque suauissima. Sentit cum eo Ludouicus Viues,
qui ideo Latinorum ueterum libros non conseruatos scribit, quod rudes atque
impoliti fuerint ; neque Fabius negat nitorem et summam manum in excolendis
operibus, ipsis defuisse46. Sed ut sensus in
diuersis raro est idem, sic sententia discrepans plerumque animaduertitur.
Idem in aliis sit artibus.
47
Georg Fabricius écrit ceci, dans sa préface au Sénèque qu’il a corrigé : « Mis à part du nombre de ces auteurs, seul reste chez les Latins Lucius Annaeus Sénèque, qui, même s’il est différent d’Accius ou de Pacuvius qui ont cette profondeur antique, des nerfs et des muscles, une pureté sans tache de l’expression, il s’est cependant beaucoup appliqué à ajuster ses sentences, à polir ses vers, et a atteint une certaine facilité qui ne dépare pas avec la nature, et, selon moi, presque populaire, et pour parler plus justement, semblable en maints endroits à la manière ovidienne. Philippe Mélanchthon homme très brillant, avait coutume de dire, quand il parlait des anciens, qu’il approuvait moins des vins assez vieux, pour ainsi dire un peu rances, qui paraissent cependant à quelques-uns les meilleurs et les plus doux. Juan Luis Vives Luis Vives 48 est du même avis , qui écrit que c’est pour cette raison que les livres des anciens latins n’ont pas été conservés, qu’ils furent bruts et mal dégrossis ; et Quintilien ne nie pas qu’il leur a manqué le brillant et la dernière main dans le polissage de leurs œuvres. Mais comme le ressenti est rarement identique sur des questions différentes, de même un sentiment divergent est la plupart du temps remarqué. C’est la même chose dans les autres arts » etc.
Et paulo post : Quocirca neс antiquis horror et grauitas‚ nec recentioribus lenitas
obest, quo minus in pretio sint, et ab omnibus legantur.
49
Et un peu après 50 : « En conséquence ni la sauvagerie et la profondeur des
anciens, ni la douceur des plus récents n’empêchent qu’ils soient moins estimés
et lus par tous. »
MARCI ANTONII MURETI
Variarum lectionum libri capituli II de Seneca nostro sunt haec : Et est profecto poeta ille praeclarior et uetusti sermonis diligentior,
quam quidam inepte fastidiosi suspicantur.
51
Chez Marc Antoine Muret, Variae lectiones, II, 4, on a ceci à propos de notre Sénèque : « Et c’est un poète plus brillant, et plus soigné dans le style ancien 52 que certains au dédain mal placé ne le soupçonnent. »
BARTHOLOMAEI RICCII de Senecae
censura ex libro I De imitatione
Comoediam subsequitur tragoedia, etsi scio alio ordine hanc natam esse.
In hac autem si meum iudicium libere proferam, uereor magnopere ne contra
multorum sententiam satis id possim sustinere ; nam secus quam ego sentio
multis iampridem persuasum esse intelligo. Sed ne ab hoc quoque deterrear
Nauagerius efficit, qui Terentio modo post multa saecula aduersus multorum
sententiam in comicis locum suum praeclare restituit. Secum igitur in hoc
genere fabulae plerique pessime actum esse grauiter queruntur, neque id
tamtum tragicorum paucitate, qui ad unum ex frequenti numero sunt redacti
(id enim incommodi cum aliis multis artibus illi commune accidisse aliquam
consolationem habere posset), sed quia, qui reliquus est, ita eius scripta
improbantur, ut ne digna quidem sint, quae perlegantur, nedum in ullum enim
tragicorum numerum perduxerint. Vtrum autem id ita iam uideamus. Tria sunt
quae tragoediae maxime conueniunt : expectatio, gestio, exitus ; horum nihil
in tot eius tragoediis desiderari uidetur ; summam enim hic auditori cum
magnarum rurerum excitat admirationem53 , tum illum
usque eo suspensum sustinet, ut quorsum tantus apparatus prius, quam ad rem
ipsam sit peruentum, minime sentiatur. Quod autem ad rei gestionem pertinet,
aut ea uerbis tantum explicatur aut etiam re ipsa ostenditur, et ut uera
ante oculos geritur. Dictionis quidem id genus est quod satis tolerabile
uideatur54, certe quicquid
habet minus purgatae locutionis et illi aetati et eius fortasse nationi
potuit condonari, aut tanti omnino esse non debuit, ut quae eius cetera
multa sunt optima tam inique ex hominum lectione quasi delerentur,
praesertim cum locutionis rationem paene totam aliunde petendam esse
praecipiamus. Alterum erat, cum res ante oculos, ut est prius uere
55 gesta, iterum quasi uere geritur ; in quo neque hic
exlex aut temerarius est actor ; nam etsi Medeam coram populo filios
necantem inducit, ut56 item Herculis a patre
furentis57 sagittis confossos, licere hoc quoque per
fabulae legem sunt qui grauissime testentur auctores et qui Graecam
scripsere fabulam hoc suo arbitratu factitasse constat. At Horatius in Latinis aliter sensit, ac etiam
rectius senserit et naturam suam et fortasse etiam sua tempora secutus, ab
horum spectaculorum immanitate abhorruerit : subsecuta est alia aetas et
alius scriptoribus animus est datus, certe neque Horatio iniuriam, neque mihi nouam legem facio, si ad duarum
legum alteram subscriptionem meam accommodo, eius non sequor. Quasi uero et
Terentius a comicorum lege non interdum
recedat, et non in fabulam bonam meretricem socrum nurus cupidam, ac prorsus
alienas personas ad quoddam certum tempus minime inepte introducat. Exitus
autem is est qui maxime tragoediis conuenit, luctuosus ; quin etiam si paulo
laetior adhibeatur, non is tamen est quo minus fabula probari possit.
Tragoediae una grauitas maxime propria est : haec aut personis aut re aut
uerbis ipsis contineri atque praestari solet. Quod autem ad personas eae
quidem in hanc sunt inductae, quae tragoediis conueniunt, regiae, magnae.
Res autem, nisi ea quoque, quae tragoedias excitet. Postremo uero sic
grauiter agit, ut neque rei uerba, neque uerbis res perampla deesse
uideatur. In re enim horribili ubi eius oratio non grauis ? Vbi non tristis
? Vbi non atrox ? Vbi autem remissa ? Vbi laeta ? Vbi placida ? Vbi denique
cum re tota non consentit atque conuenit optime ? Tragoediae uero
grauitatem, de qua nunc agitur, adiuuari imprimis grauitate sententiarum
nemo non intellegit. Quis autem uno Seneca
in sententiis est crebrior ? Quis etiam grauior ? Cum in eo quot uersus, tot
paene grauissimae sententiae numerentur, eaeque omnes et suo loco et cum
dignitate positae atque dictae sint ? Quanto tragoediae scriptor magis
misericordiam auditori commouebit, quanto rem crudeliorem ac magis atrocem
faciet : tanto ab hoc maiorem sibi plausum excitabit, tanto eius gratiam
inibit aequiorem. Ac Seneca cum id
exsequitur, usque eo partem illam integerrime praestat, ut miras inter
questus acclamationes auditori suo commoueat. Chori in tragoedia, nisi cum
re ipsa consentiant, nisi pleni sint sententiis, nisi aeque scelus atque
dignum est lamententur, aut contra uirtutem laudibus efferant paribus, ii
uitio aliquo carere non possunt : ubi autem hic noster legem eam non
diligenter custodiuerit, ac religiose conseruarit, ubi non ea omnia cumulate
praestiterit, ubi aliquid admiserit, exspecto qui me doceant : quod tantum
abest ut facile possint, ut (si cum hoc aliquando aequiore agant animo) in
iis ipsis choris scribendis Graecos omnes, qui exstant, superasse fateantur
necesse sit. Id uero mihi in hoc uiro permirum uidetur, quod cum tot
fabulas, easque tam copiose omnes perscripserit, nouus tamen semper
appareat, numquam sui similis, neque qui, quod a se antea sit dictum, alias
in alium item mutuetur locum : ut quasi amnem imitetur, cuius idem perpetuo
sit cursus, quae tamen aqua semel praeterlapsa est, numquam relabatur ; ut
inique atque haut scio an impie facere uideantur, qui tam ob paruam causam
unicum poetam ne legendum quidem esse contendant. Siquidem totum hominem
leuissima de causa prorsus tollere, belluarum magis quam hominis est omnino.
Equidem cum in hoc genere plures scripserint, ceterique omnes prorsus
interierint, resque tragica ad unum hunc redacta sit, huic, cui melior
fortuna perpercerit, ab hominibus quoque parcendum, atque in quem eum locum
ea ipsa posuerit fortuna, ab iis quoque retinendum esse facile
censeo.
58
Jugement sur Sénèque, de Bartolomeo Ricci, De imitatione, I : « La tragédie vient après la comédie, même si je sais que cette dernière est née selon une chronologie différente. Or pour celle-ci, si je pouvais avancer librement mon opinion, je crains vraiment, contre l’avis de beaucoup, que je ne puisse soutenir assez cette position, car je comprends que beaucoup sont convaincus depuis un moment par le contraire de ce que je ressens. Mais Navagero 59 a fait en sorte que je ne sois pas détourné de cela, lui qui a brillamment redonné à Térence sa place parmi les comiques de cette façon, après des siècles, en s’opposant à l’avis de beaucoup. La plupart se plaignent donc sérieusement que dans ce genre dramatique [tragique] ce se soit très mal passé, et cela non à cause seulement de la rareté des tragiques, qui ont été réduits, d’une foule, à un seul (on pourrait en effet se consoler de ce désagrément du fait que c’est fréquemment arrivé dans de nombreux autres arts), mais parce que les écrits de celui qui est resté sont critiqués, si bien qu’ils ne sont même pas dignes d’être lus, bien loin même qu’ils soient introduits à aucun nombre des tragiques. Voyons à présent s’il en est ainsi. Il est trois composantes qui conviennent le mieux à la tragédie : l’attente, l’exécution, le dénouement ; aucune d’elles ne semble manquer dans ses si nombreuses tragédies ; en effet l’attente d’une part éveille ici chez l’auditoire une immense admiration des grands événements, d’autre part maintient le suspense au point qu’on ne perçoit que très peu, avant qu’on soit parvenu au fait lui-même, ce vers quoi s’oriente sa si grande préparation. En ce qui concerne l’action, soit elle est déployée uniquement dans les mots, soit elle est aussi montrée dans les faits eux-mêmes, et est menée devant nos yeux comme si elle était réelle. Quant à son genre d’expression, il peut assurément passer pour tolérable ; mais ce qu’il a de moins châtié dans le style peut être mis sur le compte de l’époque et, peut-être, de sa région de naissance ; mais cela ne méritait pas aux nombreuses autres qualités qu’on y voit de se trouver éliminées si injustement de la lecture des hommes, d’autant que nous professons qu’il faut chercher ailleurs la justification de l’expression dans sa quasi-totalité. Il y avait l’autre genre d’expression, quand la chose, sous nos yeux, telle qu’elle s’est réellement accomplie auparavant, s’accomplit de nouveau : cas dans lequel l’acteur n’est là ni hors-la-loi ni téméraire, car même s’il met en scène Médée en train de tuer ses enfants en public, ou encore ceux d’Hercule furieux criblés des flèches de leur propre père, il est des auteurs qui attestent très sérieusement que cela aussi est permis par la loi dramatique, et il est clair que ceux qui ont écrit une pièce à la grecque ont été coutumiers du fait à leur gré. Mais Horace, chez les Latins, a un autre sentiment ; et il se peut même qu’il ait eu un sentiment plus juste et que, suivant sa propre nature et même son époque peut-être, il ait été horrifié par la monstruosité de ces spectacles ; mais une autre époque a suivi, et un autre esprit a été donné aux auteurs ; et je ne prétends ni faire injure à Horace ni me donner une nouvelle loi en condamnant la première loi sans suivre la sienne. En vérité, c’est comme si Térence ne se détachait pas parfois de la loi des comiques et ne mettait pas en scène dans sa pièce de façon très légèrement inappropriée, pour un certain temps défini, une bonne épouse, une belle-mère amie de sa bru, et des personnages absolument étrangers. Quant au dénouement, c’est celui qui convient le mieux à la tragédie, le funèbre : bien plus, s’il est un tant soit peu plus heureux, il n’empêche cependant pas qu’on puisse approuver la pièce. La gravité est l’unique qualité absolument caractéristique de la tragédie : elle est généralement contenue dans et donnée par les personnages, le sujet, ou les mots eux-mêmes. Pour les personnages, ceux qu’on y trouve sont ceux qui conviennent à la tragédie, royaux, grands. Pour le sujet, c’est celui, plus que tout autre, qui est propre à animer les tragédies. Enfin il a une telle gravité que les mots ne semblent pas faire défaut au sujet, ni le sujet, très vaste, faire défaut aux mots : sur un sujet horrible en effet, où ses répliques ne sont-elles pas graves ? où ne sont-elles affligées ? où ne sont-elles atroces ? et où sont-elles douces ? où sont-elles heureuses ? où sont-elles apaisées ? où ne sont-elles en consonance et en convenance parfaites avec le sujet en son entier ? En vérité, tout le monde comprend que la gravité de la tragédie, dont il s’agit ici, est avant tout soutenue par la gravité des sentences. Or qui est plus abondant en sentences que Sénèque ? qui est même plus grave, quand chez lui, les sentences les plus graves se comptent presque aussi nombreuses que les vers et se trouvent à leur place et sont énoncées de la façon qui convient ? Plus un auteur de tragédie suscitera la pitié de l’auditoire, plus il rendra le sujet cruel et atroce, et plus il provoquera de forts applaudissements pour lui, plus il connaîtra un succès mérité ; et Sénèque, quand il atteint ce but, assure pleinement cette partie au point de soulever des acclamations admirables, au milieu des gémissements, chez son auditoire. Les chœurs, dans la tragédie, à moins de s’accorder avec le sujet lui-même, à moins d’être remplis de sentences, à moins de pleurer le crime comme il convient, ou au contraire de porter aux nues la vertu avec des louanges équivalentes, ne peuvent pas échapper à quelque défaut ; or où notre auteur n’a-t-il pas observé cette loi scrupuleusement, où ne l’a-t-il pas conservée religieusement, où n’a-t-il pas pleinement fourni tous ces éléments, où a-t-il fait une exception ? j’attends qu’on me le montre : or non seulement cela ne leur sera pas facile mais même (s’ils avaient pour lui tant soit peu de bienveillance), ils avoueront nécessairement que dans l’écriture des chœurs eux-mêmes, il a surpassé tous les Grecs qui subsistent. Mais, à mon sens, le plus étonnant chez cet homme, c’est qu’avec toutes les pièces qu’il a écrites avec tant d’abondance, il apparaisse cependant toujours nouveau, jamais semblable à lui-même, et homme à ne jamais emprunter pour un autre passage ce qu’il a dit auparavant ailleurs, presque comme s’il imitait un fleuve, au cours toujours identique mais dont l’eau, après être passée, serait celle d’une rivière sans retour ; aussi, ils semblent agir de façon injuste et peut-être impie, ceux qui, devant un motif si dérisoire, proclament qu’on ne doit même pas lire un poète unique. Oui, à partir d’un motif extrêmement léger, supprimer absolument un homme entier, c’est en général le fait des bêtes plus que de l’homme. Certes, alors qu’ils ont été nombreux à écrire dans ce genre littéraire, que tous les autres ont entièrement disparu et que la poésie tragique a été réduite à cet unique auteur, celui qu’un bon coup de chance a épargné, il faut que les hommes aussi l’épargnent, et la place que lui a assignée la fortune elle-même, il faut qu’ils la lui laissent eux aussi volontiers, à mon avis. »
Lucretius, liber 3 :
60
Lucrèce, III :
. Les éditions de référence française (Belles Lettres, 1960) et anglaise Loeb Classical Library, 1980) éditent le texte que nous lisons chez Delrio, sauf pour le patrem du dernier vers :… unus colit hispidum Platonem Incassumque suum monet Neronem, Orchestram quatit alter Euripidis Dictum faecibus Aeschylum secutus Aut plaustris solitum sonare Thespin Qui post pulpita trita sub cothurno Ducebat olidae patrem capellae
… unus colit hispidum Platona incassumque suum monet Neronem, orchestram quatit alter Euripidis, pictum faecibus Aeschylon secutus aut plaustris solitum sonare Thespin, qui post pulpita trita sub cothurno ducebant olidae marem capellae.
(Οὐδὲν πρὸς Διόνυσον, id est Nihil ad Bacchum, ubi quis ea nugatur, quae ad rem praesentem nihil attinent)et rapporte la même source, Epigénès, via la Souda :
Suidas refert Epigenem quendam Sicyonum tragoediam de Baccho conscripsisse, quae cum indigna deo videretur, quosdam e spectatoribus acclamasse : Nihil ad Bacchum, eamque vocem in proverbium abiisse.